Affaire CALAS sous la plume de Jean ORIEUX
Jean ORIEUX
1907 - ?
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VOLTAIRE
Parution du livre : 07/1980
Edition : Flammarion
EXTRAIT :
[…] Tout cela n’est pas très glorieux. Laissons donc là le petit Arouet, le rejeton des robins de Saint-Loup et son procès − et revenons à Voltaire, au grand et généreux défenseur de la vraie justice, de la liberté et de l’honneur des hommes, laissons tomber en cendres ces six fagots et vivons avec le champion d’une affaire inouïe, insondable, l’affaire Calas qui est tout aussi bien l’affaire Voltaire.
L’affaire Calas.
Dans l’histoire de l’Europe moderne l’affaire Calas est un jalon. En triomphant d’une horrible injustice, Voltaire s’est fait un titre d’honneur incomparable. Tous les hommes qui vécurent après la réhabilitation de Calas sont, en une certaine mesure, redevables à Voltaire d’une justice meilleure, plus lucide et plus humaine.
Combien y a t-il eu de cas analogues à cette affaire Calas ? Combien de crimes légaux furent-ils commis ? Il y en eut après lui, il y en aura peut-être encore, il y en a peut-être aujourd’hui ? Mais ce qui change tout, c’est qu’avant Voltaire les Calas avaient toujours tort et les juges toujours raison. La victime étant désignée, elle était toujours coupable. Voltaire a dit non, au crime légal.
L’affaire est connue dans ses grandes lignes. Mais on en parle depuis deux cents ans sans avoir tout élucidé ; Le fond demeure obscur − et même troublant. Voici ce que l’on sait de cette malheureuse famille. C’était une famille de huguenots, commerçants fort honorables. Elle habitait Toulouse, rue des Filatiers, dans une maison qui existe encore. Le rez-de-chaussée servait de magasin d’étoffes, à l’étage était l’appartement où vivaient le père et la mère et leurs enfants.
Le 13 octobre 1761, le père Calas et sa femme se tenaient à l’étage avec deux de leurs fils, l’aîné Marc-Antoine et le cadet Pierre. Ils avaient un troisième fils Louis qui s’était converti au catholicisme et ne fréquentait guère la maison paternelle. La famille comprenait aussi un petit garçon Donat qui se trouvait à Nîmes et deux jeunes filles qui passaient la journée à la campagne dans une famille amie. Ce soir-là, les Calas avaient avec eux, un jeune homme, La Vaysse, qui revenant de Bordeaux avait trouvé la maison de ses parents fermée, ceux-ci étant partis en voyage. Les Calas l’avaient invité à souper dans la grande pièce du premier. Après le souper, l’aîné des fils se leva de table, passa à la cuisine, dit à la servante qu’il avait trop chaud et qu’il descendait prendre l’air. Les autres parlèrent un moment et comme le jeune Pierre s’endormait, La Vaysse se leva pour partir. Calas et Pierre prirent une bougie et le reconduisirent à la porte de la rue. La mère, restée seule, entendit des cris et des plaintes au rez-de-chaussée. Elle n’osa descendre et envoya la servante qui ne remonta pas. Elle descendit à son tour, mais elle rencontra La Vaysse qui lui ferma le passage et la supplia de remonter. Elle remonta, mais n’y tenant plus, elle redescendit et découvrit au rez-de-chaussée, son fils aîné Marc-Antoine étendu par terre. Elle le crut évanoui. Un médecin appelé aussitôt, dit qu’il était mort − étranglé ou pendu. En effet, lorsque Calas et son fils étaient descendus, ils avaient eu la surprise de voir que la porte de la rue était ouverte. Par qui ? En approchant, ils virent le corps du jeune homme pendu à une traverse de bois sur laquelle on mettait les rouleaux d’indienne. Ils le dépendirent, il était trop tard. Devant le médecin, le père Calas sortant de son accablement dit à Pierre : « Ne va pas répandre le bruit que ton frère s’est tué lui-même, sauve l’honneur de ta misérable famille. »
Au XVIIIe siècle, le cadavre des suicidés était jugé, face contre terre, comme homicide. Cette réflexion du père se comprend fort bien. Elle allait le perdre bien qu’elle eût été prononcée en dehors de tout interrogatoire, à un moment où il n’y avait ni inculpé, ni procès. Quand ils furent convaincus d’avoir menti pour dissimuler le suicide, les Calas dirent la vérité. Trop tard. Leur mensonge fut pris comme preuve de leur culpabilité. Au moment où la mère découvrit le cadavre de son fils, elle poussa de tels cris que les voisins et les passants s’ameutèrent devant la maison. La police arriva. Les Capitouls (magistrats municipaux) furent alertés. L’un d’eux, David de Beaudrige, allait jouer un rôle terrible. La Vaysse qui était allé chercher la police trouva à son retour la maison cernée par quarante soldats qui lui en interdirent l’entrée. Il dit qu’il était l’ami de la maison et qu’il y avait soupé le soir même. Il ne se doutait pas qu’il venait de se perdre en disant cela. On le laissa passer au milieu d’une foule enfiévrée. Elle voulait savoir comment était mort le jeune homme. Déjà on disait : « Qui l’a tué ? Qui l’a tué ? » Soudain une voix expliqua : « Marc-Antoine a été tué par ses parents huguenots pour s’être fait catholique. » Cette voix anonyme sortie d’une foule hystérique, cette abominable accusation fut l’arrêt de mort des Calas. Elle parvint aux oreilles du Capitoul Beaudrige, il la fit sienne. Sans la moindre preuve, il vit des coupables où il n’y avait même pas des prévenus. Sans enquête, sans instruction, avant même d’avoir reconnu les lieux, sans mandat, il fit appréhender et incarcérer toutes les personnes qui étaient dans la maison ce soir-là. Il ne fit même pas fouiller la maison. Les assassins − si assassinat il y avait − auraient pu s’y cacher. Il ne s’inquiéta pas de savoir s’il y avait eu lutte : un jeune homme vigoureux se laisse-t-il étrangler sans se défendre ? S’il est vrai que Marc-Antoine désirait se convertir, on aurait pu trouver dans sa chambre des livres, des indices de sa prochaine conversion. Même les papiers qui étaient dans ses poches ne furent pas présentés au juge. On les jeta. C’étaient, dit-on, des vers obscènes. On ne s’inquiéta de rien. Les Calas croyaient qu’on allait entendre leur déposition et les ramener chez eux. Pierre laissa une bougie allumée dans l’entrée pour avoir de la lumière au retour. Beaudrige la fit éteindre : « Vous ne reviendrez pas de sitôt », dit-il. Sa conviction était donc faite. Le pire, c’est que la foule s’était fait la même conviction sur trois mots saisis au vol et que rien ne venait confirmer.
