CORRESPONDANCE avec D'ALEMBERT - Partie 15
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DE VOLTAIRE.
8 d’Octobre 1760.
J’ai eu, mon très cher maître, votre discours et M. de Maudave, et j’ai été bien content de l’un et de l’autre. Indépendamment de vos bontés pour moi, j’aime tout ce que vous faites ; vous avez un style ferme qui fait trembler les sots. Je vous sais bon gré de n’avoir pas mis la tragédie dans la foule des genres de poésie qu’on ne peut lire. Je vous prie, à propos de tragédie, de ne pas croire que j’aie fait Tancrède comme on le joue à Paris. Les comédiens m’ont cassé bras et jambes ; vous verrez que la pièce n’est pas si dégingandée. Heureusement le jeu de mademoiselle Clairon a couvert les sottises dont ces messieurs ont enrichi ma pièce, pour la mettre à leur ton. Nous l’avons jouée ici ; et, si vous y revenez, nous la jouerons pour vous. Vous seriez étonné de nos acteurs. Grâce au ciel, j’ai corrompu Genève, comme m’écrivait votre fou de Jean-Jacques. Il faut que je vous conte, pour votre édification, que j’ai fait un singulier prosélyte. Un ancien officier (1), homme de grande condition, retiré dans ses terres, à cent cinquante lieues de chez moi, m’écrit sans me connaître, me confie qu’il a des doutes, fait le voyage pour les lever, les lève, et me promet d’instruire sa famille et ses amis. La vigne du Seigneur n’est pas mal cultivée. Vous prenez le parti de rire, et moi aussi ; mais
En riant quelquefois on rase
D’assez près ces extravagants
A manteaux noirs, à manteaux blancs,
Tant les ennemis d’Athanase,
Honteux ariens de ce temps,
Que les amis de l’hypostase,
Et ces sots qui prennent pour base
De leurs ennuyeux arguments
De Baïus quelque paraphrase.
Sur mon bidet, nommé Pégase,
J’éclabousse un peu ces pédants ;
Mais il faut que je les écrase
En riant.
Laissons là ce rondeau : ce n’est pas la peine de le finir ; le temps est trop cher. M. le chevalier de Maudave m’a donné des commentaires sur le Veidam qui en valent bien d’autres. Il m’a donné de plus un dieu qui en vaut bien un autre ; c’est le Phallum (2). Il m’a l’air d’en porter sur lui une belle copie.
Duclos m’a envoyé le T pour rapetasser cette partie du Dictionnaire (3). Signa T supra caput dolentium. Je n’ai pas encore eu le temps d’y travailler ; il nous faut jouer la comédie deux fois par semaine. Nous avons eu dans notre trou quarante-neuf personnes à souper qui parlaient toutes à la fois, comme dans l’Ecossaise ; cela rompt le chaînon des études. Je donnerais ces quarante-neuf convives pour vous avoir. A propos, vous frondez la perruque de Boileau (4) ; vous avez la tête bien près du bonnet. S’il avait fait une épître à sa perruque, bon ; mais il en parle en un demi-vers pour exprimer en passant une chose difficile à dire dans une épître morale et utile.
Si j’ai le temps et le génie. Je ferai une épître à Clairon (5), et je vous promets de n’y point parler de ma perruque. Il n’y a point de metum Judœrum. Nous avons ici deux maîtres des requêtes qui m’ont annoncé M. Turgot. Nous allons avoir un conseiller de grand’chambre (6) : c’est dommage que Omer Joly de Fleury n’y vienne pas.
Luc est remonté sur sa bête, et sa bête est Daun (7).
Aimez-moi un peu, et, s’il y a à Paris quelque bonne et grave impertinence, ne me la laissez pas ignorer.
1 – Le marquis d’Argence de Dirac. (G.A.)
2 – Ou plutôt, Phallus. (G.A.)
3 – Il s’agit ici du Dictionnaire de l’Académie. On trouve les articles de Voltaire dans son Dictionnaire philosophique. (G.A.)
