CORRESPONDANCE - Année 1769 - Partie 3

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1769 - Partie 3

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à M. Sales de Prégny.

 

A Ferney, 11 Janvier 1769 (1).

 

 

          Monsieur, je serai très aise de vous avoir pour voisin. Je suis peu flatté, à mon âge, d’être seigneur de Tournay ad vitam. Les petits arrangements qu’on pourrait prendre avec vous et avec M. le président de Brosses ne seront pas bien difficiles. Je ne demandais à M. le président de Brosses qu’une sûreté, qu’il n’inquiéterait point après ma mort mon fermier, à qui les bestiaux et les ustensiles appartiennent.

 

          J’ai fait beaucoup trop de dépenses à cette maison que je n’ai jamais habitée. Je l’ai achetée fort cher, et je n’en ai presque rien retiré ; mais j’ai fait de plus grandes pertes, et je me suis consolé. Je suis persuadé que si vous achetez cette terre, vous ne refuserez pas le petit dédommagement qui m’est dû, et que vous proposez vous-même. Je pense que vous êtes en effet le seul Génevois à qui cette terre convienne, et je doute qu’aucun autre voulût l’acquérir. Vous y avez des domaines en franc-alleu, et vous seul êtes assez riche pour acheter une terre qui ne vous rapportera rien, tant que je vivrai. Or, je vous avertis, monsieur, que je compte vivre jusqu’à quatre-vingt-deux-ans au moins, attendu que mon grand-père, qui était aussi sec que moi, et qui ne faisait ni vers ni prose, en a vécu quatre-vingt-trois.

 

          Ayez la bonté de prendre vos mesures là-dessus. Soyez sûr que je vous donnerai toutes les facilités possibles pour cette acquisition. Je suis à vos ordres, et j’ai l’honneur d’être, avec tous les sentiments que je vous dois, monsieur, votre très-humble, etc.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. de Pomaret.

 

15 Janvier 1769.

 

 

          Je vois, monsieur, que vous pensez en homme de bien et en sage ; vous servez Dieu sans superstition, et les hommes sans les tromper. Il n’en est pas ainsi de l’adversaire que vous daignez combattre. S’il y avait dans vos cantons plusieurs têtes aussi chaudes que la sienne, et des cœurs aussi injustes, ils seraient bien capables de détruire tout le bien que l’on cherche à faire depuis plus de quinze ans. On a obtenu enfin qu’on bâtirait sur les frontières une ville dans laquelle seule tous les protestants pourront se marier légitimement (1)

 

          Il y aura certainement en France autant de tolérance que la politique et la circonspection pourront le permettre. Je ne jouirai pas de ces beaux jours, mais vous aurez la consolation de les voir naître. Il faudra bien qu’il vienne enfin un temps où la religion ne puisse faire que du bien. La raison, qui doit toujours paraître sans éclat, fait sourdement des progrès immenses. Je vous prie de lire avec attention ce que m’écrit de Toulouse un homme constitué en dignité, et très instruit.

 

          « Vous ne sauriez croire combien augmente dans cette ville le zèle des gens de bien, et leur amour et leur respect pour … (2). Quant au parlement et à l’ordre des avocats presque tous ceux qui sont au-dessous de trente-cinq ans sont pleins de zèle et de lumières, et il ne manque pas de gens instruits parmi les personnes de condition. Il est vrai qu’il s’y trouve plus qu’ailleurs des hommes durs et opiniâtres, incapables de se prêter un seul moment à la raison ; mais leur nombre diminue chaque jour, et non seulement toute la jeunesse du parlement, mas une grande partie du centre, et plusieurs hommes de la tête vous sont entièrement dévoués. Vous ne sauriez croire combien tout a changé depuis la malheureuse aventure de l’innocent Calas. On va jusqu’à se reprocher l’arrêt contre M. Rochette et les trois gentilshommes : on regarde le premier comme injuste, et le second comme trop sévère, etc., etc. »

 

          Vous voyez, monsieur, qu’il n’était pas possible d’introduire la raison autrement que sur les ruines du fanatisme. Le sang coulera tant que les hommes auront la folie atroce de penser que nous devons détester ceux qui ne croient pas ce que nous croyons. Plût à Dieu que l’évêque de Soissons, Fitz James, vécût encore, lui qui a dit dans son mandement (3) que nous devons regarder les Turcs mêmes comme nos frères ! Quiconque dit : Tu n’as pas ma foi, donc je dois te haïr, dira bientôt : Donc je dois t’égorger. Proscrivons, monsieur, ces maximes infernales ; si le diable faisait une religion, voilà celle qu’il ferait.

