FACÉTIE : Balance égale
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BALANCE ÉGALE.
‒ 1762 ‒
[Encore un opuscule relatif à l’expulsion des jésuites. Depuis six mois, on leur avait défendu d’enseigner la jeunesse, et ils n’obéissaient pas. L’opinion se prononçait contre eux avec une énergie d’autant plus grande que les jansénistes excitaient les esprits. Voltaire fait appel à la prudence, et conseille de tenir la balance égale entre les deux sectes, de peur que la victoire contre les jésuites ne profite qu’aux seuls jansénistes.] (G.A.)
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On veut empêcher les frères nommés jésuites d’enseigner la jeunesse, et de remplir les vues de nos rois qui les ont admis à cette fonction. Les raisons qu’on apporte pour les exclure sont :
1°/ Que quelques-uns d’entre eux ont abusé (1) de quelques beaux garçons ;
2°/ Que plusieurs ont été d’ennuyeux écrivains ;
3°/ Que les frères jésuites, depuis leur fondation, ont excité des troubles en Europe, en Asie et en Amérique ; et que s’ils n’ont pas fait de mal en Afrique, c’est qu’ils n’y ont pas été ;
4°/ Que le recteur frère Varade, retiré chez les ennemis de l’Etat, fut condamné à être roué en effigie, pour avoir persuadé en confession le nommé Barrière d’assassiner le grand Henri IV ;
5°/ Que frère Guignard fut pendu et brûlé pour avoir inspiré à Jean Chastel les sentiments exécrables qui lui mirent à la main le couteau dont il frappa Henri IV à la bouche ;
6°/ Que frère Oldcorn et frère Garnet (2) furent mis en quartiers à Londres pour la fameuse conspiration des poudres ;
7°/ Que cinquante-deux de leurs auteurs ont enseigné le parricide ;
8°/ Que frère Letellier trompa Louis XIV, en faisant signer à des évêques des mandements qu’ils n’avaient pas faits ; que le confesseur de Louis XIV n’était en effet qu’un faussaire de Vire (3) ;
9°/ Que ledit Letellier, faussaire, rédigea avec frère Doucin et frère Lallemand, cette malheureuse bulle, composée de cent trois propositions, dont la sacrée consulte ne retrancha que deux, et laquelle a troublé l’Etat, parce qu’on n’a pas eu encore en France assez de raison pour mépriser ces disputes ridicules, autant qu’elles sont méprisables ;
10°/ Qu’en dernier lieu ils se sont déclarés eux-mêmes banqueroutiers, et qu’ils ont ruiné plusieurs familles (4) ;
11°/ Que leur institut est visiblement contraire aux lois de l’Etat, et que c’est trahir l’Etat que de souffrir dans son sein des gens qui font vœu d’obéir en certains cas à leur général plutôt qu’à leur prince ;
12°/ Que l’exemple du Portugal doit inviter toutes les nations à l’imiter, et qu’une société convaincue d’avoir fait révolter une province du Paraguay (5), et d’avoir trempé dans l’assassinat de son souverain (6), doit être exterminée de la terre.
On conclut de ces raisons que les flammes qui ont fait justice des frères Guignard et Malagrida doivent mettre en cendres les collèges où des frères jésuites ont enseigné ces parricides, lesquels d’autres frères jésuites ont commis dans les palais des rois. Nous ne dissimulons ni n’affaiblissons aucun de ces reproches, nous avouons même qu’ils sont tous fondés.
Toutes ces raisons dûment pesées, nous concluons à garder les jésuites :
1°/ Parce qu’il ne leur est pas enjoint, par leur règle, d’exercer le péché dont est question, et qu’ils chassent d’ordinaire ceux d’entre eux qui font un grand scandale, quand ils leur sont inutiles ;
2°/ Parce qu’ils élèvent la jeunesse en concurrence avec les universités, et que l’émulation est une belle chose ;
3°/ Parce qu’on peut les contenir quand on peut les soutenir, comme a dit un sage ;
4°/ Parce que, s’ils ont été parricides en France, ils ne le sont plus, et qu’il n’y a pas aujourd’hui un seul jésuite qui ait proposé d’assassiner la famille royale ;
5°/ Parce que, s’ils ont des constitutions impertinentes et dangereuses, on peut aisément les soustraire à un institut réprouvé par les lois, les rendre dépendants de supérieurs résidant en France et non à Rome, et faire des citoyens de gens qui n’étaient que jésuite ;
6°/ Parce qu’on peut défendre à frère La Valette de faire le commerce et ordonner aux autres d’enseigner le latin, le grec, la géographie, et les mathématiques, en cas qu’ils les sachent.
