CORRESPONDANCE - Année 1762 - Partie 23

Publié le par loveVoltaire

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à M. le marquis Albergati Capacelli.

 

Aux Délices, 13 auguste 1762.

 

 

          Je suis presque toujours réduit, monsieur, à vous écrire d’une main étrangère ; cela gêne beaucoup mon cœur et mon impatience. Vous êtes sans doute actuellement dans votre beau château, l’asile des Muses et surtout de Melpomène. Le favori de Thalie (1) a donc pris une autre route que Genève ? Je ne saurais me consoler qu’il ait donné la préférence à Lyon ; nous lui aurions fait l’accueil qu’on faisait ou qu’on devait faire à Ménandre. Je ne sais pas s’il sera fort content de Paris ; il trouvera la Comédie-Italienne réunie avec la Foire, et ne donnant plus que des opéras-comiques. D’ailleurs la malheureuse guerre dans laquelle nous sommes engagés depuis sept ans n’est guère favorable aux beaux-arts. Je suis sûr que les connaisseurs rendront ce qu’ils doivent au mérite de M. Goldoni ; mais je voudrais que son voyage lui fût utile.

 

          Voilà, monsieur, bien des sujets de tragédies dans ce siècle. L’empereur de Russie, détrôné par sa femme, est mort, dit-on, d’une colique violente ; le prince Ivan empereur légitime, enfermé depuis plus de vingt ans dans une île de la mer Glaciale, où sa mère est morte ; la reine de Pologne expirant de douleur sur les ruines de sa capitale (2) ; le prince Edouard, héritier du trône de la Grande-Bretagne, traînant sa misère obscure dans les Ardennes ; les rois de France et de Portugal assassinés. Vous m’avouerez qu’on aurait tort de ne pas convenir que notre siècle est fertile en sujets de théâtre. Heureux ceux qui voient du port tant d’orages ! Il n’y a point de retraite qui ne soit préférable à des trônes élevés au milieu de tant d’écueils.

 

          Jouissez, monsieur, des douceurs de la paix, de votre considération, de votre tranquillité, des beaux-arts que vous protégez. Je m’intéresse vivement à vos succès et à vos plaisirs. Conservez-moi vos bontés ; vous savez combien elles me sont chères, et combien je vous respecte.

 

 

1 – Goldoni. (G.A.)

 

2 – Marie-Josèphe d’Autriche, morte en 1757. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Helvétius.

 

13 Auguste 1762.

 

 

          J’ai lu deux fois votre lettre, mon cher philosophe, avec une extrême sensibilité ; c’est ma destinée de relire ce que vous écrivez. Mandez-moi, je vous prie, le nom du libraire qui a imprimé votre ouvrage en anglais, et comment il est intitulé ; car le mot esprit, qui est équivoque chez nous, et qui peut signifier l’âme, l’entendement, n’a pas ce sens louche dans la langue anglaise. Wit signifie esprit dans le sens où nous disons avoir de l’esprit, et understanding signifie esprit dans le sens que vous l’entendez.

 

          Certainement votre livre ne vous eût point attiré d’ennemis en Angleterre ; il n’y a ni fanatiques ni hypocrites dans ce pays-là ; les Anglais n’ont que des philosophes qui nous instruisent, et des marins qui nous donnent sur les oreilles. Si nous n’avons point de marins en France, nous commençons à avoir des philosophes ; leur nombre augmente par la persécution même. Ils n’ont qu’à être sages, et surtout être unis, comptez qu’ils triompheront ; les sots redouteront leur mépris, les gens d’esprit seront leurs disciples. La lumière se répandra en France comme en Angleterre, en Prusse, en Hollande, en Suisse, en Italie même ; oui, en Italie. Vous seriez édifié de la multitude des philosophes qui s’élèvent sourdement dans le pays de la superstition. Nous ne nous soucions pas que nos laboureurs et nos manœuvres soient éclairés ; mais nous voulons que les gens du monde le soient, et ils le seront ; c’est le plus grand bien que nous puissions faire à la société ; c’est le seul moyen d’adoucir les mœurs, que la superstition rend toujours atroces.

