SATIRES - La vanité

Publié le par loveVoltaire

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LA VANITÉ.

 

 

(1)

 

 

– 1760 –

 

 

 

 

Qu’as-tu petit bourgeois (2) d’une petite ville ?

Quel accident étrange, en allumant ta bile,

A sur ton large front répandu la rougeur ?

D’où vient que tes gros yeux pétillent de fureur ?

Réponds donc. – L’univers doit venger mes injures (3) ;

L’univers me contemple, et les races futures

Contre mes ennemis déposeront pour moi.

 – L’univers, mon ami, ne pense point à toi,

L’avenir encor moins ; conduis bien ton ménage,

Divertis-toi, dors, sois tranquille, sois sage.

De quel nuage épais ton crâne est offusqué !

– Ah ! j’ai fait un discours, et l’on s’en est moqué.

Des plaisants de Paris j’ai senti la malice ;

Je vais me plaindre au roi, qui me rendra justice ;

Sans doute il punira ces ris audacieux.

– Va, le roi n’a point lu ton discours ennuyeux.

Il a trop peu de temps, et trop de soins à prendre,

Son peuple à soulager, ses amis à défendre,

La guerre à soutenir ; en un mot, les bourgeois

Doivent très rarement importuner les rois.

La cour te croira fou : reste chez toi, bonhomme.

– Non, je n’y puis tenir ; de brocards on m’assomme.

Les quand, les qui, les quoi, pleuvant de tous côtés (4),

Sifflent à mon oreille, en cent lieux répétés.

On méprise à Paris mes chansons judaïques,

Et mon Pater anglais (5), et mes rimes tragiques,

Et ma prose aux quarante ! Un tel renversement

D’un Etat policé détruit le fondement :

L’intérêt du public se joint à ma vengeance ;

Je prétends des plaisants réprimer la licence ;

Pour trouver bons mes vers il faut faire une loi ;

Et de ce même pas je vais parler au roi.

 

Ainsi, nouveau venu sur les rives de Seine,

Tout rempli de lui-même, un pauvre énergumène

De son plaisant délire amusait les passants.

Souvent notre amour-propre éteint notre bon sens ;

Souvent nous ressemblons aux grenouilles d’Homère,

Implorant à grands cris le fier dieu de la guerre,

Et les dieux des enfers, et Bellone, et Pallas,

Et les foudres des cieux, pour se venger des rats.

 

          Voyez dans ce réduit ce crasseux janséniste,

Des nouvelles du temps infidèle copiste (6),

Vendant sous le manteau ces mémoires sacrés

De bedeaux de paroisse, et de clercs tonsurés.

Il pense fermement, dans sa superbe extase,

Ressusciter les temps des combats d’Athanase.

Ce petit bel esprit (7), orateur du barreau,

Alignant froidement ses phrases au cordeau,

Citant mal à propos des auteurs qu’il ignore,

Voit voler son beau nom du couchant à l’aurore :

Ses flatteurs, à dîner, l’appellent Cicéron.

Berthier dans son collège est surnommé Varron (8).

Un vicaire à Chaillot croit que tout homme sage

Doit penser dans Pékin comme dans son village ;

Et la vieille badaude, au fond de son quartier,

Dans ses voisins badauds voit l’univers entier.

 

          Je suis loin de blâmer le soin très légitime

De plaire à ses égaux, et d’être en leur estime.

Un conseiller du roi, sur la terre inconnu,

Doit dans son cercle étroit, chez les siens bien venu,

Etre approuvé du moins de ses graves confrères ;

Mais on ne peut souffrir ces bruyants téméraires,

Sur la scène du monde ardents à s’étaler.

Veux-tu te faire acteur ? on voudra te siffler.

Gardons-nous d’imiter ce fou de Diogène,

Qui pouvant chez les siens, en bon bourgeois d’Athène,

A l’étude, au plaisir doucement se livrer.

Vécut dans un tonneau pour se faire admirer.

Malheur à tout mortel, et surtout dans notre âge,

Qui se fait singulier pour être un personnage (9) !

Piron seul eut raison, quand, dans un goût nouveau (10),

Il fit ce vers heureux, digne de son tombeau :

Ci-gît qui ne fut rien. Quoi que l’orgueil en dise,

Humains, faibles humains, voilà votre devise.