4 – Voyez les Réflexions sur la poésie, de d’Alembert. (G.A.)
5 – Voyez l’Epître à Daphné. (G.A.)
6 – L’abbé d’Espagnac. (G.A.)
7 – Général autrichien que Frédéric venait de battre. (G.A.)
DE D’ALEMBERT.
Paris, ce 18 d’Octobre 1760.
Je m’attendais bien, mon cher et grand philosophe, que vous seriez content de l’Indien que je vous ai adressé, et qui brûlait d’envie d’aller prendre vos ordres pour les bramines. A l’égard de mon discours, maître Aliboron, votre ami et le mien, n’en a pas pensé comme vous. Il ne l’a ni lu ni entendu ; et en conséquence il vient de faire deux feuilles contre moi que je n’ai aussi ni lues ni entendues, et dans lesquelles je sais seulement que vous avez votre part. Il prétend que, si votre siècle a des bontés pour vous, la postérité ne vous promet pas poires molles, et il vous met au-dessous de tous les poètes passés, présents et à venir, depuis Homère jusqu’à Pompignan. J’ai hésité si je vous annoncerais crûment cette humiliation ; mais je veux être l’esclave des triomphateurs romains, et vous apprendre à ne pas mettre au pilori, comme vous avez fait, l’honneur de la littérature française.
Je ne sais pas si les comédiens ont cassé bras et jambes à Tancrède ; mais je sais que, pour un roué, il avait encore très bonne grâce. Au reste je suis bien aise de vous apprendre encore, car je veux absolument vous humilier aujourd’hui, que l’on répète à cette occasion ce qu’on a dit régulièrement à chacune de vos pièces, que vous n’avez encore rien fait d’aussi faibles ; il est vrai qu’on dit cela les yeux gros, et cela doit essuyer les vôtres.
Vraiment, je vous félicite de tout mon cœur de la conquête (1) que vous venez de faire à la vigne du Seigneur. Depuis le voyage de la reine de Saba, il n’y en a point de plus édifiant que celui de ce bon gentilhomme qui fait cent cinquante lieues pour être bien sûr que deux et un font trois ; il est vrai que vous étiez fait, plus que personne, pour lui persuader que trois ne font qu’un ; car il a dû voir que vous en valiez bien trois autres.
Je ne doute point que vous ne conserviez précieusement le dieu que M. de Maudave vous a apporté des Indes. Ces gens-là sont plus sensés que nous ; nous avons fait notre dieu d’une gaufre ; les Indiens vont, comme Bartholomé, droit au solide.
. . . . . Priapum
Maluit esse deum.
HOR., sat. VIII.
C’est celui-là qu’on peut bien appeler Dieu le père.
Je passe à Boileau d’avoir parlé en vers de sa perruque, mais je ne lui passe pas de s’être donné là-dessus les violons. La poésie, quoi qu’il en dise, ne doit se permettre qu’à regret les petits détails qui ne valent pas la peine qu’ils donnent ; elle est faite pour exprimer de grandes choses, nobles et vraies. Si vous ne pensiez pas comme moi, je dirais que vous avez fait, comme M. Jourdain, de la prose sans le savoir.
Oui, en vérité, vous devez une épître à mademoiselle Clairon, et je ne vous laisserai point en repos que vous n’ayez acquitté cette dette. Je vous permets, pour vous mettre à votre aise, d’y parler de tout ce qu’il vous plaira, même de votre perruque ; et, s’il vous en faut encore une autre, je vous abandonne celles de Pompignan, Fréron et Trublet, que vous avez déjà si bien peignées.
M. Turgot m’écrit qu’il compte être à Genève vers la fin de ce mois ; vous en serez sûrement très content. C’est un homme d’esprit, très instruit et très vertueux, en un mot, un très honnête cacouac, mais qui a de bonnes raisons pour ne le pas trop paraître ; car je suis payé pour savoir que la caquouaquerie ne mène pas à la fortune, et il mérite de faire la sienne.