Ainsi démarre ce procès stupéfiant par la bêtise de la foule et par l’ambition d’un capitoul qui pensait établir sa fortune sur une affaire retentissante. Il ne se doutait pas jusqu’où elle allait retentir. La Certitude à front de buffle pris la voix de Beaudrige pour décréter : « Je prends tout sur moi. » Il s’adressait à un autre capitoul qui l’exhortait à plus de circonspection. Il ajouta. « C’est ici la cause de la religion. » Cela fait frémir. Il se plaint que ses collègues ne le soutiennent que mollement. Ils étaient moins sûrs que lui de leur bon droit. A Versailles, le ministre qui lit les rapports ne se doute-t-il pas qu’il a affaire à un frénétique ? Personne ne fait donc de contre-rapport ? A Toulouse, Beaudrige était pourtant bien connu : on se méfiait de lui-même dans son entourage. Il avait eu maille à partir avec une de nos connaissances, La Beaumelle, qu’il avait fait désarmer et arrêter dans des conditions illégales. Il avait cédé à une impulsion de haine. Cela n’est pas d’un bon magistrat.
Mais qui était Marc-Antoine ? Pourquoi se serait-il suicidé ? Il avait vingt-huit ans, passait pour un garçon réfléchi et studieux. Il avait fait de bonnes études de droit et désirait faire une carrière brillante d’avocat. Pour cela, il fallait obtenir un certificat de catholicité. On l’obtenait sans peine. C’est ce qu’avait fait le père de son ami La Vaysse, protestant de fait et de cœur mais « catholique de certificat ». Or, le curé de Saint-Etienne à Toulouse ne voulut pas délivrer de certificat sans avoir un billet de confession. C’était beaucoup exiger d’un protestant. Marc-Antoine en fut désespéré. Il avoua à un de ses condisciples que sa carrière était brisée car il ne consentirait jamais à faire acte de catholicité. C’est exactement le contraire de ce que croyait la foule imbécile.
Il se consacra alors au commerce qui pourtant lui répugnait. Il éprouva là aussi un échec, il voulait s’associer pour étendre ses affaires, mais il manqua l’occasion faute d’avoir trouvé la somme en temps voulu. Cela faisait deux déboires coup sur coup. En outre, il était vaniteux et aimait paraître et son père condamnait ces penchants peu conformes à ceux des parents. Le père refusa même de s’associer à Marc-Antoine à son avis peu doué pour le commerce. Nouvelle déception. Pour échapper au chagrin, il débaucha et joua dans un café dit des Quatre-Billards. Il aimait le théâtre, déclamait bien et, de préférence, des tirades ayant la Mort pour sujet. On remarqua plus tard ce penchant pour les Stances de Polyeucte, le Monologue d’Hamlet et une tirade de Gresset dans la pièce Sydney qui est une apologie du suicide.
Tout cela aurait pu aider les juges à expliquer le drame si ces juges avaient voulu rendre la justice. Mais on préférait plaire au peuple qui voyait en Marc-Antoine un martyr de sa foi nouvelle. Les curés en chaire, lurent pendant trois dimanches un monitoire réclamant un châtiment exemplaire et tous les témoignages susceptibles d’aider la justice. Mais on ne retint que les témoignages défavorables à Calas.
Trois semaines après cette pseudo-instruction, le cadavre de Marc-Antoine attendait toujours, enrobé de chaux. Beaudrige décréta par un abus de pouvoir effrayant que Marc-Antoine étant catholique, et fréquentant l’église et assistant aux offices devait être enterré catholiquement. Il n’y avait aucune preuve de cette catholicité. Le curé de Saint-Etienne qui avait refusé le certificat de catholicité aurait dû se refuser à enterrer dans son église, cet homme qu’il savait protestant. Et que dire de la pompe dont furent entourées les obsèques de ce malheureux dont la dépouille fut traitée comme celle d’un martyr. On proclamait ainsi la catholicité de la victime, et la culpabilité des présumés assassins. C’était, en réalité, un sacrilège insigne. On put voir deux curés, celui de la cathédrale Saint-Etienne et celui de l’église du Taur se disputer ce misérable cadavre : celui d’un hérétique et d’un suicidé. C’est à qui aurait l’honneur de l’enterrer. Quarante prêtres entouraient son cercueil, précédés de pénitents blancs parce que, disait-on, Marc-Antoine avait voulu entrer dans cet ordre. Aucune trace de cette vocation ne put être produite. Cela n’empêcha pas les pénitents de célébrer dans leur couvent un office auquel furent conviées trois autres confréries. Un catafalque se dressait dans leur chapelle, au sommet, un squelette figurait Marc-Antoine tenant d’une main la palme du martyr et de l’autre un écriteau : « Abjuration de l’Hérésie ». On disait que c’était Louis, le frère déjà converti, qui avait assuré les pénitents que son frère voulait prendre l’habit de leur ordre. Ensuite il se rétracta. Ce Louis est un personnage curieux. Il avait fait assigner son père pour se faire attribuer une pension à titre de converti. La loi le lui permettait – sinon la morale. Quelle confiance peut-on avoir en ce fils qui ne s’adressait plus aux siens que pour leur extorquer de l’argent ?
