SIÈCLE DE LOUIS XIV - Chapitre XXVI - Suite des particularités et anecdotes - Partie 2

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SIÈCLE DE LOUIS XIV - Chapitre XXVI - Suite des particularités et anecdotes - Partie 2

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SIÈCLE DE LOUIS XIV

 

PAR

 

VOLTAIRE

 

 

 

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- Partie 2 -

 

 

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CHAPITRE XXVI.

 

 

 

Suite des particularités et anecdotes

 

 

 

 

 

 

          Tous les honneurs, tous les hommages, étaient pour madame de Montespan, excepté ce que le devoir donnait à la reine. Cependant cette dame n’était pas du secret. Le roi savait distinguer les affaires d’Etat des plaisirs (1).

 

          Madame, chargée seule de l’union des deux rois et de la destruction de la Hollande, s’embarqua à Dunkerque sur la flotte du roi d’Angleterre, Charles II, son frère, avec une partie de la cour de France. Elle menait avec elle mademoiselle de Kéroual, depuis duchesse de Portsmouth, dont la beauté égalait celle de madame de Montespan. Elle fut depuis en Angleterre ce que madame de Montespan était en France, mais avec plus de crédit (2). Le roi Charles fut gouverné par elle jusqu’au dernier moment de sa vie ; et, quoique souvent infidèle, il fut toujours maîtrisé. Jamais femme n’a conservé plus longtemps sa beauté ; nous lui avons vu, à l’âge de près de soixante et dix ans, une figure encore noble et agréable, que les années n’avaient point flétrie.

 

          Madame alla voir son frère à Cantorbéry, et revint avec la gloire du succès (3). Elle en jouissait, lorsqu’une mort subite et douloureuse l’enleva à l’âge de vingt-six ans, le 30 Juin 1670. La cour fut dans une douleur et dans une consternation que le genre de mort augmentait. Cette princesse s’était crue empoisonnée. L’ambassadeur d’Angleterre, Montaigu, en était persuadé la cour n’en doutait pas ; et toute l’Europe le disait. Un des anciens domestiques de la maison de son mari m’a nommé celui qui (selon lui)) donna le poison. « Cet homme, me disait-il, qui n’était pas riche, se retira immédiatement après en Normandie, où il acheta une terre dans laquelle il vécut longtemps avec opulence. Ce poison (ajoutait-il) était de la poudre de diamant mise au lieu de sucre dans des fraises. » La cour et la ville pensèrent que Madame avait été empoisonnée dans un verre d’eau de chicorée (4), après lequel elle éprouva d’horribles douleurs, et bientôt les convulsions de la mort. Mais la malignité humaine et l’amour de l’extraordinaire furent les seules raisons de cette persuasion générale. Le verre d’eau ne pourrait être empoisonné, puisque madame de La Fayette et une autre personne burent le reste sans ressentir la plus légère incommodité. La poudre de diamant n’est pas plus un venin (5) que la poudre de corail. Il y avait longtemps que Madame était malade d’un abcès qui se formait dans le foie. Elle était très malsaine, et même avait accouché d’un enfant absolument pourri. Son mari, trop soupçonné dans l’Europe, ne fut ni avant ni après cet événement accusé d’aucune action qui eût de la noirceur ; et on trouve rarement des criminels qui n’aient fait qu’un grand crime. Le genre humain serait trop malheureux s’il était aussi commun de commettre des choses atroces que de les croire.

 

          On prétendit que le chevalier de Lorraine, favori de Monsieur, pour se venger d’un exil et d’une prison que sa conduite coupable auprès de Madame lui avait attirés, s’était porté à cette horrible vengeance. On ne fit pas attention que le chevalier de Lorraine était alors à Rome, et qu’il est bien difficile à un chevalier de Malte de vingt ans, qui est à Rome, d’acheter à Paris la mort d’une grande princesse (6).

