SIÈCLE DE LOUIS XIV - Chapitre XXVI - Suite des particularités et anecdotes - Partie 3
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SIÈCLE DE LOUIS XIV
PAR
VOLTAIRE
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- Partie 3 -
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CHAPITRE XXVI.
Suite des particularités et anecdotes
L’affaire de la comtesse de Soissons et du maréchal de Luxembourg fut plus sérieuse. Le Sage, la Voisin, la Vigoureux, et d’autres complices encore, étaient en prison, accusés d’avoir vendu des poisons qu’on appelait la poudre de succession ; ils chargèrent tous ceux qui les étaient venus consulter. La comtesse de Soissons fut du nombre. Le roi eut la condescendance de dire à cette princesse que, si elle se sentait coupable, il lui conseillait de se retirer. Elle répondit qu’elle était très innocente, mais qu’elle n’aimait pas à être interrogée par la justice. Ensuite elle se retira à Bruxelles, où elle est morte sur la fin de 1708, lorsque le prince Eugène son fils la vengeait par tant de victoires, et triomphait de Louis XIV.
François-Henri de Montmorency-Boutteville, duc, pair et maréchal de France, qui unissait le grand nom de Montmorency à celui de la maison impériale de Luxembourg, déjà célèbre en Europe par des actions de grand capitaine, fut dénoncé à la chambre ardente. Un de ses gens d’affaires, nommé Nonard, voulant recouvrer des papiers importants qui étaient perdus, s’adressa au prêtre Le Sage pour les lui faire retrouver. Le Sage commença par exiger de lui qu’il se confessât, et qu’il allât ensuite pendant neuf jours en trois différentes églises, où il réciterait trois psaumes.
Malgré la confession et les psaumes, les papiers ne se retrouvèrent point ; ils étaient entre les mains d’une fille nommée Dupin. Bonard, sous les yeux de Le Sage, fit au nom du maréchal de Luxembourg, une espèce de conjuration par laquelle la Dupin devait devenir impuissante en cas qu’elle ne lui rendît pas les papiers ; on ne sait pas trop ce que c’est qu’une fille impuissante. La Dupin ne rendit rien, et n’en eut pas moins d’amants.
Bonard, désespéré, se fit donner un nouveau plein pouvoir par le maréchal ; et entre ce plein pouvoir et la signature, il se trouva deux lignes d’une écriture différente par lesquelles le maréchal se donnait au diable (1).
Le Sage, Bonard, La Voisin, la Vigoureux, et plus de quarante accusés ayant été enfermés à la Bastille, Le Sage déposa que le maréchal s’était adressé au diable et à lui pour faire mourir cette Dupin qui n’avait pas voulu rendre les papiers ; leurs complices ajoutaient qu’ils avaient assassiné la Dupin par son ordre, qu’ils l’avaient coupée en quartiers, et jetée dans la rivière.
Ces accusations étaient aussi improbables qu’atroces. Le maréchal devait comparaître devant la cour des pairs ; le parlement et les pairs devaient revendiquer le droit de le juger : ils ne le firent pas. L’accusé se rendit lui-même à la Bastille ; démarche qui prouvait son innocence sur cet assassinat prétendu.
(1679) Le secrétaire d’Etat Louvois, qui ne l’aimait pas, le fit enfermer dans une espèce de cachot de dix pas et demi de long, où il tomba très malade. On l’interrogea le second jour, et on le laissa ensuite cinq semaines entières sans continuer son procès ; injustice cruelle envers tout particulier, et plus condamnable encore envers un pair du royaume. Il voulut écrire au marquis de Louvois pour s’en plaindre ; on ne le lui permit pas : il fut enfin interrogé. On lui demanda s’il n’avait pas donné des bouteilles de vin empoisonnées pour faire mourir le frère de la Dupin et une fille qu’il entretenait.
Il paraissait bien absurde qu’une maréchal de France, qui avait commandé des armées, eût voulu empoisonner un malheureux bourgeois et sa maîtresse, sans pouvoir tirer aucun avantage d’un si grand crime.
Enfin, on lui confronta Le Sage et un autre prêtre nommé d’Avaux, avec lesquels on l’accusait d’avoir fait des sortilèges pour faire périr plus d’une personne.
Tout son malheur venait d’avoir vu une fois Le Sage, et de lui avoir demandé des horoscopes.