L’avocat de Calas, le procureur Ducoux fut si subtilement pris au piège que lui tendirent les capitouls dirigés par Beaudrige, qu’il fut suspendu pour trois mois et dut faire acte public de repentir devant les juges. C’était décourager tout défenseur des Calas. L’avocat Sudre essaya de présenter les faits innocentant les Calas, on ne daigna pas l’entendre.
Les accusés étaient cinq : le père Calas, sa femme, son fils Pierre, La Vaysse et la servante Jeanne Viguière. Par abus de pouvoir – un de plus – les capitouls décidèrent de soumettre à la torture : Calas, sa femme et Pierre. Ce droit n’appartenait qu’aux cours souveraines. Cela les capitouls le savaient fort bien, ils s’adonnaient donc en toute connaissance à l’affreux plaisir de torture. Quant à La Vaysse et la servante, ils eurent droit à « la question », la demi-torture. Tout cela en 1761, en plein siècle des Lumières. On fait La Vaysse complice et on fait même le père de La Vaysse complice. Pur fanatisme. Le père de La Vaysse était si tolérant qu’il avait signé lui-même les certificats de catholicité de son fils et pour montrer jusqu’où allait la tolérance de la famille La Vaysse, il avait fait élever son fils chez les Jésuites. On comprend que, lorsque la famille La Vaysse fut inculpée, tous les protestants aient frémi d’indignation et, pour l’honneur commun, beaucoup de catholiques aussi.
La malheureuse servante fut déclarée complice en raison de son aveugle attachement à ses maîtres. Les juges ne voulurent pas admettre qu’une servante aussi dévouée n’eût pas participé à l’assassinat du fils ! Ils auraient pu considérer que Jeanne était catholique fervente, entendait la messe chaque matin et communiait deux fois par semaine, elle avait même favorisé la conversion de Louis. Comment se serait-elle prêtée au meurtre de l’aîné parce qu’il voulait devenir catholique ? Elle aurait plutôt, le cas échéant dénoncé le crime. Elle subit la question et n’avoua rien, continua à se confesser et à communier. Si, comme ses juges l’en accusèrent, elle s’était parjurée en faisant une fausse déposition devant eux, elle n’aurait pas pu obtenir l’absolution et n’aurait donc pas communié en prison. C’est pourtant ce qu’elle fit, son confesseur n’avait donc rien à lui reprocher. C’est Voltaire qui, en étudiant le procès, trouva cet argument contre la complicité de la servante, et en définitive contre l’existence même du crime des Calas.
Le procès fut porté devant le Parlement de Toulouse. Ces messieurs étaient fort savants, ils savaient ce qu’était la procédure et avaient une idée chrétienne de la justice. Or, ils se comportèrent comme un tribunal populaire agissant sous la menace et aveuglé par les passions. Ils partageaient, en effet, la passion fanatique qui avait envahi la ville. Ce n’était qu’un cri dans les rues : « Calas assassin ! » Le cri du troupeau fanatisé par de mauvais bergers. Un seul magistrat, M. de la Salle, osa défendre l’innocence. Un autre magistrat indigné lui cria : « Monsieur vous êtes tout Calas ! » Et M. de la Salle lui répondit : « Monsieur vous êtes tout peuple. » La réplique exprime bien dans quelle atmosphère se déroula le procès : une ville hystérique voulait la mort de Calas. Si la bêtise est un crime, il y a des cas où elle l’est de façon particulièrement effrayante. Quelque trente ans après ce procès, les tribunaux du peuple – toujours au nom du sentiment – enverront à la guillotine les fils et les petits-fils de ces présidents à mortier, de ces juges, de ces procureurs parlementaires si orgueilleux de leurs titres.
Voici où leur fausse gloire les mena. Jean Calas fut donc condamné à recevoir la question ordinaire et extraordinaire. Le malheureux put assister à tous les préparatifs des instruments qui allaient servir à écorcher, arracher, brûler, faire éclater les phalanges. Ensuite nu-tête et pieds nus, il fut conduit sur un chariot de la prison au porche de l’église Saint-Etienne. Là, un cierge jaune à la main, à genoux, il demanda pardon à Dieu, au roi, à la justice. Affreux moment pour un innocent. Ensuite, ramené sur l’infâme chariot, il fut conduit sur une place où était dressé un échafaud. Il fut attaché sur une roue. Il eut les bras, les jambes et les reins brisés à coups de barre de fer. Le visage tourné vers le ciel il entendait une voix qui lui signifiait qu’il y vivrait en peine et repentance de ces crimes tout autant qu’il plairait à Dieu de lui donner vie. Mêler Dieu à cette infernale affaire semble le comble du sacrilège. Et pour finir, car le malheureux devait bien finir, le bourreau l’étrangla et jeta le corps sur un bûcher ardent et ses cendres furent dispersées au vent.
