FACETIE : Histoire du docteur AKAKIA - Partie 2

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HISTOIRE DU DOCTEUR AKAKIA

 

 

ET DU NATIF DE SAINT-MALO.

 

 

 

 

 

  PARTIE 2 

 

 

______

 

 

 

 

EXAMEN DES LETTRES D’UN JEUNE AUTEUR DÉGUISÉ

SOUS LE NOM D’UN PRÉSIDENT.

 

 

 

1°/ Il faut d’abord que le jeune auteur apprenne que la  prévoyance (1) n’est point appelée dans l’homme prévision ; que ce mot prévision est uniquement consacré à la connaissance par laquelle Dieu voit l’avenir. Il est bon qu’il sache la force des termes avant de se mettre à écrire. Il faut qu’il sache que l’âme ne s’aperçoit point elle-même : elle voit des objets, et ne se voit pas ; c’est là sa condition. Le jeune écrivain peut aisément réformer ces petites erreurs.

 

2°/ Il est faux que « la mémoire nous fasse plus perdre que gagner ». Le candidat doit apprendre que la mémoire est la faculté de retenir des idées, et que sans cette faculté on ne pourrait pas seulement faire un mauvais livre, ni même presque rien connaître, ni se conduire sur rien, qu’on serait absolument imbécile : il faut que ce jeune homme cultive sa mémoire.

 

3°/ Nous sommes obligés de déclarer ridicule cette idée, que « l’âme est comme un corps qui se remet dans son état après avoir été agité, et qu’ainsi l’âme revient à son état de contentement ou de détresse, qui est son état naturel. » Le candidat s’est mal exprimé. Il voulait dire apparemment que chacun revient à son caractère ; qu’un homme, par exemple, après s’être efforcé de faire le philosophe, revient aux petitesses ordinaires, etc. Mais des vérités si triviales ne doivent pas être redites : c’est le défaut de la jeunesse de croire que des choses communes peuvent recevoir un caractère de nouveauté par des expressions obscures.

 

 

4°/ Le candidat se trompe quand il dit que l’étendue n’est qu’une perception de notre âme. S’il fait jamais de bonnes études, il verra que l’étendue n’est pas comme le son et les couleurs qui n’existent que dans nos sensations, comme le sait tout écolier.

 

5°/ A l’égard de la nation allemande, qu’il vilipende et qu’il traite d’imbécile en termes équivalents, cela nous paraît ingrat et injuste ; ce n’est pas tout de se tromper, il faut être poli : il se peut faire que le candidat ait cru inventer quelque chose après Leibnitz ; mais nous dirons à ce jeune homme que ce n’est pas lui qui a inventé la poudre.

 

 

6°/ Nous craignons que l’auteur n’inspire à ses camarades quelques petites tentations de chercher la pierre philosophale, « car, dit-il, sous quelque aspect qu’on la considère, on ne peut en prouver l’impossibilité. » Il est vrai qu’il avoue qu’il y a de la folie à employer son bien à la chercher ; mais comme, en parlant de la somme du bonheur, il dit qu’on ne peut démontrer la religion chrétienne, et que cependant bien des gens la suivent, il se pourrait, à plus forte raison, que quelques personnes se ruinassent à la recherche du grand œuvre, puisqu’il est possible, selon lui, de le trouver.

 

7°/ Nous passons plusieurs choses qui fatigueraient la patience du lecteur et l’intelligence de monsieur l’inquisiteur ; mais nous croyons qu’il sera fort surpris d’apprendre que le jeune étudiant veuille absolument disséquer des cerveaux de géants hauts de douze pieds, et des hommes velus portant queue, pour sonder la nature de l’intelligence humaine ; qu’avec de l’opium et des rêves il modifie l’âme ; qu’il fasse naître des anguilles grosses d’autres anguilles, avec de la farine délayée, et des poissons avec des grains de blé. Nous prenons cette occasion de divertir monsieur l’inquisiteur.