 

          Je vous dois de tendres remerciements des sentiments que vous avez bien voulu me témoigner ; comptez qu’ils sont dans le fond de mon cœur.

 

 

1 – Versoix : ce projet ne fut point exécuté. (K.)

2 – M. de Voltaire supprime ici le mot vous, qui se trouve dans la lettre de M. l’abbé Audra baron de Saint-Just, chanoine de la métropole, et professeur royal d’histoire, à Toulouse. Il a été depuis si violemment persécuté par les dévots, qu’il en est mort de chagrin. (K.)

3 – Du 21 mars 1757. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte de Wargemont.

 

16 Janvier 1769 (1).

 

 

          Le solitaire, monsieur, à qui vous daignez vous expliquer avec confiance, le mérite du moins par son extrême attachement pour vous. Il croit, comme vous, qu’on casse des cruches de terre avec des louis d’or, et qu’après s’être emparé d’un pays très misérable, il en coûtera plus peut-être pour le conserver que pour l’avoir conquis. Je ne sais s’il n’eût pas mieux valu s’en déclarer simplement protecteur avec un tribut ; mais ceux qui gouvernent ont des lumières que les particuliers ne peuvent avoir. Il se peut que la Corse devienne nécessaire dans les dissensions qui surviendront en Italie. Cette guerre exerce le soldat et l’accoutume à manœuvrer dans un pays de montagnes.

 

          Je sais bien que l’Europe n’approuve pas cette guerre ; mais les ministres peuvent voir ce que le reste du monde ne voit pas. D’ailleurs cette entreprise étant une fois commencée, on ne pourrait guère y renoncer sans honte.

 

          Si vous voyez M. de Chauvelin, je vous supplie, monsieur, d’ajouter à toutes vos bontés celle de lui dire combien je m’intéresse à lui. Je lui suis attaché depuis longtemps. La nation corse ne méritait guère qu’on lui envoyât l’homme le plus aimable de France et le plus conciliant.

 

          Je vous tiens très heureux, monsieur, de pouvoir passer votre hiver auprès d’un homme aussi généralement aimé et estimé que M. le prince de S… (Soubise.). Il me semble que le public rend justice à la noblesse de son âme, à sa générosité, à sa bonté, à sa valeur, et à la douceur de ses mœurs. Il m’a fait l’honneur de m’écrire une lettre à laquelle j’ai été extrêmement sensible ; cela console ma vieillesse qui devient bien infirme. Je mourrai en le respectant. Je vous en dis autant, monsieur, et du fond de mon cœur.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à Madame la marquise du Deffand.

 

20 Janvier 1769.

 

 

          Je vous avais bien dit, madame, que j’écrivais quand j’avais des thèmes. J’ai hasardé d’envoyer à votre grand’maman ce que vous demandiez ; cela lui a été adressé par la poste de Lyon sous l’enveloppe de son mari. Vous n’avez jamais voulu me dire si messieurs de la poste faisaient à votre grand’maman la galanterie d’affranchir des ports de lettres. Il y a longtemps que je sais que les femmes ne sont pas infiniment exactes en affaires.

 

          Vous ne me paraissez pas profonde en théologie, quoique vous soyez sœur d’un trésorier de la Sainte-Chapelle. Vous me dites que vous ne voulez pas être aimée par charité : vous ne savez donc pas, madame, que ce grand mot signifie originairement amour en latin et en grec ; c’est de là que vient mon cher, ma chère. Les barbares Welches ont avili cette expression divine ; et de charitas ils ont fait le terme infâme qui parmi nous signifie l’aumône.

 

          Vous n’avez point pour les philosophes cette charité qui veut dire le tendre amour ; mais, en vérité, il y en a qui méritent qu’on les aime. La mort vient de me priver d’un vrai philosophe (1) dans le goût de M. de Formont ; je vous réponds que vous l’auriez aimé de tout votre cœur.

 

          Il est plaisant que vous vous donniez le droit de haïr tous ces messieurs, et que vous ne vouliez pas que j’aie la même passion pour La Bletterie. Vous voulez donc avoir le privilège exclusif de la haine ? Eh bien ! madame, je vous avertis que je ne hais plus La Bletterie, que je lui pardonne, et que vous aurez le plaisir de haïr toute seule.