Ainsi finit Calas, bon époux, bon père, honnête commerçant et bon sujet du roi. Sa mort fut stupéfiante de courage, de sérénité et même de grandeur. Au père Bourges qui l’exhortait sous la torture à avouer son crime, il dit : « Quoi donc, mon Père, vous aussi vous croyez qu’on peut tuer son fils ? » On le pressait de désigner ses complices : « Il n’y a pas de crimes, il ne peut y avoir de complices. » Et son dernier mot : « J’ai dit la vérité. Je meurs innocent. »
Beaudrige lui criait encore d’avouer au moment où le bourreau l’étranglait : le sinistre capitoul aurait eu bien besoin de cet aveu qui eût déchargé sa conscience du plus affreux remords qu’un homme puisse connaître. L’a-t-il éprouvé ? Lorsqu’il fait son rapport au ministre pour lui apprendre la mort de Calas, le bannissement à perpétuité du fils, et l’élargissement des deux femmes, il écrit : « Cet arrêt n’a pas laissé de surprendre tout le monde qui s’attendait à quelque chose de plus rigoureux. »
« M. Tout-le-monde » voulait encore des supplices ! Fallait-il rouer la mère et Pierre Calas ? Et qui encore ? La famille La Vaysse ? Vue sous ce jour, l’humanité a quelque chose d’abominable, ce Beaudrige n’est pas du tout un personnage des Mystères de Paris, ce n’est pas un monstre social, c’est un notable, confortable, respectable et docte personnage, une des « têtes » : un capitoul ! de la capitale du Languedoc. Et les autres ? Que valaient-ils ? Bien sûr, Beaudrige, après la réhabilitation de Calas, fut destitué. On prétexta qu’il était maladroitement intervenu dans l’enterrement de deux Anglais morts à Toulouse en 1764. Le ministre, M. de Saint-Florentin avait compris un peu tard, la bassesse et l’ambition du personnage. Après sa destitution, il prit, semble-t-il, conscience de son crime. Il lui fallut pour cela devenir fou : son délire était hanté de bûchers, de tortures et de bourreaux. Son petit-fils David d’Escalonne voulant s’opposer aux excès de la Terreur périt sur l’échafaud en 1794 – il ne montra pas, dit-on, le courage de Calas.
Le bruit de l’Affaire est entendu à Ferney …
Voltaire ne sut d’abord de cette affaire que ce que tout le monde en disait : Calas a tué son fils pour s’opposer à sa conversion. C’était une sorte de meurtre rituel. L’horreur des horreurs pour un esprit comme celui de Voltaire. Il écrit avec une désinvolture méprisante : « Nous ne valons pas grand-chose mais les huguenots sont pires que nous et en plus ils déclament contre la Comédie. » Nous retrouvons notre héros : tout homme capable de haïr le théâtre est tout à fait capable d’assassiner son fils. Jean-Jacques attaque le théâtre par conséquent, il est capable de tout.
Cette attitude ne dura pas. On sait combien son information est rapide, bien faite. Un M. Audibert qui arrivait de Toulouse vint lui faire un rapport circonstancié du procès. Voltaire en perd le sommeil. L’infamie s’est mise au service de l’Infâme. Il faut éclaircir le mystère − car il y en a un. Ni la culpabilité, ni l’innocence de Calas ne sont évidentes ; rien n’a été prouvé, puisque l’instruction a été nulle. Voltaire décide de rechercher les preuves de la culpabilité de Calas. S’il n’y en a pas, les juges se sont trompés, donc il faut le réhabiliter. En somme, il va entreprendre le travail que les juges n’ont pas fait. Il n’est pas du tout sûr, au départ, de l’innocence de Calas et c’est là qu’est son mérite : il estime seulement que la culpabilité n’est pas prouvée. C’est différent. Nous le savons passionné de justice et en ce cas, il l’est plus que jamais, il est vraiment possédé par un grand dessein. Mais au lieu de procéder par de violentes polémiques nous le voyons appliquer à cette tâche surhumaine une patience, une ténacité, un sang-froid et un flair qui n’en doutons pas viennent en droite ligne de tous les Arouet de Saint-Loup. Il demande au Cardinal de Bernis ce qu’on doit… « penser de l’aventure affreuse de ce Calas roué à Toulouse pour avoir pendu son fils. C’est qu’on prétend ici qu’il est très innocent et qu’il en a pris Dieu à témoin. Cette aventure me tient à cœur, elle m’attriste dans mes plaisirs, elle les corrompt. Il faut regarder le Parlement de Toulouse ou les Protestants avec horreur. » Bernis n’étant pas attristé dans ses plaisirs, ne répondit pas. Ensuite Voltaire s’adresse à Richelieu, gouverneur de Guyenne. Il sent que sa conscience est empoisonnée par cette affaire. Entre-temps, il rencontre les enfants Calas en exil à Genève. Il écrit de nouveau à Bernis qui lui répond enfin, en homme du monde, sans prendre parti, n’ayant aucune animosité ni contre les juges, ni contre leur victime. Il ne croit à rien, pas même à l’injustice. Babet la Bouquetière cueille les roses sans se piquer les doigts. Une erreur judiciaire n’est pas son affaire.