 

8°/ Mais monsieur l’inquisiteur ne rira plus quand il verra que tout le monde peut devenir prophète ; car l’auteur ne trouve pas plus de difficulté à voir l’avenir que le passé. Il avoue que les raisons en faveur de l’astrologie judiciaire sont aussi fortes que les raisons contre elle. Ensuite il assure que les perceptions du passé, du présent et de l’avenir ne diffèrent que par le degré d’activité de l’âme. Il espère qu’un peu plus de chaleur et d’exaltation dans l’imagination pourra servir à montrer l’avenir, comme la mémoire montre le passé. Nous jugeons unanimement que sa cervelle est fort exaltée, et qu’il va bientôt prophétiser. Nous ne savons pas encore s’il sera des grands ou des petits prophètes ; mais nous craignons fort qu’il ne soit prophète de malheur, puisque dans son traité du bonheur même il ne parle que d’affliction : il dit surtout que tous les fous sont malheureux. Nous faisons à tous ceux qui le sont un compliment de condoléance ; mais si son âme exaltée a vu l’avenir, n’y a-t-elle pas vu un peu de ridicule ?

 

 

9°/ Il nous paraît avoir quelque envie d’aller aux terres Australes, quoique en lisant son livre on soit tenté de croire qu’il en revient (2) ; cependant il semble ignorer qu’on connaît il y a longtemps la terre de Frédéric-Henri, située par-delà le quarantième degré de latitude méridionale ; mais nous l’avertissons que si, au lieu d’aller aux terres Australes, il prétend naviguer tout droit directement sous le pôle arctique, personne ne s’embarquera avec lui.

 

10°/               Il doit encore être assuré qu’il lui sera difficile de faire, comme il le prétend, un trou qui aille jusqu’au centre de la terre (où il veut apparemment se cacher de honte d’avoir avancé de telles choses). Ce trou exigerait qu’on excavât au moins trois ou quatre cents lieues de pays, ce qui pourrait déranger le système de la balance de l’Europe. On ne le suivra pas dans son trou, non plus que sous le pôle. Quant à la ville latine qu’il veut bâtir, nous sommes d’avis qu’on la mette au bord de ce trou.

 

 

 

Pour conclusion, nous prions M. le docteur Akakia de lui prescrire des tisanes rafraîchissantes ; nous l’exhortons à étudier dans quelque université, et à y être modeste.

 

Si jamais on envoie quelques physiciens vers la Finlande pour vérifier, s’il se peut, par quelques mesures, ce que Newton a découvert par la sublime théorie de la gravitation et des forces centrifuges ; s’il est nommé de ce voyage, qu’il ne cherche point continuellement à s’élever au-dessus de ses compagnons ; qu’il ne se fasse point peindre seul aplatissant la terre, ainsi qu’on peint Atlas portant le ciel, comme si l’on avait changé la face de l’univers, pour avoir été se réjouir dans une ville où il y a garnison suédoise ; qu’il ne cite pas à tout propos le cercle polaire.

 

Si quelque compagnon (3) vient lui proposer avec amitié un avis différent du sien ; s’il lui fait confidence qu’il s’appuie sur l’autorité de Leibnitz et de plusieurs autres philosophes ; s’il lui montre en particulier une lettre de Leibnitz qui contredise formellement notre candidat, que ledit candidat n’aille pas s’imaginer sans réflexion, et crier partout qu’on a forgé une lettre de Leibnitz pour lui ravir la gloire d’être un original.

 

Qu’il ne prenne pas l’erreur où il est tombé sur un point de dynamique, absolument inutile dans l’usage, pour une découverte admirable.

 

Si ce camarade, après lui avoir communiqué plusieurs fois son ouvrage, dans lequel il le combat avec la discrétion la plus polie, et avec éloge, l’imprime de son consentement, qu’il se garde bien de vouloir faire passer cet ouvrage de son adversaire pour un crime de lèse-majesté académique.