Parmi les imputations horribles qui faisaient la base du procès, Le Sage dit que le maréchal duc de Luxembourg avait fait un pacte avec le diable, afin de pouvoir marier son fils à la fille du marquis de Louvois. L’accusé répondit : « Quand Matthieu de Montmorency épousa la veuve de Louis-le-Gros, il ne s’adressa point au diable, mais aux états généraux, qui déclarèrent que, pour acquérir au roi mineur l’appui des Montmorency, il fallait faire ce mariage. »
Cette réponse était fière, et n’était pas d’un coupable. Le procès dura quatorze mois : il n’y eut pas de jugement ni pour ni contre lui. La Voisin, la Vigoureux, et son frère, le prêtre, qui s’appelait aussi Vigoureux, furent brûlés avec Le Sage, à la Grève. Le maréchal de Luxembourg alla quelques jours à la campagne, et revint ensuite à la cour faire les fonctions de capitaine des gardes, sans voir Louvois, et sans que le roi lui parlât de tout ce qui s’était passé.
Nous avons vu comment il eut depuis le commandement des armées qu’il ne demanda pas, et par combien de victoires il imposa silence à ses ennemis (2).
On peut juger quelles rumeurs affreuses toutes ces accusations excitaient dans Paris. Le supplice du feu, dont la Voisin et ses complices furent punis, mit fin aux recherches et aux crimes. Cette abomination ne fut que le partage de quelques particuliers, et ne corrompit point les mœurs douces de la nation ; mais elle laissa dans les esprits un penchant funeste à soupçonner des morts naturelles d’avoir été violentes.
Ce qu’on avait cru de la destinée malheureuse de madame Henriette d’Angleterre, on le crut ensuite de sa fille, Marie-Louise, qu’on maria, en 1679, au roi d’Espagne Charles II. Cette jeune princesse partit à regret pour Madrid. Mademoiselle avait souvent dit à Monsieur, frère du roi : « Ne menez pas si souvent votre fille à la cour ; elle sera trop malheureuse ailleurs. » Cette jeune princesse voulait épouser Monseigneur. « Je vous fais reine d’Espagne, dit le roi ; que pourrais-je de plus pour ma fille ? − Ah ! répondit-elle, vous pourriez plus pour votre nièce. » Elle fut enlevée au monde en 1689, au même âge que sa mère. Il passa pour constant que le conseil autrichien de Charles II voulait se défaire d’elle, parce qu’elle aimait son pays, et qu’elle pouvait empêcher le roi son mari de se déclarer pour les alliés contre la France (3). On lui envoya même de Versailles de ce qu’on croit du contre-poison, précaution très incertaine, puisque ce qui peut guérir une espèce de mal peut envenimer l’autre, et qu’il n’y a point d’antidote général : le contre-poison prétendu arriva après sa mort. Ceux qui ont lu les Mémoires compilés par le marquis de Dangeau trouveront que le roi dit en soupirant : « La reine d’Espagne est morte empoisonnée dans une tourte d’anguille : la comtesse de Pernits, les caméristes Zapata et Nina, qui en ont mangé après elles, sont mortes du même poison. »
Après avoir lu cette étrange anecdote dans ces Mémoires manuscrits, qu’on dit faits avec soin par un courtisan qui n’avait presque point quitté Louis XIV pendant quarante ans, je ne laissai pas d’être encore en doute : je m’informai à d’anciens domestiques du roi, s’il était vrai que ce monarque, toujours retenu dans ses discours, eût jamais prononcé des paroles si imprudentes. Ils m’assurèrent tous que rien n’était plus faux. Je demandai à madame la duchesse de Saint-Pierre, qui arrivait d’Espagne, s’il était vrai que ces trois personnes fussent mortes avant la reine ; elle me donna des attestations que toutes trois avaient survécu longtemps à leur maîtresse. Enfin je sus que ces Mémoires du marquis de Dangeau, qu’on regarde comme un monument précieux, n’étaient que des nouvelles à la main, écrites quelquefois par un de ses domestiques, et je puis répondre qu’on s’en aperçoit souvent au style, aux inutilités, et aux faussetés dont ce recueil est rempli. Après toutes ces idées funestes, où la mort de Henriette d’Angleterre nous a conduits, il faut revenir aux événements de la cour qui suivirent sa perte.
La Princesse palatine lui succéda un an après, et fut mère du duc d’Orléans, régent du royaume. Il fallut qu’elle renonçât au calvinisme pour épouser Monsieur ; mais elle conserva toujours pour son ancienne religion un respect secret qu’il est difficile de secouer quand l’enfance l’a imprimé dans le cœur.
