FACETIE : Histoire du docteur AKAKIA - Partie 1

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HISTOIRE DU DOCTEUR AKAKIA

 

 

ET DU NATIF DE SAINT-MALO.

 

 

 

 

 

  1752/1753 

 

 

 

 

 

[Voici une des plus fameuses bouffonneries voltairiennes. C’est sous ce titre de, Histoire du docteur Akakia et du natif de Saint-Malo, qu’en 1753, l’auteur réunit tous ses opuscules publiés contre Maupertuis à propos de la querelle de ce savant avec Kœnig. Il n’y ajouta que deux alinéas d’introduction et quelques phrases de raccord.

 

Consultez sur cette affaire les Mémoires de Voltaire et son Commentaire historique. ] (G.A.)

 

 

 

 

_________

 

 

 

 

          Le natif de Saint-Malo (1) ayant été attaqué longtemps d’une maladie chronique appelée en grec philotimie (2), et par d’aucuns philocatrie (3), elle lui porta si violemment au cerveau, et il eut de tels accès qu’il écrivit contre les médecins et contre les preuves de l’existence de Dieu (4). Tantôt il s’imaginait qu’il perçait la terre jusqu’au centre, tantôt qu’il bâtissait une ville latine. Quelquefois même il avait des révélations sur la connaissance de l’âme en disséquant des singes. Enfin il en vint au point de se croire une fois plus grand qu’un géant du siècle passé, nommé Leibnitz, quoiqu’il n’eût pas tout à fait cinq pieds de haut. Un de ses anciens camarades, Suisse de nation (5), professeur à La Haye, touché de son triste état, alla le voir pour lui montrer sa juste mesure. Le natif de Saint-Malo, au lieu de reconnaître l’important service du Suisse, le déclara faussaire, et perturbateur de la Morotimie (6).

 

          Le médecin Akakia (7), voyant que le natif de Saint-Malo était parvenu à son dernier période (*), composa pour sa guérison le petit remède anodin suivant, qu’il lui fit présenter secundium arlem, avec toute la discrétion imaginable, pour ne pas effaroucher les humeurs peccantes.

 

 

 

 

 

DIATRIBE DU DOCTEUR AKAKIA, MÉDECIN DU PAPE.

 

(8)

 

 

 

          Rien n’est plus commun aujourd’hui que de jeunes auteurs ignorés, qui mettent sous des noms connus des ouvrages peu dignes de l’être. Il y a des charlatans de toute espèce. En voici un qui a pris le nom d’un président d’une très illustre académie (9), pour débiter des drogues assez singulières. Il est démontré que ce n’est pas le respectable président qui est l’auteur des livres qu’on lui attribue ; car cet admirable philosophe qui a découvert que la nature agit toujours par les lois les plus simples (10), et qui ajoute si sagement qu’elle va toujours à l’épargne, aurait certainement épargné au petit nombre de lecteurs capables de le lire, la peine de lire deux fois la même chose dans le livre intitulé ses Œuvres, et dans celui qu’on appelle ses Lettres. Le tiers au moins de ce volume est copié mot pour mot dans l’autre. Ce grand homme, si éloigné du charlatanisme, n’aurait point donné au public des lettres qui n’ont été écrites à personne, et surtout ne serait point tombé dans certaines petites fautes qui ne sont pardonnables qu’à un jeune homme.

 

          Je crois, autant qu’il est possible, que ce n’est point l’intérêt de ma profession qui me fait parler ici ; mais on me pardonnera de trouver un peu fâcheux que cet écrivain traite les médecins comme ses libraires. Il prétend nous faire mourir de faim. Il ne veut pas qu’on paie les médecins, quand malheureusement le malade ne guérit point. On ne paie point, dit-il (11), un peintre qui a fait un mauvais tableau. O jeune homme ! que vous êtes dur et injuste ! Le duc d’Orléans, régent de France, ne paya-t-il pas magnifiquement le barbouillage dont Coypel orna la galerie du Palais-Royal ? Un client prive-t-il d’un juste salaire son avocat, parce qu’il a perdu sa cause ? Un médecin promet ses soins, et non la guérison. Il fait ses efforts, et on les lui paie. Quoi ! seriez-vous jaloux, même des médecins ?