 

          Vous ne m’avez rien répondu sur l’étrange lettre du marquis de Belestat. Je lui sais gré de m’avoir justifié ; sans cela, tous ceux qui lisent ces petits ouvrages m’auraient imputé le compliment fait au président Hénault. Vous voyez comme on est juste.

 

          Je m’applaudis tous les jours de m’être retiré à la campagne depuis quinze ans. Si j’étais à Paris, les tracasseries me poursuivraient deux fois par jour. Heureux qui jouit agréablement du monde ! plus heureux qui s’en moque et qui le fuit ! Il y a, je l’avoue, un grand mal dans cette privation, c’est qu’en quittant le monde je vous ai quittée ; je ne peux m’en consoler que par vos bontés et par vos lettres. Dès que vous me donnerez des thèmes, soyez sûre que vous entendrez parler de moi, que je suis à vos ordres, et que je vous enverrai tous les rogatons qui me tomberont sous la main. Mille tendres respects.

 

 

1 – M. Damilaville. (K.)

 

 

 

 

 

à Madame de Sauvigny.

 

20 Janvier 1769.

 

 

          Je commence, madame, par vous remercier de la boite que vous voulez bien avoir la bonté de me faire parvenir par M. Lullin.

 

          Permettez-moi ensuite d’en appeler à tous les commentateurs passés et à venir. Certainement, madame, vous dire qu’il est à craindre que des réfugiés, et surtout un banqueroutier chicaneur, ne déterminent M. votre frère à se plaindre, ce n’est pas vous animer l’un contre l’autre. Je ne connais point d’homme de son état qui soit plus à plaindre, et je n’ai pas douté un moment, quand vous avez voulu que je le fisse venir chez moi, que vous n’eussiez intention de soulager autant qu’il est en vous des infortunes si longues et si cruelles : il se les est attirées, je l’avoue, mais il en est bien puni.

 

          Je ne savais qu’une petite partie de ses fautes et de ses disgrâces. J’ai tout appris ; vous m’en avez chargé ; je lui ai fait quelques reproches, et il s’en fait cent fois davantage. Je crois que l’âge et le malheur l’ont mûri ; mais il est d’une facilité étonnante. C’est cette malheureuse facilité qui l’a plongé dans l’abîme où il est.

 

          Voilà pourquoi j’ai pensé qu’il est à propos de le tirer des mains de l’homme (1) qui semble le gouverner dans le pays de Neuchâtel, et qui lui mange le peu qui lui reste. J’ai cru que ce serait lui rendre un très grand service, et ne pas vous désobliger. Cet homme a été autrefois connu de M. votre père (2), et ensuite receveur en Franche-Comté. Il a perdu tout son bien, et vit absolument aux dépens de M. de Morsan. Enfin M. votre frère me mande qu’il ne lui reste plus que dix-huit francs. C’est sans doute un grand et triste exemple, qu’un homme, né pour avoir deux millions de bien, soit réduit à cette extrémité. Ses fautes ont creusé son précipice ; mais enfin vous êtes sa sœur, et votre cœur est bienfaisant.

 

          Il m’a envoyé un exemplaire de l’arrêt du conseil, du 2 août 1760. Je vois que ses dettes se montaient alors, tant en principaux qu’en intérêts, à plus de onze cent vingt mille livres. Assurément il n’avait pas brillé pour sa dépense.

 

          Je vois, par un mémoire intitulé Succession de M. et de madame d’Harnoncourt, que, tout payé, il lui reste encore quatre cent vingt-quatre mille et tant de livres substituées, indépendamment des effets restés en commun, qui ne sont pas spécifiés. Ainsi je ne vois pas comment on lui a fait entendre qu’il pouvait avoir quarante-deux mille livres de revenu.

 

          Quel que soit son bien, je l’exhorte tous les jours à être sage et économe. Mais je crois, comme j’ai eu l’honneur de vous le mander, madame, qu’il est de son devoir d’assurer, autant qu’il le pourra, une petite pension à la nièce de l’abbé Nollet, qui s’est sacrifiée pendant quatorze ans pour lui. Je conçois bien que ce n’est pas à vous de ratifier cette pension, puisque vous n’êtes pas son héritière, et que c’est une affaire de pure conciliation entre lui et mademoiselle Nollet, dans laquelle vous ne devez pas entrer. Je n’insiste donc que sur votre compassion pour les malheureux, surtout pour un frère. Je ne lui connais, depuis qu’il est mon voisin, d’autre défaut que celui de cette facilité qui le plonge souvent dans l’indigence. Le premier aventurier qui paraît puise dans sa bourse. Ce serait une vertu s’il était riche ; mais c’est un vice, quand on s’est appauvri par sa faute.