 

          Je ne me console point que vous ayez donné votre livre sous votre nom ; mais il faut partir d’où l’on est.

 

          Comptez que la grande dame (1) a lu les choses comme elles sont imprimées, qu’elle n’a point lu le mot abominable, et qu’elle a lu le Repentir du grand Fénelon. Soyez sûr encore que ce mot a fait un très bon effet ; soyez sûr que je suis très instruit de ce qui se passe.

 

          Je n’ai lu dans Palissot aucune critique des propositions dont vous me parlez : il faut que ces critiques malhonnêtes soient dans quelques feuilles ou suppléments de feuilles qui ne me sont pas encore parvenus.

 

          Vous pouvez m’2crire, mon cher philosophe, très hardiment. Le roi doit savoir que les philosophes aiment sa personne et sa couronne, qu’ils ne formeront jamais de cabale contre lui, que le petit-fils de Henri IV leur est cher, et que les Damiens n’ont jamais écouté des discours affreux dans nos antichambres. Nous donnerions tous la moitié de nos biens pour fournir au roi des flottes contre l’Angleterre ; je ne sais si ses tueurs (2) en feraient autant. Pour moi, je défriche des terres abandonnées, je dessèche des marais, je bâtis une église, je soulage comme vous les pauvres, et je dis hardiment par la poste que le discours de maître Joly de Fleury (3) est un très mauvais discours. Je prends tout le reste fort gaiement, et j’ai un peu les rieurs de mon côté.

 

          J’ai trouvé de très beaux vers dans le poème (4) que vous m’avez envoyé ; je souhaite passionnément d’avoir tout l’ouvrage ; adressez-le à M. Le Normand, ou à quelque autre contre-signeur. Vivez, pensez, écrivez librement, parce que la liberté est un don de Dieu, et n’est point licence.

 

          Il y a des choses que tout le monde sait, et qu’il ne faut jamais dire, à moins qu’on ne les dise en plaisantant. Il est permis à La Fontaine de dire que cocuage n’est point un mal ; mais il n’est pas permis à un philosophe de démontrer qu’il est du droit naturel (5) de coucher avec la femme de son prochain. Il en est ainsi, ne vous déplaise, de quelques petites propositions de votre livre. L’auteur de la Fable des Abeilles (6) vous a induit dans le piège.

 

          Au reste, il ne faut jamais rien donner sous son nom. Je n’ai pas même fait la Pucelle ; maître Joly de Fleury aura beau faire un réquisitoire, je lui dirai qu’il est un calomniateur, que c’est lui qui a fait la Pucelle, qu’il veut méchamment mettre sur mon compte.

 

          Adieu, mon cher philosophe, je vous salue en Platon, en Confucius, vous, madame votre femme, vos enfants : élevez-les dans la crainte de Dieu, dans l’amour du roi, et dans l’horreur des fanatiques, qui n’aiment ni Dieu, ni le roi, ni les philosophes.

 

 

1 – Madame de Pompadour. (G.A.)

 

2 – Les parlementaires. (G.A.)

 

3 – Contre l’Emile. (G.A.)

 

4 – Le Bonheur. (G.A.)

 

5 – Voyez le livre de l’Esprit, disc. II, ch. XIV. (G.A.)

 

6 – Mandeville. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte de Schowalow.

 

Aux Délices, 13 Auguste 1762.

 

 

          Vous connaissez donc aussi, monsieur, le prix de la santé par les maladies ! Vous avez donc souffert comme moi ! il y a quelque cinquante ans que je fais le métier, et je n’y suis pas encore entièrement accoutumé.

 

          Je vous crois bien persuadé que les rois et les représentants des rois n’ont rien de mieux à faire que de se bien porter. On parle d’une colique violente qui a délivré Pierre Ulric (1) du petit désagrément d’avoir perdu un empire de deux mille lieues. Il ne manquera plus qu’un Ninias à votre Sémiramis pour rendre la ressemblance parfaite. J’avoue que je crains d’avoir le cœur assez corrompu pour n’être pas aussi scandalisé de cette scène qu’un bon chrétien devrait l’être. Il peut résulter un très grand bien de ce petit mal. La Providence est comme étaient autrefois les jésuites ; elle se sert de tout. Et d’ailleurs, quand un ivrogne meurt de la colique, cela nous apprend à être sobres.