 

          Il n’est que trop vrai qu’une faiblesse et une indiscrétion du vicomte de Turenne avaient été la première cause de toutes ces rumeurs odieuses qu’on se plaît encore à réveiller. Il était à soixante ans l’amant de madame de Coëtquen, et sa dupe comme il l’avait été de madame de Longueville. Il révéla à cette dame le secret de l’Etat (7), qu’on cachait au frère du roi. Madame de Coëtquen, qui aimait le chevalier de Lorraine, le dit à son amant : celui-ci en avertit Monsieur. L’intérieur de la maison de ce prince fut en proie à tout ce qu’ont de plus amer les reproches et les jalousies. Ces troubles éclatèrent avant le voyage de Madame. L’amertume redoubla à son retour. Les emportements de Monsieur, les querelles de ses favoris avec les amis de Madame, remplirent sa maison de confusion et de douleur. Madame, quelque temps avant sa mort, reprochait avec des plaintes douces et attendrissantes, à la marquise de Coëtquen, les malheurs dont elle était cause. Cette dame à genoux auprès de son lit, et arrosant ses mains de larmes, ne lui répondit que par ces vers de Venceslas (8) :

 

                J’allais… j’étais… l’amour a sur moi tant d’empire…

                Je me confonds, madame, et ne vous puis rien dire.

 

          Le chevalier de Lorraine, auteur de ces dissensions, fut d’abord envoyé par le roi à Pierre-Encise ; le comte de Marsan, de la maison de Lorraine, et le marquis, depuis maréchal de Villeroi, furent exilés. Enfin on regarda comme la suite coupable de ces démêlés la mort naturelle de cette malheureuse princesse. (9).

 

          Ce qui confirma le public dans le soupçon de poison, c’est que vers ce temps on commença à connaître ce crime en France. On n’avait point employé cette vengeance des lâches dans les horreurs de la guerre civile. Ce crime, par une fatalité singulière, infecta la France dans le temps de la gloire et des plaisirs qui adoucissaient les mœurs, ainsi qu’il se glissa dans l’ancienne Rome aux plus beaux jours de la république.

 

          Deux italiens, dont l’un s’appelait Exili, travaillèrent longtemps avec un apothicaire allemand, nommé Glaser (10), à rechercher ce qu’on appelle la pierre philosophale. Les deux italiens y perdirent le peu qu’ils avaient, et voulurent par le crime réparer le tort de leur folie. Ils vendirent secrètement des poisons. La confession, le plus grand frein de la méchanceté humaine, mais dont on abuse en croyant pouvoir faire des crimes qu’on croit expier ; la confession, dis-je, fit connaître au grand pénitencier de Paris, que quelques personnes étaient mortes empoisonnées. Il en donna avis au gouvernement. Les deux Italiens soupçonnés furent mis à la Bastille ; l’un des deux y mourut. Exili y resta sans être convaincu, et du fond de sa prison il répandit dans Paris ses funestes secrets qui coûtèrent la vie au lieutenant civil d’Aubrai et à sa famille, et qui firent enfin ériger la chambre des poisons, qu’on nomma la chambre ardente.

 

          L’amour fut la première source de ces horribles aventures. Le marquis de Brinvilliers, gendre du lieutenant civil d’Aubrai, logea chez lui Sainte-Croix (11), capitaine de son régiment, d’une trop belle figure. Sa femme lui en fit craindre les conséquences. Le mari s’obstina à faire demeurer ce jeune homme avec sa femme, jeune, belle et sensible. Ce qui devait arriver arriva : ils s’aimèrent. Le lieutenant civil, père de la marquise, fut assez sévère et assez imprudent pour solliciter une lettre de cachet, et pour faire envoyer à La Bastille le capitaine, qu’il ne fallait envoyer qu’à son régiment. Sainte-Croix fut mis malheureusement dans la chambre où était Exili. Cet Italien lui apprit à se venger : on en sait les suites, qui font frémir. La marquise n’attenta point à la vie de son mari, qui avait eu de l’indulgence pour un amour dont lui-même était la cause ; mais la fureur de la vengeance la porta à empoisonner son père, ses deux frères, et sa sœur. Au milieu de tant de crimes, elle avait de la religion ; elle allait souvent à confesse ; et même lorsqu’on l’arrêta dans Liège on trouva une confession générale écrite de sa main qui servit non pas de preuve contre elle, mais de présomption. Il est faux qu’elle eût essayé ses poisons dans les hôpitaux, comme disait le peuple (12), et comme il est écrit dans les Causes célèbres, ouvrage d’un avocat sans cause (13), et fait pour le peuple ; mais il est vrai qu’elle eut, ainsi que Sainte-Croix, des liaisons secrètes avec des personnes accusées depuis des mêmes crimes. Elle fut brûlée, en 1676, après avoir eu la tête tranchée. Mais depuis 1670 qu’Exili avait commencé à faire des poisons, jusqu’en 1680, ce crime infecta Paris. On ne peut dissimuler que Penautier, le receveur général du clergé, ami de cette femme, fut accusé quelque temps après d’avoir mis ses secrets en usage, et qu’il lui en coûta la moitié de son bien pour supprimer les accusations (14).