Un M. Ribotte, de Montauban, qui voyage, pourrait être un meilleur informateur. Ce Ribotte est un esprit distingué qui correspond avec Buffon, Necker, Jean-Jacques. Comme il est difficile de savoir ! « Ceux qui pourraient nous donner le plus de lumière gardent lâchement le silence», écrit Voltaire. C’est ce que fit Richelieu qui, par amitié pour Voltaire, voulut bien faire procéder à une enquête à Toulouse, mais il se garda bien de lui en communiquer les résultats. Il avait entrevu une vérité effroyable − une de ces vérités qu’il faut enterrer vivantes ! Il conseilla à Voltaire, pour son repos, de s’occuper d’autre chose. Qu’il cultive son jardin et la poésie à Ferney ! Voltaire, un moment, fut sur le point de se tenir tranquille.
C’est Tronchin qui relança tout. Il démontra sans peine à Voltaire que Richelieu s’était informé auprès du Parlement de Bordeaux qui tenait ses informations du Parlement de Toulouse. Ces messieurs des Parlements n’avaient aucun intérêt à se nuire. Il ne fallait rien attendre d’eux. Comme pour confirmer ces dires, le président de Brosses, juste au même moment, soutenait à fond la thèse des autres Parlements. Tronchin fit remarquer à Voltaire que l’esprit de corps, très puissant chez les magistrats, allait inévitablement, jouer contre lui s’il contestait la sentence de Toulouse. Voltaire allait se mettre à dos tous les Parlements et tous les juges de France et de Navarre. Il y avait de quoi hésiter. C’est alors que Voltaire fut plus que jamais convaincu de la nécessité de réviser le procès de Toulouse. Aussitôt, il entre en relation avec des commerçants, des avocats du Languedoc qui avaient l’habitude de se rendre à Genève. Il interroge. Il confronte le fils Calas et les témoins. Dès qu’on lui signale la présence d’un voyageur de Toulouse, il se déplace de Ferney à Genève : « Donnez-moi votre heure, je me rendrai chez vous ou chez M. Tronchin à l’heure que vous préciserez » écrit-il à l’un d’eux. Il est à la dévotion des Calas.
On n’a voulu voir dans sa passion pour défendre leur cause qu’une passion anticléricale. C’est bien rabaisser cette affaire. On sait qu’il n’est pas plus tendre pour le fanatisme protestant que pour les autres. Il ne faut pas oublier que les pensées de Voltaire sont extrêmement nuancées, fluctuantes. Ne jurons de rien avec lui, sauf de sa passion sincère de la justice, de la vérité… et du théâtre.
Ce n’est pas une passion romantique, c’est une passion de la Raison. Sa sympathie pour la cause des Calas est loin d’être spontanée. Les élans du cœur, souvent inconsidérés, ne sont pas le péché mignon des Arouet. Il se fait présenter le jeune Donat Calas, il l’interroge, disons le mot, il le cuisine de l’air le plus soupçonneux. L’autre frère, Pierre, a, disaient les juges, assisté à la pendaison ; c’était bien s’avancer. En tout cas, il a assisté et aidé à la dépendaison, c’est le plus proche témoin, un doute plane sur lui. Voltaire ne l’aborde qu’avec une méfiance extrême : il le fait espionner pendant quatre mois ! Quelle patience, quel zèle ! C’est un exemple de conscience professionnelle que les juges de Toulouse auraient dû donner. Sur ce qu’on lui rapporte, il juge Pierre Calas. Mais à l’inverse de la populace que la passion de l’injustice rend folle, la passion de la justice lui fait une tête froide.
Il finit par tout savoir de chacun des membres de cette famille. Dans ses interrogatoires, il leur tend des pièges avec une habileté consommée. Après plusieurs mois de cette instruction conduite de main de maître, il écrit : « Il n’y a rien que je n’aie fait pour m’éclaircir de la vérité : j’ai employé plusieurs personnes auprès des Calas pour m’instruire de leurs mœurs et de leur conduite. Je les ai interrogés moi-même très souvent. J’ose être sûr de l’innocence de cette famille comme de mon existence. » 13 février 1763.
Maintenant, c’est le monde qu’il faut convaincre de cette innocence. Pour faire le siège du ministre, M. de Saint-Florentin, il mobilise Richelieu, la duchesse d’Anville et le duc de Villars et un commis, M. Meynard − et même le médecin du ministre. Celui-ci est chargé d’administrer chaque matin, une dose d’émétique et une dose de Calas à son patient. Il harcèle le chancelier, M. de Lamoignon et le premier président, M. de Nicolaï. Il se raccroche à Mme de Pompadour, il rappelle le passé, minaude, amuse, attendrit, il faut sauver la vérité, même si on n’a pu sauver la vie de Calas.
Les juges n’étaient plus sûrs d’eux-mêmes. La fin de Calas en avait troublé plus d’un : c’était celle d’un innocent. Le crime était invraisemblable. A soixante-deux ans, comment ce vieillard aurait-il pu pendre, seul, un jeune homme vigoureux de vingt-sept ans ? Avait-il eu un complice ? Ce ne pouvait être que Pierre, son second fils. Alors pourquoi avait-on acquitté celui-ci ? Et cette comédie du bannissement ? On fait sortir le banni par la porte Saint-Michel et on le fait rentrer par une autre porte. On l’héberge aux Jacobins et on lui promet la liberté s’il se convertit. Quel tissu d’incohérence ! Il accepte et quatre mois après il est à Genève où il rejoint sa mère et le jeune Donat. Que vaut cette conversion ? Où est l’iniquité ? Chez celui qui se renie ou chez celui qui force à se renier dans de telles conditions ?