 

          Si vous n’avez pas les mémoires des Calas, ordonnez par quelle voie vous voulez qu’on vous en adresse. Cette aventure est bien mince en comparaison de tout ce qui se passe chez les grands de la terre. Mais enfin c’est quelque chose qu’un vieillard, qu’un père de famille, accusé d’avoir pendu son fils par dévotion, et roué sans aucune preuve.

 

 

Tantum relligo potuit suadere malorum !

 

LUCR., liv. I.

 

 

          Voici, en attendant, deux petites relations (2) qui pourront vous amuser quelques moments ; elles supposent des mémoires précédents, mais ces mémoires enfleraient trop le paquet.

 

 

1 – Il fut empoisonné et étranglé. (G.A.)

 

2 – Histoire d’Elisabeth Cannin et des Calas. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le marquis de Chauvelin. (1)

 

 

 

          La tragédie des Calas, et celle qui se joue depuis Pétersbourg jusqu’en Portugal, ne m’ont pas fait abandonner la famille d’Alexandre (2). Je n’ai pas cru devoir laisser imparfait un ouvrage sur lequel vous avez daigné m’honorer de vos conseils : vous m’avez rendu chère cette pièce à laquelle vous avez bien voulu vous intéresser. Si jamais il vous prend envie de la relire, vous n’avez qu’à commander. Pierre Corneille m’occupe encore plus que Pierre Ulric. C’est une terrible tâche que d’être obligé d’avoir toujours raison dans quatorze tomes.

 

          Il faut donc renoncer à l’espérance de voir vos excellences dans nos jolis déserts. Cependant le théâtre est tout prêt ; et quand madame l’ambassadrice voudra faire pleurer des Allobroges, il ne tiendra qu’à elle. Il faudra que mademoiselle votre fille joue Joas dans Athalie, et moi, si l’on veut, je serai le confident de Mathan,

 

 

Qui ne sert ni Baal ni le Dieu d’Israël.

 

ATHAL., sc. III.

 

 

          Ma piété en sera effarouchée ; mais il faut se faire tout à tous.

 

          Que votre excellence me conserve ses bontés ; j’en dis autant à madame l’ambassadrice, à qui ma nièce présente la même requête.

 

 

1 – Cette lettre entière avait été cousue à la précédente. Nous rétablissons sa suscription. (G.A.)

 

2 – Olympie. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. de Vosge.

 

Aux Délices, 18 auguste (1).

 

 

          J’ai toujours, monsieur, de nouveaux remerciements à vous faire des trois dessins que vous avez eu la bonté de m’envoyer dans votre dernier paquet. Deux sont entre les mains de MM. Cramer, qui les enverront à leurs graveurs.

 

          Le troisième est la ceinture de chasteté que vous mettez à cette Pulchérie : je trouve cette idée allégorique très pittoresque. D’ailleurs c’est tout ce que fournit le sujet de cette pièce. Pulchérie déclare à son vieux Martian qu’il ne couchera point avec elle, et qu’il ne sera que son maître-d’hôtel : c’est là tout le nœud et tout le dénouement.

 

          Plus les dernières pièces de Corneille sont indignes de lui, plus on doit vous savoir gré de les embellir par vos dessins.

 

          Vous trouverez ci-joint le dessin de l’estampe de Pulchérie, que vous comptez mettre dans la forme ordinaire. Je ne sais pas trop ce que signifie la personne enchaînée, mais je m’en rapporte à vous sur les attitudes que vous donnerez aux figures, comme sur tout le reste.

 

          J’ai l’honneur d’être bien véritablement, etc.

 

 

1 – Encore une lettre qu’on a classé toujours mal à propos à l’année 1761. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

18 auguste 1762.