 

          La Voisin, la Vigoureux, un prêtre nommé Le Sage, et d’autres, trafiquèrent des secrets d’Exili, sous prétexte d’amuser les âmes curieuses et faibles par des apparitions d’esprits. On crut le crime plus répandu qu’il n’était en effet. La chambre ardente fut établie à l’Arsenal, près de la Bastille, en 1680. Les plus grands seigneurs y furent cités, entre autres deux nièces du cardinal de Mazarin (15), la duchesse de Bouillon, et la comtesse de Soissons, mère du prince Eugène.

 

          La duchesse de Bouillon ne fut décrétée que d’ajournement personnel, et n’était accusée que d’une curiosité ridicule trop ordinaire alors, mais qui n’est pas du ressort de la justice. L’ancienne habitude de consulter des devins, de faire tirer son horoscope, de chercher des secrets pour se faire aimer, subsistait encore parmi le peuple, et même chez les premiers du royaume.

 

          Nous avons déjà remarqué qu’à la naissance de Louis XIV on avait fait entrer l’astrologue Morin dans la chambre même de la reine-mère, pour tirer l’horoscope de l’héritier de la couronne. Nous avons vu même le duc d’Orléans, régent du royaume, curieux de cette charlatanerie, qui séduisit toute l’antiquité ; et toute la philosophie du célèbre comte de Boulainvilliers ne put jamais le guérir de cette chimère. Elle était bien pardonnable à la duchesse de Bouillon, et à toutes les dames qui eurent les mêmes faiblesses. Le prêtre Le Sage, la Voisin, et la Vigoureux, s’étaient fait un revenu de la curiosité des ignorants qui étaient en très grand nombre. Ils prédisaient l’avenir ; ils faisaient voir le diable. S’ils s’en étaient tenus là, il n’y aurait eu que du ridicule dans eux et dans la chambre ardente.

 

          La Reynie, l’un des présidents de cette chambre, fut assez malavisé pour demander à la duchesse de Bouillon si elle avait vu le diable ; elle répondit qu’elle le voyait dans ce moment, qu’il était fort laid et fort vilain, et qu’il était déguisé en conseiller d’Etat. L’interrogatoire ne fut guère poussé plus loin.

 

 

 

 

1 – La Montespan assista souvent au conseil. (G.A.)

2 – « Pour cet acte de prostitution, dit M. Michelet, le roi avait acheté la petite à sa famille, lui constituant une terre, et tant par chaque bâtard qu’elle aurait de Charles II. » (G.A.)

3 – Madame réussit dans la négociation mais elle ne revint pas moins triste, n’ayant pu obtenir de son frère qu’on cassât son mariage. (G.A.)

4 – Voyez l’Histoire de Madame Henriette d’Angleterre, par madame la comtesse de La Fayette, - édition de 1742.

5 – Des fragments de diamant et de verre pourraient, par leurs pointes, percer une tunique des entrailles, et la déchirer : mais aussi on ne pourrait les avaler, et on serait averti tout d’un coup du danger par l’excoriation du palais et du gosier. La poudre impalpable ne peut nuire. Les médecins qui ont rangé le diamant au nombre des poisons auraient dû distinguer le diamant réduit en poudre impalpable du diamant grossièrement pilé.

6 – Le chevalier de Lorraine envoya d’Italie le poison à Beuvron, écuyer de Madame, et à d’Effiat, son capitaine des gardes, mais Monsieur n’en savait rien. Voir Saint-Simon et les Mémoires de la princesse palatine. (G.A.)

7 – Il s’agissait des négociations de Madame en Angleterre. (G.A.)

8 – Tragédie de Rotrou. (G.A.)