 

Si ce camarade lui a avoué plusieurs fois qu’il tient la lettre de Leibnitz, ainsi que plusieurs autres, d’un homme (4) mort il y a quelques années, que le candidat n’en tire pas avantage avec malignité, qu’il ne se serve pas à peu près des mêmes artifices dont quelqu’un (5) s’est servi contre les Mairan, les Cassini et d’autres vrais philosophes ; qu’il n’exige jamais, dans une dispute frivole, qu’un mort ressuscite pour rapporter la minute inutile d’une lettre de Leibnitz, et qu’il réserve ce miracle pour le temps où il prophétisera ; qu’il ne compromette personne dans une querelle de néant, que la vanité veut rendre importante ; et qu’il ne fasse point intervenir les dieux dans la guerre des rats et des grenouilles. Qu’il n’écrive point lettres sur lettres à une grande princesse pour forcer au silence son adversaire, et pour lui lier les mains, afin de l’assassiner à loisir (6).

 

Que dans une misérable dispute sur la dynamique il ne fasse point sommer, par un exploit académique, un professeur de comparaître dans un mois ; qu’il ne le fasse point condamner par contumace, comme ayant attenté à sa gloire, comme forgeur de lettres et faussaire, surtout quand il est évident que les lettres de Leibnitz sont de Leibnitz, et qu’il est prouvé que les lettres sous le nom d’un président n’ont pas été plus reçues de ses correspondants que lues du public.

 

Qu’il ne cherche point à interdire à personne la liberté d’une juste défense ; qu’il pense qu’un homme qui a tort, et qui veut déshonorer celui qui a raison, se déshonore soi-même.

 

Qu’il ne s’avise jamais de demander qu’on n’imprime rien sans son ordre.

 

Nous finissons par l’exhorter à être docile, à faire des études sérieuses et non des cabales vaines ; car ce qu’un savant gagne en intrigues, il le perd en génie, de même que dans la mécanique ce qu’on gagne en temps on le perd en forces. On n’a vu que trop souvent des jeunes gens qui ont commencé par donner de grandes espérances et de bons ouvrages, finir enfin par n’écrire que des sottises, parce qu’ils ont voulu être des courtisans habiles, au lieu d’être d’habiles écrivains ; parce qu’ils ont substitué la vanité à l’étude, et la dissipation qui affaiblit l’esprit au recueillement qui le fortifie ; on les a loués, et ils ont cessé d’être louables ; on les a récompensés, et ils ont cessé de mériter des récompenses ; ils ont voulu paraître, et ils ont cessé d’être ; car lorsque, dans un auteur, une somme d’erreurs est égale à une somme de ridicules, le néant vaut son existence (7).

 

 

N.B. – Ce remède bénin fit un effet contraire à celui que toutes les facultés espéraient, comme il arrive assez souvent. La bile du natif de Saint-Malo en fut exaltée encore plus que son âme ; il fit brûler impitoyablement l’ordonnance du médecin et le mal empira : il persista dans le dessein de faire ses expériences et tint à cet effet la mémorable séance dont nous allons donner un récit fidèle (8).

 

 

 

 

 

SÉANCE MÉMORABLE.

 

 

 

Le premier des calendes d’octobre 1751 (9), s’assemblèrent extraordinairement les sages, sous la direction du très sage président. Chacun ayant pris place, le président prononça l’éloge d’un membre (10) de la compagnie mûri (11) depuis peu, parce qu’on n’avait pas eu la précaution de lui boucher les pores et de le conserver comme un œuf frais, selon la nouvelle méthode  il prouva que son médecin l’avait tué pour avoir aussi négligé de le traiter suivant les lois de la force centrifuge ; et il conclut que le médecin serait réprimandé et point payé. Il finit en glissant, selon sa coutume modestie, quelques mots sur lui-même ; ensuite on procéda avec grand appareil à la vérification des expériences par lui proposées à tous les savants de l’Europe étonnée.

 

En premier lieu, deux médecins produisirent chacun un malade enduit de pois-résine, et deux chirurgiens leur percèrent les cuisses et les bras avec de longues aiguilles. Aussitôt les patients, qui à peine pouvaient remuer auparavant, se mirent à courir et à crier de toutes leurs forces ; et le secrétaire en chargea ses registres.

 

L’apothicaire approcha avec un grand pot d’opium et le plaça sur un volume de la composition du président pour en redoubler la force, et on en fit prendre une dose à un jeune homme vigoureux. Et voici, au grand étonnement de tout le monde, qu’il s’endormit, et dans son sommeil il eut un rêve heureux qui fit peur aux dames accourues à cette solennité ; et la nature de l’âme fut parfaitement connue, comme M. le président l’avait très bien deviné.