 

 

          Divins anges, le bout de vos ailes m’est plus sacré que jamais. Je vous remercie du bateau : voilà ce qu’on peut donner de plus agréable à M. Tronchin. Je vous prie de joindre à toutes vos bontés celle d’ordonner à l’orfèvre d’envoyer par la diligence son bateau à M. Camp, banquier à Lyon, lequel M. Camp me le dépêchera sur-le-champ.

 

          J’espère que je vous aurai bientôt une obligation encore plus grande, et que votre protection fera réformer l’abominable arrêt de Toulouse.

 

          En vérité, si le roi connaissait les conséquences funestes de cette horrible extravagance, il prendrait l’affaire des Calas plus à cœur que moi. Voilà déjà sept familles qui sont sorties de France. Avons-nous donc trop de manufacturiers et de cultivateurs ? Je soumets ce petit article à la considération de M. le comte de Choiseul. La France le bénit de travailler à la paix ; mais Marie-Thérèse poursuivra toujours Luc.

 

          Catherine se joindra à Marie-Thérèse ; don Carlos voudra délivrer don Joseph du soin de régir la Lusitanie.

 

          Cette pièce vraiment n’est pas aisée à faire ; et l’auteur y aura assurément bien de l’honneur. On lui battra des mains sur les bords de mon lac, comme sur les bords de la Seine. Il daigne donc aussi protéger le tripot et les curés ! Dieu le bénira. Il faut que nous lui ayons l’obligation, à lui et à M. le maréchal de Richelieu, d’être débarbarisés.

 

          J’entends madame Scaliger à demi-mot ; elle veut un Cassandre ; vous l’aurez, madame ; mais je doute que vous et mon autre ange vouliez l’exposer au théâtre et à la dent des malins, qui se moqueront de père Voltaire, et du curé d’Ephèse, et de ma religieuse, et de mon Cassandre dûment confessé. Cependant je vous jure que le tout fait un effet auguste et terrible. J’en ai pour garants des huguenots, qui se moquent des sacrements, et à qui pourtant ma confession fait grand plaisir : enfin vous en jugerez. Je vous soumets tout ce que j’ai de sacré et de profane.

 

          M. le maréchal de Richelieu vient-il ? nous lui jouerons Cassandre. Mille tendres respects.

 

 

 

 

 

à M. Pierre Rousseau.

 

Aux Délices, 20 auguste 1762.

 

 

          Pour répondre, monsieur, à votre lettre du 14 auguste, dont je vous suis très obligé, je vous dirai que M. le duc de Grafton, qui était dans mon voisinage il y a quelque temps, me montra dans le Saint-James Chronicle du 17 Juillet, n° 22, une prétendue lettre (1) de moi, tirée apparemment des archives de Grub-Street ou des charniers Saints-Innocents.

 

          Il fallut tout mon respect et toute ma reconnaissance pour m’engager à désavouer dans les papiers anglais cette rapsodie impertinente. Les honnêtes gens éclairés savent bien à quoi s’en tenir sur ces sottises dont on est inondé et dont on est las.

 

          Au reste, monsieur, vous ferez fort bien, et je vous remercierai de faire imprimer dans votre journal la critique allemande de l’Histoire de Pierre-le-Grand (2) ; ce qu’il y aura de vrai et de judicieux dans cette critique servira pour le second volume. Je peux fort bien m’être trompé, quoique j’aie suivi, aussi exactement que j’ai pu, les mémoires qu’on m’avait envoyés de Pétersbourg.

 

          Il y avait une lourde méprise, dans le manuscrit, concernant la religion. On avait pris le patriarche Nicolas pour le patriarche Photius, qui vivait cent ans auparavant. Cette erreur a été corrigée dans un grand nombre d’exemplaires. On avait mis aussi en un autre endroit Apraxin pour Nariskin.

 

          D’ailleurs, si on conteste les faits, c’est aux archives de Pétersbourg à répondre pour moi. L’Histoire de Charles XII a essuyé plus de critiques : ces critiques ont passé et l’histoire est demeurée.

 

          J’ai l’honneur d’être, etc.

 

 

1 – Voyez la lettre à d’Alembert du 29 Mars 17672. (G.A.)

 

2 – De Muller. Cette critique avait paru dans un journal de Hambourg. (G.A.)

 

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