On peut s’étonner que l’un des premiers obstacles que Voltaire eût à surmonter fut la répugnance de Mme Calas à entendre parler de réhabilitation. Sa réclusion, son « interrogatoire », la mort abominable de son époux l’avait anéantie. Voltaire, pour la convaincre, émut son cœur de mère. On se souvient que les Calas avaient aussi deux filles tenues à l’écart du drame qui avait détruit leur famille. On les avait cloîtrées. La pauvre mère ne vivait que dans l’espoir chimérique de les revoir. Or, tant que Calas serait coupable ses filles continueraient à pâtir du crime paternel et resteraient enfermées. Si le père était réhabilité les filles seraient rendues à leur mère. C’est ainsi que Voltaire obtint le consentement de la pauvre femme. On la tira de son trou, de son deuil, de sa honte, de sa détresse, on la fit venir à Paris. Il fallait que le monde vît cette statue de la douleur et de l’innocence martyrisée. Pour convaincre la foule, il fallait que la malheureuse payât de sa personne, qu’elle s’affichât, que le spectacle de sa ruine servît de propagande à sa cause. Le public exige ces exhibitions : Pour me tirer des pleurs, il faut que vous pleuriez. Quand les Parisiens commencèrent à larmoyer, Voltaire sentit que la victoire était en vue. Voltaire seul ne représentait que la Justice, la Vérité, l’Intelligence et la Générosité, en somme peu de chose aux yeux de juges fanatiques. Mais un public en transes, c’est une force. Les juges de Toulouse avaient condamné Calas aux cris de la rue : « A mort Calas ! » Il fallait, pour sauver ce qui pouvait l’être, que la foule de Paris criât : « Réhabilitez Calas ! Justice pour Calas ! » Ainsi va le monde.
Voltaire grâce à ses puissantes relations, à son savoir-faire fit préparer à Mme Calas un accueil chaleureux dans la capitale. Les d’Argental se surpassèrent. Voltaire leur écrivait : « Que demandons-nous ? Rien autre chose que la justice ne soit pas muette comme elle est aveugle. Qu’elle parle, qu’elle dise pourquoi elle a condamné Calas ? Quelle horreur qu’un jugement secret, une condamnation sans motif ! Y a-t-il une plus exécrable tyrannie que de verser le sang à son gré sans en rendre la moindre raison. « Ce n’est pas l’usage ! disent les juges. » Eh ! Monstres, il faut que cela devienne l’usage. Vous devez compte aux hommes du sang des hommes. »
Ces dernières sentences contiennent en germe la réforme fondamentale de la justice. C’est le droit de l’homme à disposer de sa vie, de sa liberté − ou du moins le droit de savoir pourquoi « une autorité » en dispose.
Mme Calas demeurait à Paris − triste ironie du hasard ! − Quai des Morfondus. Elle était sans ressources ; c’était Voltaire qui faisait face à toutes ses dépenses, comme à toutes celles des contre-enquêtes. (Et la fameuse avarice de Voltaire ?) Comme l’intérêt (ou la curiosité) appelle l’intérêt, comme le succès entraîne le succès, les amis de Mme Calas se multipliaient et les secours affluaient. On lui ouvrit un compte à la banque Mallet qui s’alimentait des versements de ses protecteurs. La pauvre femme s’aperçut enfin que l’opinion lui était très favorable. La lutte put alors s’engager entre Voltaire qui prit la tête de tous les amis de Calas et le Parlement de Toulouse.
Certaines difficultés paraissaient encore insurmontables. L’avocat Mariette qui défendait la cause de Mme Calas ne pouvait obtenir l’extrait de la procédure du Parlement de Toulouse. Cette pièce était indispensable. Le Parlement ne répondait pas. Pas un huissier, dans tout le ressort de la Cour de Toulouse, ne voulut instrumenter pour obtenir cette pièce. Cela se passait dans le moment où les Parlements faisaient de l’opposition au roi. Le public croyait que les parlementaires défendaient les droits de la Nation, alors qu’ils défendaient les privilèges des Parlements devenus le repaire du plus borné des conservatismes. Bref, le moment était peu favorable à une révision. Même le père du jeune La Vaysse, qui était avocat, tremblait devant les initiatives prises par Voltaire. Il eût laissé volontiers le Parlement et les capitouls pendre la ville et les faubourgs de crainte qu’on ne réveillât cette horrible affaire où son fils avait failli être pendu. Voltaire ne put rien obtenir de lui. Avant de lui jeter la pierre, qu’on se souvienne de l’inquiétante facilité avec laquelle ces juges de Toulouse faisaient donner « la question » à de simples prévenus. Avocat, il savait mieux que personne les risques qu’il courait. Par contraste, le courage de Voltaire ne nous paraît que plus admirable.
Dans les cas difficiles, Voltaire connaît plus d’une chanson. Celle de la Justice n’ayant pas réussi à séduire La Vaysse, il lui serine celle de l’intérêt. Maître La Vaysse viendra à Paris. Il y sera à l’abri des méchants juges, il rencontrera des princes allemands, des personnes fort importantes de France, d’Angleterre, des Pays-Bas qui ont souscrit des sommes considérables pour l’affaire Calas. « Et ces sommes, vous les gérerez, Monsieur La Vaysse. » Voltaire ajoutait que ces gens considérables n’avaient pas que Calas en tête, ils avaient mille affaires à défendre, moins spectaculaires, moins dangereuses mais plus lucratives que la réhabilitation d’un innocent. C’est en écoutant cette musique que La Vaysse sentit se lever en lui un rayon d’amour pour la Justice.