Comment diable, quarante-neuf convives à votre table, dont deux maîtres des requêtes et un conseiller de grand-chambre, sans compter le duc de Villars et compagnie !
Vous êtes donc comme le père de famille de l’Evangile, qui admet à son festin les clairvoyants et les aveugles, les boiteux et ceux qui marchent droit ? Votre maison va être comme la bourse de Londres ; le jésuite et le janséniste, le catholique et le socinien, le convulsionnaire et l’encyclopédiste vont bientôt s’y embrasser de bon cœur, et rire encore de meilleur cœur les uns des autres. Si vous pouviez encore engager Jean-Jacques Rousseau à venir à quatre pattes, de Montmorency à Genève, faire amende honorable à la comédie, en se redressant sur ses deux pieds de derrière pour jouer dans quelqu’une de vos pièces, ce serait vraiment là une belle cure, et plus belle que celle de votre campagnard nouveau converti ; mais je crois que pour Jean-Jacques l’heure de la grâce n’est pas encore venue.
Il me semble, comme à vous, que votre ancien disciple est un peu remonté sur sa bête ; mais je crains qu’elle ne soit encore un peu récalcitrante, et je ne le vois pas bien affermi sur ses étriers. Mais, à propos de bête, que dites-vous de la figure que nous faisons sur la nôtre ? Que dites-vous de ce fameux duc de Broglie,
Sage en projets, et vif dans les combats,
Qui va venger les malheurs de la France (2) ?
Il me semble qu’il perd sa réputation sou à sou ; c’est se ruiner assez platement.
En attendant nous avons perdu le Canada. Voilà le fruit de la besogne de ce grand cardinal (3), que vous appeliez si bien Margot la bouquetière, et dont j’osais dire autrefois, en lui entendant lire ses poésies, que, si on coupait les ailes aux Zéphirs et à l’Amour, on lui couperait les vivres. Nous ne nous attendions pas, vous et moi, qu’il nous prouverait un jour, par le traité de Versailles, que sa prose vaudrait encore moins que ses vers. Nous n’aurions pas cru cela lorsqu’il lisait à l’Académie son poème (4) contre les incrédules, pour attraper un petit bénéfice de l’archimage Yebor (5), qui l’écoutait en branlant sa vieille tête de singe, et qui semblait lui dire : « Non, non, vous n’aurez rien, quoi que vous en disiez : on ne m’attrape pas ainsi. » Que Dieu le bénisse, lui, ses vers, et sa prose ! On dit qu’il a permission d’aller se promener dans ses abbayes ; on aurait dû l’envoyer promener quatre ans plus tôt. Il ne reste plus qu’à savoir ce que nous allons devenir, et quel parti nous allons prendre.
Quand on a tout perdu, quand on n’a plus d’espoir,
La guerre est un opprobre, et la paix un devoir (6).
Quant à nos sottises intestines, elles commencent à foisonner un peu moins dans ce moment-ci. Il n’y a rien de nouveau, que je sache, du quartier général de l’Encyclopédie et de la Palissoterie. La philosophie est entrée en quartier d’hiver, Dieu veuille qu’on l’y laisse respirer !
Adieu, mon cher et illustre maître ; continuez à rire de tout ce qui se passe. J’en ris tout autant que vous, quoique je sois dans la poêle : heureux qui, comme vous, a trouvé moyen de sauter dehors ! Vous ne vous plaindrez pas que cette épître est une lettre de Lacédémonien ; pourvu qu’elle ne vous paraisse pas une lettre de Béotien, je serai consolé de mon bavardage.
A propos, vraiment j’oubliais de vous dire que je suis raccommodé, vaille que vaille, avec madame du Deffand ; elle prétend qu’elle n’a point protégé Palissot ni Fréron, et j’ai tout mis aux pieds, non du pendu (7), mais de Socrate. Ainsi qu’elle ne sache jamais ce que je vous avais écrit pour me plaindre d’elle ; cela me ferait de nouvelles tracasseries que je veux éviter.