L’aventure infortunée d’une fille d’honneur de la reine, en 1673, donna lieu à un nouvel établissement. Ce malheur est connu par le sonnet de l’Avorton, dont les vers ont été tant cités (4) :
Toi que l’amour fit par un crime,
Et que l’honneur défait par un crime à son tour,
Funeste ouvrage de l’amour,
De l’honneur funeste victime…, etc.
Les dangers attachés à l’état de fille, dans une cour galante et voluptueuse, déterminèrent à substituer aux douze filles d’honneur, qui embellissaient la cour de la reine, douze dames du palais ; et depuis, la maison des reines fut ainsi composée. Cet établissement rendait la cour plus nombreuse et plus magnifique, en y fixant les maris et les parents de ces dames, ce qui augmentait la société, et répandait plus d’opulence.
La princesse de Bavière, épouse de Monseigneur, ajouta, dans les commencements, de l’éclat et de la vivacité à cette cour. La marquise de Montespan attirait toujours l’attention principale ; mais enfin elle cessait de plaire, et les emportements altiers de sa douleur ne ramenaient pas un cœur qui s’éloignait. Cependant elle tenait toujours à la cour par une grande charge, étant surintendante de la maison de la reine ; et au roi par ses enfants, par l’habitude, et par son ascendant.
On lui conservait tout l’extérieur de la considération et de l’amitié, qui ne la consolait pas ; et le roi, affligé de lui causer des chagrins violents, et entraîné par d’autres goûts, trouvait déjà dans la conversation de madame de Maintenon, une douceur qu’il ne goûtait plus auprès de son ancienne maîtresse. Il se sentait à la fois partagé entre madame de Montespan, qu’il ne pouvait quitter, mademoiselle de Fontange, qu’il aimait, et madame de Maintenon, de qui l’entretien devenait nécessaire à son âme tourmentée. Ces trois rivales de faveur tenaient toute la cour en suspens. Il paraît assez honorable pour Louis XIV qu’aucune de ces intrigues n’influât sur les affaires générales, et que l’amour, qui troublait la cour, n’ait jamais mis le moindre trouble dans le gouvernement. Rien ne prouve mieux, ce me semble, que Louis XIV avait une âme aussi grande que sensible (5).
Je croirais même que ces intrigues de cour, étrangères à l’Etat, ne devraient point entrer dans l’histoire, si le grand siècle de Louis XIV ne rendait tout intéressant, et si le voile de ces mystères n’avait été levé par tant d’historien, qui, pour la plupart, les ont défigurés.
1 – L’écriture différente ressemblait singulièrement à celle du maréchal. (G.A.)
2 – Voltaire raconte toute cette histoire à la décharge des seigneurs et dames de la cour. Il faut cependant remarquer : que la commission de l’Arsenal ne fut instituée que pour enlever l’affaire au parlement, et la mener sans gros scandales ; − Qu’Olympe de Mancini, courant l’Europe, garda toujours sa réputation d’empoisonneuse, et qu’on mit sur son compte la mort de la reine d’Espagne, nièce de Louis XIV ; − que l’autre Mancini, la Bouillon, dut quitter la France ; − que le duc de Luxembourg, loin d’être calme, s’alarma et fut exiler dix ans ; − que La Reynie eut des ordres secrets pour appuyer sur la question de sorcellerie et pour glisser sur l’affaire des poisons, afin de sauver les seigneurs ; − et qu’enfin les deux prêtres Lesage et Guilbourg ne furent pas exécutés, quoi qu’en dise Voltaire. (G.A.)
3 – On voit, dans les Mémoires de Saint-Philippe, qu’on croyait en Espagne qu’elle avait averti Louis XIV de l’impuissance de Charles II, seul secret d’Etat dont cette reine infortunée pût être instruite. (K.)
4 – Ce fameux sonnet de Hesnault fut fait pour l’accident arrivé en 1660, et non pas en 1673, à une fille d’honneur de la reine, mademoiselle de Guerchy, qui voulut se faire avorter, fut blessée mortellement et mourut de la main de son amant. (G.A.)
5 – Les affaires de l’Etat se ressentaient au contraire de toutes ces affaires d’amour. M. Michelet a fort bien expliqué le jeu du clergé dans tout cela. (G.A.)