Ce qu’il y a d’étonnant en Voltaire, c’est l’alliance de l’idéalisme au bon sens, et son habileté à se servir de ses amis et de ses relations. Il stimule les timorés, mais il tempère les enthousiastes dont le zèle peut être nuisible. Il sait ce qu’il faut dire à certains, et ce qu’il faut leur taire. Surtout, évitons de nous faire de nouveaux ennemis par des proclamations maladroites. « Ne nous brouillons avec personne, nous avons besoin d’amis. » Il avait surtout besoin de l’aide des Calas qui n’ont aucun ressort. Voilà que Mme Calas faiblit, elle renonce à la lutte. Cela exaspère Voltaire : il faut qu’elle pleure, qu’elle crie, qu’elle hurle. « Il me semble, lui dit-il, que si l’on avait roué mon père, je crierais un peu plus fort ! » Nous le croyons sans peine. Nous l’avons entendu hurler pour des égratignures. Que serait-ce pour un écartèlement ! Pour celui-ci qui n’est pas le sien, nous l’entendons encore − deux siècles plus tard !
Quand il estima que l’opinion était prête à l’entendre, il s’adressa à elle. Il publia en août 1762 un libelle : Histoire d’Elisabeth Canning et de Calas. En vingt pages, sans passion, avec une clarté, une logique, une pureté d’expression exemplaires, il édifia le public. Cette publication fut suivie d’une Lettre des frères Calas sur le procès de leur père qui eut un grand retentissement. A leur tour, les avocats Elie de Beaumont et Mariette publièrent un mémoire. C’est ainsi que ce fait divers devint un sujet de discussion publique, cessa d’être le procès Calas et devint l’Affaire Calas. Dans l’étroite marge qu’il y a entre les deux expressions, on peut faire passer une émeute, une réforme et même une révolution. Grâce à ces petites publications, le scandale envahit la France et passa les frontières. L’Europe des Lumières prit conscience des vices monstrueux d’une justice moyenâgeuse. Tout cela faisait un grand bruit auquel ces Messieurs du Parlement restaient parfaitement sourds. Qu’importaient à ces bornés, les libelles d’un poète touche-à-tout, les mémoires des fils et des avocats d’un supplicié par erreur ? Leurs arrêts étaient sans appel ! La royauté elle-même ne pouvait les faire plier. Un parlementaire disait en riant que cette campagne n’avait aucune importance parce qu’en France les juges étaient plus nombreux que les Calas. Le mot est peut-être drôle mais il est d’un sot qui n’avait pas compris que « Calas » c’était « Voltaire » et qu’un seul Voltaire faisant du bruit et secouant les perruques des juges pouvait réveiller tous les Parlements de France − M. de Brosses compris.
Pour appuyer sa campagne en faveur de la réhabilitation, il publia en 1763, un Traité de la Tolérance sans signature. Il voulait qu’on crût que ce texte était d’un bon prêtre. Voici ce qu’il en dit à son ami Damilaville le 24 janvier 1763 : « On ne peut empêcher que Jean Calas ne soit roué, on peut rendre ses juges exécrables et c’est ce que je leur souhaite… Gardez-vous d’imputer aux laïques ce petit ouvrage sur la tolérance qui va bientôt paraître. Il est, disons, d’un bon prêtre. Il y a des endroits qui font frémir, d’autres qui font pouffer de rire car, Dieu merci, l’intolérance est aussi horrible qu’absurde. » A ce balancement de l’horrible à l’absurde et du sérieux au comique, on reconnaît un des traits profonds de l’esprit de Voltaire.
Dans ce Traité, il prend le problème de haut, l’affaire Calas devient une affaire d’humanité, il la règle pour tous les temps et pour tous les peuples. Chacun devina un grand esprit, un grand cœur, un grand écrivain et nomma Voltaire. Ce petit livre bouleversa l’opinion : c’est lui qui gagna le procès de réhabilitation. Choiseul devint favorable à la cause des Calas. C’était beaucoup. Mais les Parlements, surtout dans le Midi, étaient prêts à l’émeute si on touchait à l’arrêt de Toulouse.
Enfin, le fatal jugement fut cassé en Conseil ; y assistaient plusieurs ministres, les ducs de Choiseul et de Praslin et trois évêques. Le Conseil entérinait la décision d’une assemblée de quatre-vingt juges qui le 4 juin 1764, avait cassé à l’unanimité le jugement de Toulouse. Parmi eux se trouvaient certains juges de Toulouse. L’un d’eux, assez penaud, s’adressant en manière d’excuse au duc d’Ayen dit : « Monseigneur, le meilleur cheval peut broncher… »
− Oui, mais … toute une écurie ! répliqua le duc.
Mme Calas fut reçue à Versailles. Elle vit le roi, mais le roi ne la vit pas parce que au moment où il passait près d’elle quelqu’un glissa et tomba, cela fit un grand bruit qui attira l’attention de tout le monde : le roi était déjà passé.
Un protestant, rapporteur de l’Assemblée des Juges, écrit : « Quel contraste avec le peuple de Toulouse ! Les domestiques de tous les juges, de tous ses protecteurs la regardent (Mme Calas) avec respect, admiration, il n’en est aucun qui n’ait lu tous ses mémoires… »
Pendant son séjour au couvent, l’une des filles Calas, Nanette, avait rencontré un dévouement incomparable en la personne d’une bonne sœur qui, après avoir interrogé et observé sa compagne, fut persuadée de l’innocence de sa famille. Elle écrivit au chancelier de Lamoignon une lettre remarquable de clarté, de justesse et de sensibilité. Voltaire l’ayant lue écrivit : « Il semble que la vertueuse simplicité et l’indulgence de cette nonne de la Visitation condamnent terriblement le fanatisme sanguinaire des assassins de robe de Toulouse. » Mais quand Nanette voulut exprimer sa reconnaissance envers Voltaire, la bonne nonne effrayée se récria : « Peut-il y avoir quelque chose de grand dans l’homme qui s’oppose à l’auteur de son être… » Pour la bonne sœur, Voltaire était le diable. Mais il se trouve qu’elle avait collaboré avec lui dans une bonne œuvre − peut-être parce qu’il n’était pas plus diable que Calas n’était assassin.