Combien de roi, grands dieux ! jadis si révérés,

Dans l’éternel oubli sont en foule enterrés !

La terre a vu passer leur empire et leur trône.

On ne sait en quel lieu florissait Babylone.

Le tombeau d’Alexandre, aujourd’hui renversé,

Avec sa ville altière a péri dispersé.

César n’a point d’asile où son ombre repose ;

Et l’ami Pompignan pense être quelque chose (11) !

 

 

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1 – Cette satire fut faite contre Le Franc de Pompignan, et parut, en juin 1760, comme étant l’œuvre d’un frère de la doctrine chrétienne. (G.A.)

 

2 – Un provincial, dans un mémoire, a imprimé ces mots : « Il faut que tout l’univers sache que leurs majestés se sont occupées de mon discours. Le roi l’a voulu voir ; toute la cour l’a voulu voir. » Il dit, dans un autre endroit, que « sa naissance est encore au-dessus de son discours. » Un frère de la doctrine chrétienne a trouvé peu d’humilité chrétienne dans les paroles de ce monsieur ; et, pour le corriger, il a mis en lumière ces vers chrétiens, applicables à tous ceux qui ont plus de vanité qu’il ne faut. (1760)

 

3 – Un provincial, dans un mémoire concernant une petite querelle académique, avait imprimé ces propres mots : « Il faut que tout l’univers sache que leurs majestés se sont occupées de mon discours à l’Académie. »

 

Et comme, dans ce discours, dont leurs majestés ne s’étaient point occupées, l’auteur avait insulté plusieurs académiciens, il n’est pas étonnant qu’il se soit attiré une petite correction dans la pièce de vers intitulée la Vanité. Car s’il est mal de commencer la guerre, il est très pardonnable de se défendre. (1771)

 

4 – Ce sont de petites feuilles volantes qui coururent dans Paris vers ce temps-là. (1771)

 

5 – C’est la prière de Pope, connue sous le nom de Prière du Déiste. Il est vrai qu’elle n’était pas chrétienne, mais elle était universelle. On ne s’en scandalisa point à Londres, non seulement parce qu’on était las de persécuter Pope, et surtout parce qu’il se trouve en Angleterre beaucoup plus de philosophes que de persécuteurs.

 

M. le Franc de Pompignan la traduisit en vers français ; mais après l’avoir traduite, il ne devait pas insulter tous les gens de lettres de Paris, dans son discours de réception à l’Académie française. Il pouvait faire sa cour sans insulter ses confrères. Ce discours fut la source de quantité d’épigrammes, de chansons et de petites pièces de vers, dont aucune ne touche à l’honneur, et qui n’empêchent pas, comme on l’a déjà dit ailleurs, que l’homme qui s’était attiré cette querelle ne pût avoir beaucoup de mérite. (1771) – Voyez aux FACÉTIES les pièces contre les Pompignan, et voyez une des notes du Russe à Paris. (G.A.)

 

6 – C’est le gazetier des Nouvelles ecclésiastiques ; on en a déjà parlé ailleurs.

 

C’est en effet une chose assez plaisante que l’importance mise par ce gazetier à ces petites querelles ignorées dans le reste du monde, méprisées dans Paris par tous les gens de bon sens, et connues seulement par ceux qui les excitaient, et par la canaille des convulsionnaires. Le gazetier ecclésiastique assura dans plusieurs feuilles que les temps d’Arius et d’Athanase avaient été moins orageux, et qu’on devait s’attendre aux événements les plus funestes, depuis qu’on avait mis un porte-dieu à Bicêtre, et un colporteur au pilori. (1771)

 

7 – Omer Joly de Fleury. (G.A.)

 

8 – Voyez aux FACÉTIES, la Relation de la maladie, etc. du frère Berthier. (G.A.)

 

9 – Allusion à Jean-Jacques Rousseau. (G.A.)

 

10 – Piron, auteur de la Métromanie, jolie pièce qui a eu beaucoup de succès. Il a fait son épitaphe, qui commence par ce vers :

 

 

Ci-gît, qui ? quoi ? ma foi, personne, rien. (1771.

 

11 – Voyez sur ce vers devenu proverbe, la lettre à Thieriot, 8 Décembre 1760. (G.A.)

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