7°/ Parce que, s’ils contreviennent aux lois, on peut aisément les mettre au carcan, les envoyer aux galères, ou les pendre, selon l’exigence du cas.
Ayant humblement proposé ces conditions, je passe à la raison de la balance. On veut la tenir entre les nations ; il faut la tenir entre les molinistes et les jansénistes.
Toute société veut s’étendre. Le conseil a été longtemps partagé entre les tailleurs et les boutonniers. Le procès des savetiers et des cordonniers a été sur le bureau plusieurs années. Il faut encourager et réprimer toutes les compagnies. L’Université est aussi modeste que fourrée, sans doute ; mais elle s’éleva contre François Ier, et ordonna qu’on n’obéît point à l’édit qui établissait le concordat ; mais elle déclara Henri III déchu de la couronne ; mais elle empêcha qu’on ne priât Dieu pour Henri IV : c’est lui faire un très grand bien que de lui opposer des ennemis qui la contiennent, comme c’est faire un très grand bien aux frères jésuites de protéger l’Université, qui aura l’œil ouvert sur toutes les sottises qu’ils pourront faire.
Si vous donnez trop de pouvoir à un corps, soyez sûr qu’il en abusera. Que les moines de la Trappe soient répandus dans le monde, qu’ils confessent des princesses, qu’ils élèvent la jeunesse, qu’ils prêchent, qu’ils écrivent, ils seront, au bout de dix ans, semblables aux jésuites, et on sera obligé de les réprimer.
Lisez l’histoire, et nommez-moi la compagnie, la société, qui ne se soit pas écartée de son devoir dans les temps difficiles.
L’esprit convulsionnaire est-il aussi dangereux que l’esprit jésuitique ? c’est un grand problème.
Celui-ci a toujours cherché à tromper l’autorité royale pour en abuser ; celui-là s’élève contre l’autorité royale : l’un veut tyranniser avec souplesse ; l’autre fouler aux pieds les petits et les grands avec dureté. Les jésuites sont armés de filets, d’hameçons, de pièges de toute espèce ; ils s’ouvrent toutes les portes en minant sous terre : les convulsionnaires veulent renverser les portes à force ouverte. Les jésuites flattent les passions des hommes pour les gouverner par ces passions mêmes : les Saint-Médardiens s’élèvent contre les goûts les plus innocents, pour imposer le joug affreux du fanatisme.
Les jésuites cherchent à se rendre indépendants de la hiérarchie ; les Saint-Médardiens à la détruire : les uns sont des serpents, et les autres des ours ; mais tous peuvent devenir utiles : on fait de bon bouillon de vipère, et les ours fournissent des manchons.
La sagesse du gouvernement empêchera que nous ne soyons piqués par les uns, ni déchirés par les autres.
Mes frères, soyons de bons citoyens, de bons sujets du roi ; fuyons les sots et les fripons, et, pour Dieu, ne soyons ni jansénistes ni molinistes.
1 – Le père Marsy, par exemple, qui abusa du prince de Guémenée. (Voyez dans le Dictionnaire philosophique, l’article JÉSUITES.) (G.A.)
2 – Voyez, sur Varade, sur Guignard, sur Oldcorn et frère Garnet, l’Essai sur les mœurs, chap. CLXXIV et CLXXIX. (G.A.)
3 – Voyez le Siècle de Louis XIV, chap. XXXVII. (G.A.)
4 – Voyez l’écrit précédent. (G.A.)
5 – Voyez l’Essai sur les mœurs, chap. CLIV. (G.A.)
6 – Voyez le Précis du Siècle de Louis XV, chap. XXXVIII. (G.A.)