1 – Le marquis d’Argence de Dirac. (G.A.)
2 – Vers du Pauvre Diable (voyez aux SATIRES). Broglie venait d’être battu. (G.A.)
3 – Bernis. (G.A.)
4 – La Religion vengée. (G.A.)
5 – Boyer, évêque de Mirepoix. (G.A.)
6 – Voyez Mérope, derniers vers du deuxième acte. (G.A.)
7 – Jésus-Christ. (G.A.)
DE VOLTAIRE.
17 de Novembre 1760.
Mon cher maître, mon digne philosophe, je suis encore tout plein de M. Turgot. Je ne savais pas qu’il eût fait l’article Existence : il vaut encore mieux que son article. Je n’ai guère vu d’homme plus aimable ni plus instruit ; et, ce qui est assez rare chez nos métaphysiciens, il a le goût le plus fin et le plus sûr. Si vous avez plusieurs sages de cette espèce dans votre secte, je tremble pour l’infâme, elle est perdue dans la bonne compagnie. M. Deleyre (1) n’est pas encore venu chez les fidèles des Délices ; s’il y vient, il sera reçu comme un initié chez ses frères. Il me paraît que l’infant parmesan sera bien entouré. Il aura un Condillac et un Deleyre ; si avec cela il est bigot, il faudra que la grâce soit forte.
Vous n’aurez ni échafaud ni potence à Tancrède, mais vous aurez une grande bière et un drap mortuaire à la Belle pénitente (2) ; ainsi consolez-vous.
Si vous voyez notre diaconesse madame du Deffand, saluez-là pour moi en Belzébuth ; dites-lui que je ne sais plus comment faire pour lui envoyer des infamies. Il devient plus difficile que jamais de confier de gros paquets à la poste. J’aurai l’honneur de lui écrire incessamment. Ce qui me manque le plus dans ma retraite, c’est le loisir. Il faut que je plante, et le czar Pierre me lutine (3) ; je ne sais comment m’y prendre avec monsieur son fils ; je ne trouve point qu’un prince mérite la mort pour avoir voyagé de son côté, quand son père courait du sien, et pour avoir aimé une fille quand son père avait la gonorrhée.
Luc me mande (4) qu’il est un peu scandalisé que j’aie fait, dit-il, l’histoire des loups et des ours : cependant ils ont été à Berlin des ours très bien élevés.
Nous attendons demain les détails de la bataille entre Luc et le Cunctateur. On dit que Fabius a tué beaucoup de Prussiens, fait trois mille prisonniers, pris trente drapeaux. Il court un bruit que Luc, après sa défaite, a donné le lendemain un second combat, et qu’il a eu l’avantage. Tous ces illustres massacres ne sont pas tirés au clair ; mais le résultat presque infaillible de cette guerre sera que les philosophes perdront un protecteur de la philosophie. Ce protecteur est un peu malin et dangereux, mais enfin c’était un bon appui pour les fidèles. Travaillez, mon cher Paul, à la vigne du Seigneur. Un homme de votre trempe fait plus de bien que cent sots ne font de mal. C’est un grand plaisir de voir croître son petit troupeau. Vous ne serez point mordu des loups, vous êtes aussi sage qu’intrépide. Vous ne vous commettez point, vous ne jetez la semence que dans le bon terrain. Que Dieu répande ses saintes bénédictions sur vous et les vôtres ! Mille respects à madame du Deffand. Comptez qu’il y a peu de femmes qui aient autant d’esprit qu’elle. Il faut qu’elle aime les frères de tout son cœur, et comme je vous aime.
1 – Auteur de l’article FANATISME dans l’Encyclopédie. (G.A.)
2 – Caliste, tragédie de Colardeau. (K.)
3 – Voltaire travaillait alors à son Histoire de Russie. (G.A.)
4 – Voyez la lettre du roi de Prusse, du 31 Octobre 1760. (G.A.)