 

          Que dirait, je vous prie, un homme qui aurait, par exemple, douze cents ducats de pension (12) pour avoir parlé de mathématique et de métaphysique, pour avoir disséqué deux crapauds, et s’être fait peindre avec un bonnet fourré, si le trésorier venait lui tenir ce langage : Monsieur, on vous retranche cent ducats pour avoir écrit qu’il y a des astres faits comme des meules de moulin ; cent autres ducats pour avoir écrit qu’une comète viendra voler notre lune, et porter ses attentats jusqu’au soleil même ; cent autres ducats pour avoir imaginé que des comètes toutes d’or et de diamant tomberont sur la terre : vous êtes taxé à trois cents ducats pour avoir affirmé que les enfants se forment par attraction dans le ventre de la mère (13), que l’œil gauche attire la jambe droite (14), etc. ? On ne peut vous retrancher moins de quatre cents ducats, pour avoir imaginé de connaitre la nature de l’âme par le moyen de l’opium, et en disséquant des têtes de géants, etc. Il est clair que le pauvre philosophe perdrait de compte fait toute sa pension. Serait-il bien aise après cela que nous autres médecins, nous nous moquassions de lui, et que nous assurassions que les récompenses ne sont faites que pour ceux qui écrivent des choses utiles, et non pas pour ceux qui ne sont connus dans le monde que par l’envie de se faire connaître ?

 

          Ce jeune homme inconsidéré reproche à mes confrères les médecins de n’être pas assez hardis. Il dit que c’est au hasard et aux nations sauvages qu’on doit les seuls spécifiques connus, et que les médecins n’en ont pas trouvé un. Il faut lui apprendre que c’est la seule expérience qui a pu enseigner aux hommes les remèdes que fournissent les plantes. Hippocrate, Boerhaave, Chirac et Senac n’auraient jamais certainement deviné, en voyant l’arbre du quinquina, qu’il doit guérir la fièvre, ni en voyant la rhubarbe, qu’elle doit purger, ni en voyant des pavots, qu’ils doivent assoupir. Ce qu’on appelle hasard peut seul conduire à la découverte des propriétés des plantes, et les médecins ne peuvent faire autre chose que de conseiller ces remèdes suivant les occasions. Ils en inventent beaucoup avec le secours de la chimie. Ils ne se vantent pas de guérir toujours ; mais ils se vantent de faire tout ce qu’ils peuvent pour soulager les hommes. Le jeune plaisant qui les traite si mal a-t-il rendu autant de services au genre humain que celui qui tira, contre toute apparence, des portes du tombeau le maréchal de Saxe après la victoire de Fontenoy ?

 

          Notre jeune raisonneur prétend qu’il faut que les médecins ne soient plus qu’empiriques, et leur conseille de bannir la théorie. Que diriez-vous d’un homme qui voudrait qu’on ne se servît plus d’architectes pour bâtir des maisons, mais seulement de maçons qui tailleraient des pierres au hasard ?

 

          Il donne aussi le sage conseil de négliger l’anatomie. Nous aurons cette fois-ci les chirurgiens pour nous. Nous sommes seulement étonnés que l’auteur qui a eu quelques petites obligations aux chirurgiens de Montpellier, dans des maladies qui demandaient une grande connaissance de l’intérieur de la tête et de quelques autres parties du ressort de l’anatomie, en ait si peu de reconnaissance.

 

          Le même auteur, peu savant apparemment dans l’histoire, en parlant de rendre les supplices des criminels utiles, et de faire sur leurs corps des expériences, dit que cette proposition n’a jamais été exécutée : il ignore ce que tout le monde sait, que du temps de Louis XI on fit pour la première fois en France, sur un homme condamné à mort, l’épreuve de la taille ; que la feue reine d’Angleterre fit essayer l’inoculation de la petite-vérole sur quatre criminels, et qu’il y a d’autres exemples pareils.

 

          Mais si notre auteur est ignorant, on est obligé d’avouer qu’il a en récompense une imagination singulière. Il veut, en qualité de physicien, que nous nous servions de la force centrifuge pour guérir une apoplexie, et qu’on fasse pirouetter le malade. L’idée, à la vérité, n’est pas de lui  mais il lui donne un air fort neuf.

 

          Il nous conseille d’enduire un malade de poix-résine, ou de percer sa peau avec des aiguilles. S’il exerce jamais la médecine, et qu’il propose de tels remèdes, il y a grande apparence que ses malades suivront l’avis qu’il leur donne de ne point payer le médecin.

 

          Mais ce qu’il y a d’étrange, c’est que ce cruel ennemi de la Faculté, qui veut qu’on nous retranche notre salaire si impitoyablement, propose, pour nous adoucir, de ruiner les malades. Il ordonne (car il est despotique) que chaque médecin ne traite qu’une seule infirmité ; de sorte que si un homme  a la goutte, la fièvre, le dévoiement, mal aux yeux, et mal à l’oreille, il lui faudra payer cinq médecins au lieu d’un ; mais peut-être aussi que son intention est que nous n’ayons chacun que la cinquième partie de la rétribution ordinaire : je reconnais bien là sa malice. Bientôt on conseillera aux dévots d’avoir des directeurs pour chaque vice, un pour l’ambition sérieuse des petites choses, un pour la jalousie cachée sous un air dur et impérieux, un pour la rage de cabaler beaucoup pour des riens, un pour d’autres misères. Mais ne nous égarons point, et revenons à nos confrères.