 

          Je crois vous avoir ponctuellement obéi, et vous avoir assez détaillé tout ce qui est venu à ma connaissance. Ma conclusion est qu’il faudrait qu’il se jetât entre vos bras, que vous lui tinssiez lieu de mère, quoique vous soyez plus jeune que lui, qu’il sortît de Neuchâtel, et qu’il ne fût plus gouverné par un homme qui peut le ruiner et l’aigrir, qu’il vécût dans quelque terre, comme madame sa femme. Il a besoin qu’on gouverne ses affaires et sa personne. Il faut surtout qu’il tombe en bonnes mains. Il aime les lettres, il a des connaissances ; l’étude pourrait faire sa consolation. Enfin je voudrais pouvoir diminuer les malheurs du frère, et témoigner à la sœur mon attachement inviolable et mon zèle. J’ai l’honneur d’être, etc.

 

 

 

1 – Guérin. (G.A.)

2 – Pierre Durey d’Harnoncourt. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

23 Janvier 1769.

 

 

          J’avouerai à mon divin ange qu’en faisant usage de tous les petits papiers retrouvés dans la succession de Latouche (1), je pense que le tout mis au net pourra n’être pas inutile à la vénérable compagnie : mais permettez-moi de penser que ces brouillons de Latouche peuvent procurer encore un autre avantage, celui de rendre toute persécution odieuse et d’amener insensiblement les hommes à la tolérance. C’était le but de ce pauvre Guymond, qui n’a pas été assez connu. Il faut qu’à ce propos je prenne la liberté de vous faire part de l’effet qu’ont produit certains petits ouvrages dans Toulouse même. Voici ce que me mande un homme en place très instruit :

 

          « Vous ne sauriez croire combien augmente dans cette ville le zèle des gens de bien, et leur amour et leur respect pour le patriarche de la tolérance et de la vertu. Vous savez que le colonel de mon régiment et ses majors-généraux sont tous dévoués à la bonne doctrine. Ils la disséminent avec circonspection et sagesse, et j’espère que dans quelques années elle fera une grande explosion. Quant au parlement et à l’ordre des avocats, presque tous ceux qui sont au-dessous de l’âge de trente-cinq ans sont pleins de zèle et de lumières, et il ne manque pas de gens instruits parmi les personnes de condition. »

 

          Par une autre lettre, mon me mande que le parlement regarde aujourd’hui la mort de Calas comme un crime qu’il doit expier, et que Sirven ne risquerait rien à venir purger sa contumace à Toulouse. Il me semble, mon cher ange, que c’était votre avis. Si je peux compter sur ce qu’on m’écrit, certainement j’enverrai Sirven se justifier et rentrer dans son bien.

 

          Je suis tous les jours témoin du mal que l’intolérance de Louis XIV, ou plutôt de ses confesseurs, a fait à la France. Le gain que vous ferez en prenant la Corse ne compensera pas vos pertes.

 

          Il est bon que la persécution soit décriée jusque dans le tripot de la comédie ; mais malheureusement les assassins du chevalier de La Barre n’entendront jamais ni Lekain ni mademoiselle Vestris.

 

          Vous ne m’avez point instruit du nom des dames qui doivent passer avant la Fille du Jardinier (2). Je crois que ce sont de hautes et puissantes dames à qui il faut faire tous les honneurs. Je ne vous dissimule pas que j’ai grande envie que la Jardinière soit bien reçue à son tour. N’avez-vous point quelque ami qui pût engager le lieutenant de police à lui accorder la permission de vendre des bouquets ? Il me semble qu’à présent l’odeur de ses fleurs n’est pas trop forte, et ne doit pas monter au nez d’un magistrat. Quelque chose qui arrive, songez que je vous suis plus attaché qu’à ma Jardinière. Mille tendres respects aux deux anges.

 

 

1 – Il s’agit toujours des Guèbres. (G.A.)

2 – Les Guèbres. (G.A.)

 

 

 

 

 

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