 

Ensuite se présentèrent tous les manœuvres de la ville pour faire vite un trou qui allât jusqu’au centre de la terre, selon les ordres précis de M. le président. Sa vue portait jusque-là ; mais comme l’opération était un peu longue, on la remit à une autre fois ; et M. le secrétaire perpétuel donna rendez-vous aux ouvriers avec les maçons de la tour de Babel.

 

Aussitôt après, le président ordonna qu’on frétât un vaisseau pour disséquer des géants et des hommes velus à longue queue aux terres Australes ; il déclara qu’il serait lui-même du voyage et qu’il irait respirer son air natal ; sur quoi toute l’assemblée battit des mains.

 

On procéda ensuite par son ordre, et selon ses principes, à l’accouplement d’un coq d’Inde et d’une mule dans la cour de l’Académie ; et tandis que le poète du corps composait leur épithalame, le président, qui est galant, fit servir aux dames une superbe collation, composée de pâtés d’anguilles, toutes les unes dans les autres, et nées subitement par un mélange de farine délayée. Il y avait de grands plats de poissons qui se formaient sur-le-champ de grains de blé germé, à quoi les dames prirent un singulier plaisir. Le président ayant bu un verre de rogomme, démontra à l’assemblée qu’il était aussi aisé à l’âme de voir l’avenir que le passé ; et alors il se frotta les lèvres avec sa langue, remua longtemps la tête, exalta son imagination et prophétisa. On ne donne point ici sa prophétie, qui se trouvera tout entière dans l’almanach de l’Académie.

 

La séance se termina par un discours très éloquent que prononça le secrétaire perpétuel (12). « Il n’y a qu’un Erasme (13), lui dit-il, qui dût faire votre éloge. » Ensuite il éleva la monade du président jusqu’aux nues, ou du moins jusqu’aux brouillards. Il le mit hardiment à côté de Cyrano de Bergerac. On lui érigea un trône de vessies, et il partit le lendemain pour la lune, où Astolphe retrouva, dit-on, ce que le président avait perdu (14).

 

 

N.B. - Le natif de Saint-Malo ne partit point pour la lune, comme il le croyait ; il se contenta d’y aboyer. Le bon docteur Akakia, voyant que le mal empirait, imagina, avec quelques-uns de ses confrères, d’adoucir l’âcreté des humeurs, en réconciliant le président avec le docteur helvétien qui lui avait tant déplu en lui montrant sa mesure. Le médecin, croyant que l’antipathie était un mal qu’on pouvait guérir, proposa donc le traité de paix suivant (15).

 

 

 

DOCTEUR AKAKIA 2

 

 

 

1 – Lettres du natif de Saint-Malo.

 

2 – Maupertuis était allé au pôle nord en 1736 pour déterminer la figure de la terre. (G.A.)

 

3 – Kœnig. (G.A.)

 

4 – Henzy. (G.A.)

 

5 – L’homme en question avait fort tourmenté à Paris MM. de Mairan et Cassini.

 

6 – Il écrivit deux lettres à madame la princesse d’Orange pour la supplier d’imposer silence à son adversaire M. Kœnig, bibliothécaire de cette princesse, lequel il avait fait condamner comme faussaire.

 

7 – L’auteur en question avait écrit que, supposé qu’un homme ait éprouvé autant de mal que de bien, le néant vaut son être.

 

8 – Ce Nota bene est une soudure. La Séance mémorable qui suit avait été d’abord imprimée séparément. (G.A.)

 

9 – La date est de fantaisie. (G.A.)

 

10 – Le maréchal de Schmettau. (G.A.)

 

11 – Voyez les Lettres de M. le président. ‒ Mûri, c’est-à-dire, décédé. (K.)

 

12 – Formey. Voyez une parodie du style de ce savant, dans les OPUSCULES LITTÉRAIRES. (G.A.)

 

13 – Auteur de l’Eloge de la Folie. (G.A.)

 

14 – C’est-à-dire, le sens. (G.A.)

 

15 – Ce Nota bene est encore une soudure. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

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