 

          Le meilleur médecin, dit-il, est celui qui raisonne le moins (15). Il paraît être en philosophie aussi fidèle à cet axiome que le père Canaye l’était en théologie (16) : cependant, malgré sa haine contre le raisonnement, on voit qu’il a fait de profondes méditations sur l’art de prolonger la vie. Premièrement, il convient avec tous les gens sensés, et c’est de quoi nous le félicitons, que nos pères vivaient huit à neuf cents ans.

 

          Ensuite, ayant trouvé tout seul, et indépendamment de Leibnitz, que « la maturité n’est point l’âge de la force, l’âge viril, mais que c’est la mort. » il propose de reculer ce point de maturité (17), « comme on conserve des œufs en les empêchant d’éclore. » C’est un beau secret, et nous lui conseillons de se faire bien assurer l’honneur de cette découverte dans quelque poulailler, ou par sentence criminelle de quelque académie.

 

          On voit, par le compte que nous venons de rendre, que si ces lettres imaginaires étaient d’un président, elles ne pourraient être que d’un président de Bedlam (18), et qu’elles sont incontestablement, comme nous l’avons dit, d’un jeune homme qui s’est voulu parer du nom d’un sage, respecté, comme on sait, dans toute l’Europe, et qui a consenti d’être déclaré grand homme. Nous avons vu quelquefois au carnaval, en Italie, Arlequin à la manière dont il donnait la bénédiction. Tôt ou tard on est reconnu ; cela rappelle une fable de La Fontaine (livre V, fable XXI) :

 

 

Un petit bout d’oreille échappé par malheur

Découvrit la fourbe et l’erreur.

 

 

          Ici l’on voit des oreilles tout entières.

 

          Tout considéré, nous déférons à la sainte inquisition le livre imputé au président, et nous nous en rapportons aux lumières infaillibles de ce docte tribunal, auquel on sait que les médecins ont tant de foi (19).

 

 

 

 

 

DÉCRET DE L’INQUISITION DE ROME.

 

 

 

          Nous, P. Pancrace, etc., inquisiteur pour la foi, avons lu la Diatribe de monsignor Akakia, médecin ordinaire du pape, sans savoir ce que veut dire Diatribe, et n’y avons rien trouvé de contraire à la foi ni aux décrétales. Il n’en est pas de même des Œuvres et Lettres du jeune inconnu déguisé sous le nom d’un président.

 

          Nous avons, après avoir invoqué le Saint-Esprit, trouvé dans les œuvres, c’est-à-dire dans l’in-4°, de l’inconnu, force propositions téméraires, malsonnantes, hérétiques et sentant l’hérésie. Nous les condamnons collectivement, séparément, et respectivement.

 

          Nous anathématisons spécialement et particulièrement l’Essai de Cosmologie, où l’inconnu, aveuglé par les principes des enfants de Bélial, et accoutumé à trouver tout mauvais, insinue, contre la parole de l’Ecriture, que c’est un défaut de providence que les araignées prennent les mouches, et dans laquelle Cosmologie l’auteur fait ensuite entendre qu’il n’y a d’autre preuve de l’existence de Dieu, que dans Z égal à B C, divisé par A plus B. Or ces caractères étant tirés du Grimoire, et visiblement diaboliques, nous les déclarons attentatoires à l’autorité du saint-siège.

 

          Et comme, selon l’usage, nous n’entendons pas un mot aux matières qu’on nomme de physique, mathématique, dynamique, métaphysique, etc., nous avons enjoint aux révérends professeurs de philosophie du collège de la Sapience d’examiner les Œuvres et les lettres du jeune inconnu, et de nous en rendre un compte fidèle. Ainsi Dieu leur soit en aide.

 

 

 

 

 

JUGEMENT DES PROFESSEURS DU COLLÈGE DE LA SAPIENCE.

 

 

 

1°/ Nous déclarons que les lois sur le choc des corps parfaitement durs sont puériles et imaginaires, attendu qu’il n’y a aucun corps connu parfaitement dur, mais bien des esprits durs sur lesquels nous avons en vain tâché d’opérer.