9 – Dans un recueil de pièces extraites du portefeuille de M. Duclos, et imprimées en 1781, on trouve qu’un maître-d’hôtel de Monsieur, nommé Morel, avait commis ce crime ; qu’il en fut soupçonné ; que Louis XIV le fit amener devant lui ; que l’ayant menacé de le livrer à la rigueur des lois s’il ne disait pas la vérité, et lui ayant promis la liberté et la vie s’il avouait tout, Morel avoua son crime ; que le roi lui ayant demandé si Monsieur était instruit de cet horrible complot, Morel lui répondit : « Non, il n’y aurait point consenti. » Voltaire était instruit de cette anecdote ; mais il n’a jamais voulu paraître croire à aucun empoisonnement, à moins qu’il ne fût absolument impossible d’en nier la réalité. Dans le même ouvrage que nous venons de citer, on donne pour garant de cette anecdote mademoiselle de La Chausseraie, amie subalterne de madame de Maintenon. On a demandé comment, quarante ans après cet événement, Louis XIV aurait confié des détails si affligeants à se rappeler, à une personne qui n’avait et ne pouvait avoir avec lui aucune liaison intime. Mais mademoiselle de La Chausseraie expliquait elle-même cette difficulté. Elle racontait que se trouvant seule avec le roi chez madame de Maintenon, qui était sortie pour quelques moments, Louis XIV laissa échapper des plaintes sur les malheurs où il s’était vu condamné ; elle attribuait ces plaintes au revers de la guerre de la succession, et cherchait à le consoler. « Non, dit le roi, c’est dans ma jeunesse, c’est au milieu de mes succès que j’ai éprouvé les plus grands malheurs ; » et il cité la mort de Madame. Mademoiselle de La Chausseraie répondit par un lieu commun de consolation. « Ah ! Mademoiselle, dit le roi, ce n’est point cette mort, ce sont ses affreuses circonstances que je pleure. » Et il se tut. Peu de temps après, madame de Maintenon rentra ; au bout de quelques moments de silence, le roi s’approcha de mademoiselle de La Chausseraie, et lui dit : « J’ai commis une indiscrétion que je me reproche ; ce qui m’est échappé a pu vous donner des soupçons contre mon frère, et ils seraient injustes ; je ne puis les dissiper que par une confidence entière ; » et alors il lui raconta ce qu’on vient de lire. Nous avons appris ces détails d’un homme très digne de foi, qui les tient immédiatement des personnes qui avaient avec mademoiselle de La Chausseraie les relations les plus intimes. (K.)

10 – Ce Glaser, a remarqué M. Clogenson, est cité comme apothicaire empoisonneur, dans une lettre du 22 Juillet 1676, de madame de Sévigné à sa fille…. Je ne sais si ce Glaser avait un autre rapport que celui du nom avec Christophe Glaser, qui, après avoir quitté la Suisse, sa patrie, vint à Paris, où il fut pharmacien ordinaire de Louis XIV. (G.A.)

11 – L’Histoire de Louis XIV, sous le nom de La Martinière, le nomme l’abbé de La Croix. Cette histoire, fautive en tout, confond les noms, les dates et les événements.

12 – Madame de Sévigné le dit aussi. (G.A.)

13 – Gayot de Pitaval, lié avec Fréron. (G.A.)

14 – M. Michelet a jeté un grand jour sur cette affaire. Voyez le chapitre XVI du treizième volume de son Histoire de France. Après avoir lu son récit, on comprend pourquoi le peuple tenait la Brinvilliers pour une sainte et chercha ses os. (G.A.)

15 – L’ Histoire de Reboulet dit « que la duchesse de Bouillon fut décrétée prise de corps, et qu’elle parut devant les juges avec tant d’amis, qu’elle n’avait rien à craindre, quand même elle eût été coupable. » Tout cela est très faux ; il n’y eut point de décret, de prise de corps contre elle, et alors nuls amis n’auraient pu la soustraire à la justice.

 

− Simon Reboulet, dont Voltaire discute souvent les assertions, était jésuite à Avignon, sa patrie ; mais la faiblesse de sa santé le contraignit à quitter la compagnie de Jésus. Il fut le rédacteur des Mémoires de Claude comte de Forbin, chef d’escadre depuis 1675 jusqu’en 1710. Il publia ensuite l’Histoire du Règne de Louis XIV, surnommé le Franc, roi de France. L’abbé Lenglet du Fresnoy, dans sa Méthode pour étudier l’histoire, a jugé sommairement Simon Reboulet, en disant : « L’auteur avait été jésuite ; il n’a pas manqué d’en fourrer les préjugés dans son ouvrage ». (E.B.)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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