Voici comment la nouvelle de la cassation de l’arrêt qui acheminait vers la réhabilitation parvint à Ferney. Pierre Calas était présent. On apporta une lettre de d’Argental qui annonçait la bonne nouvelle, récompense de tant de peines, de tant de dépenses d’argent, de temps, d’intelligence en faveur de l’humanité bafouée en la personne des malheureux Calas. Le vieillard et le jeune homme tombèrent dans les bras l’un de l’autre et versèrent des torrents de larmes : « Nous versions des larmes d’attendrissement le petit Calas et moi. Mes vieux yeux en fournissaient autant que les siens. Nous étouffions, chers Anges... c’est pourtant la philosophie toute seule qui a remporté cette victoire. »
C’est surtout Voltaire qui avait remporté la victoire : il avait donné des armes à la philosophie : la ténacité, l’argent, l’intelligence. Sans elles, la philosophie n’eût fait que des phrases.
L’affaire n’était pas finie. Le Parlement de Toulouse souleva toutes les difficultés imaginables de procédure. Après avoir menacé de l’émeute, il refusa de communiquer les minutes du procès. Le roi, lui-même, en Conseil, les exigea. On répondit qu’on en ferait une copie mais que les frais en seraient payés par Mme Calas. Cette copie nécessitait vingt-cinq mains de papier timbré. Cela faisait une somme énorme. « Quoi ! s’écria Voltaire, dans le dix-huitième siècle, dans le temps que la philosophie et la morale instruisent les hommes, on roue un innocent à la pluralité de 8 voix contre cinq, et on exige quinze cent livres (un million d’A.F.) pour transcrire le griffonnage d’un abominable tribunal ? Et on veut que la veuve paie ? » C’est encore Voltaire et ses amis qui payèrent à la place de la veuve. Parfois, elle voulait tout abandonner. Voltaire lui rappelait ses filles cloîtrées. Elle retrouvait sa force.
Il lui en fallait car la procédure exigeait qu’après la cassation tout le procès fût repris à son point de départ − on arrêta donc de nouveau les prévenus, on les remit en prison pour les en sortir et les traduire en jugement ; On connaît l’image qui a popularisé la famille Calas,
de nouveau réunie en prison − pour un emprisonnement de pure forme à la Conciergerie. Que la Justice n’a-t-elle ressuscité Calas pour être logique avec elle-même ? Que d’iniquité dans cette affaire ! Dans cette affaire qu’on connaît. Ce qui fait frémir, c’est le nombre de celles, tout aussi iniques, que l’on ne connaît pas. Enfin, le 9 mars 1765, l’arrêt final fut rendu à l’unanimité : il réhabilitait tous les accusés Calas, leurs noms devaient être rayés des listes d’écrou. Les greffiers devaient pourvoir à ces dispositions sous peine de contrainte par corps. Malgré cela, les juges de Toulouse n’obéirent pas. Seul, le père de La Vaysse, avocat, put s’introduire au Greffe pendant une vacance et il raya lui-même le nom de son fils. Les réhabilités étaient en droit d’exiger des réparations et des dommages des juges qui les avaient injustement condamnés. Ils n’osèrent rien demander car les juges les auraient bernés et ruinés et le roi lui-même n’y pouvait rien. Il fallait une révolution pour se débarrasser de leurs exorbitants privilèges. Ces Parlements ont joué un rôle exécrable au XVIIIe siècle, ils furent une des causes primordiales des abus et, par conséquent, des violences qui prétendaient les abolir. C’est le roi qui fit dédommager la famille Calas et il le fit avec rapidité. La reine − pourtant peu encline à congratuler les « hérétiques » − reçut Mme Calas et ses filles. C’était vraiment la réhabilitation. Le trône se montra plus libéral que ses tribunaux.
Ce que Voltaire a fait pour les Calas, c’est-à-dire pour la Justice, pour la liberté, pour la dignité de l’homme, suffirait à le rendre immortel. Son esprit nous charme, certes ; mais ce n’est pas seulement une merveilleuse séduction : c’est une arme, la plus pacifique, la plus efficace des armes. Diderot était enchanté par l’action de Voltaire : « Oh ! Mon amie, le bel emploi du génie ! Il faut que cet homme ait de l’âme, de la sensibilité, que l’injustice le révolte et qu’il sente l’attrait de la vertu. » Et le chaleureux Diderot transporté finit sur un beau blasphème, mais celui-ci vient du cœur : « Quand il y aurait un Christ je vous assure que Voltaire serait sauvé. »
En février 1765, Voltaire eut la satisfaction d’apprendre la destitution du sinistre Beaudrige. « J’espère qu’il paiera chèrement le sang de Calas », dit-il.
Et Voltaire apparut au final de la pièce, avant que le rideau ne tombât, pour féliciter les acteurs et le public. Il écrivait : « Vous êtes donc à Paris, mon cher ami, quand le dernier acte de la tragédie Calas a fini si heureusement. La pièce est dans les règles, c’est à mon avis le plus beau cinquième acte qui soit au monde. »
Nous regrettons que la Cour ne l’ait pas autorisé à venir à Paris pour ce baisser de rideau. La pièce nous a émus, enrichis, enthousiasmés. Nous nous sommes tous sentis réhabilités avec tous les Calas du monde.
Fin de l’extrait.