 

2°/ L’assertion que « le produit de l’espace par la vitesse est toujours un minimum » nous a semblé faussé ; car ce produit est quelquefois un maximum, comme Leibnitz le pensait et comme il est prouvé. Il paraît que le jeune auteur n’a pris que la moitié de l’idée de Leibnitz ; et en cela nous le justifions de n’avoir eu jamais une idée de Leibnitz tout entière.

 

 

3°/ Nous adhérons en outre à la censure que monsignor Akakia, médecin du pape, et tant d’autres, ont faite des œuvres du jeune pseudonyme, et surtout de la Vénus physique. Nous conseillons au jeune auteur, quand il procédera avec sa femme (s’il en a une) à l’œuvre de la génération, de ne plus penser que l’enfant se forme dans l’utérus par le moyen de l’attraction ; et nous l’exhortons, s’il commet le péché de la chair, à ne pas envier le sort des colimaçons en amour, ni celui des crapauds, et à imiter moins le style de Fontenelle, quand la maturité de l’âge aura formé le sien.

 

Nous venons à l’examen des Lettres, que nous avons jugées contenir, par un double emploi vicieux, presque tout ce qui est dans les Œuvres ; et nous l’exhortons à ne plus débiter deux fois la même marchandise sous des noms différents, parce que cela n’est pas d’un honnête négociant comme il devrait l’être.

 

 

 

DOCTEUR AKAKIA - 1

 

 

 

1 – Maupertuis, né à Saint-Malo le 28 Septembre 1698. (G.A.)

 

2 – Amour des honneurs. (G.A.)

 

3 – Amour du pouvoir. (G.A.)

 

4 – Voyez le troisième des Articles de journaux. (G.A.)

 

5 – Kœnig n’était pas Suisse, mais Allemand. (G.A.)

 

6 – Dignité des sots. (G.A.)

 

7 – Akakia est la traduction grecque du mot composé Sans-Malice, nom d’une célèbre famille de médecins français qui tous furent professeurs au collège de chirurgie depuis François 1er jusqu’à Louis XIV. (G.A.)

 

(*) Subst. masc., vieilli, littér. Phase, degré (de quelque chose, de l'évolution de quelque chose); moment (de la vie de quelqu'un). Depuis ce période obscur de la première enfance (COURNOT, Fond. connaiss., 1851p. 122).

 

8 – Cette diatribe est le premier pamphlet contre Maupertuis. Frédéric II la fit brûler par le bourreau le 24 Décembre 1752 (voyez les Mémoires de Voltaire). Réimprimée en 1756 dans la collection des Œuvres, elle fut précédée de l’Avertissement que voici :

 

 

« Cette plaisanterie a été si souvent imprimée, qu’on n’a pas dû l’omettre dans ce recueil. C’est un badinage innocent sur un livre ridicule du président d’une académie, lequel parut à la fin de 1752. C’était une chose fort extraordinaire qu’un philosophe assurât qu’il n’y a d’autre preuve de l’existence de Dieu qu’une formule d’algèbre ; que l’âme de l’homme, en s’exaltant, peut prédire l’avenir ; qu’on peut se conserver la vie trois ou quatre cents ans en se bouchant les pores. Plusieurs idées non moins étonnantes étaient prodiguées dans ce livre.

 

Un mathématicien de La Haye ayant écrit contre la première de ces propositions, et ayant relevé cette erreur de mathématique, cette querelle occasionna un procès dans les formes, que le président lui intenta devant la propre académie qui dépendait de lui, et il fit condamner son adversaire comme faussaire.

 

Cette injustice souleva toute l’Europe littéraire : c’est ce qui donna occasion à la petite feuille qui suit. C’est une continuelle allusion à tous les passages du livre dont le public se moquait. On y fait d’abord parler un médecin, parce que dans ce livre il était dit qu’il ne fallait point payer son médecin quand il ne guérissait pas. » (G.A.)

 

9 – Académie de Berlin. (G.A.)

 

10 – Principe de la moindre action. (G.A.)

 

11 – Page 124.

 

12 – Chiffre de la pension de Maupertuis. (G.A.)

 

13 – Dans les Œuvres et les Lettres de M. de Maupertuis.

 

14 – Voyez la Vénus physique.

 

15 – Dans une lettre à madame Denis, 1er octobre 1752. Voltaire prétend que Maupertuis avait été, vingt ans auparavant enchaîné comme fou à Montpellier. (G.A.)

 

16 – « Et qui observe le plus, » ajoute Maupertuis. (G.A.)

 

17 – « Point de raison ! » dit le P. Canaye dans la Conversation du maréchal d’Hocquincourt par Saint-Evremond. (G.A.)

 

18 – Les Petites-Maisons à Londres.

 

19 – Cet alinéa est une soudure de 1756. (G.A.)

 

 

 

 

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