CRITIQUE HISTORIQUE - La Défense de mon oncle - Partie 1
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CRITIQUE HISTORIQUE.
LA DÉFENSE DE MON ONCLE.
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EXORDE.
Un des premiers devoirs est d’aider son père, et le second est d’aider son oncle. Je suis neveu de feu M. L’abbé Bazing, à qui un éditeur ignorant a ôté impitoyablement un g, qui le distinguait des Bazin de Thuringe, à qui Childéric enleva la reine Bazine (1). Mon oncle était un profond théologien, qui fut aumônier de l’ambassade que l’empereur Charles VI envoya à Constantinople après la paix de Belgrade. Mon oncle savait parfaitement le grec, l’arabe, et le cophte. Il voyagea en Egypte, et dans tout l’Orient, et enfin s’établit à Pétersbourg en qualité d’interprète chinois. Mon grand amour pour la vérité ne me permet pas de dissimuler que, malgré sa piété, il était quelquefois un peu railleur. Quand M. de Guignes (2) fit descendre les Chinois des Egyptiens ; quand il prétendit que l’empereur de la Chine Yu était visiblement le roi d’Egypte Ménès, en changeant nès en u, et me en y (quoique Ménès ne soit pas un nom égyptien, mais grec), mon oncle alors se permit une petite raillerie innocente (3), laquelle d’ailleurs ne devait point affaiblir l’esprit de charité entre deux interprètes chinois ; car au fond, mon oncle estimait fort M. de Guignes.
L’abbé Bazin aimait passionnément la vérité et son prochain. Il avait écrit la Philosophie de l’Histoire dans un de ses voyages en Orient ; son grand but était de juger par le sens commun de toutes les fables de l’antiquité, fables pour la plupart contradictoires. Tout ce qui n’est pas dans la nature lui paraissait absurde, excepté ce qui concerne la foi. Il respectait saint Matthieu autant qu’il se moquait de Ctésias, et quelquefois d’Hérodote ; de plus ; très respectueux pour les dames, ami de la bienséance, et zélé pour les lois. Tel était M. l’abbé Ambroise Bazing, nommé, par l’erreur des typographes, Bazin.
1 – Vous sentez bien, mon cher lecteur, que Bazin est un nom celtique, et que la femme de Bazin ne pouvait s’appeler Bazine ; c’est ainsi qu’on écrit l’histoire.
2 – Savant orientaliste, mort en 1800. Il est auteur d’un Mémoire dans lequel on prouve que les Chinois sont une colonie égyptienne, 1759. (G.A.)
3 – Voyez la Préface historique et critique de l’Histoire de Russie. (G.A.)
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CHAPITRE PREMIER.
De la Providence.
Un cruel vient de troubler sa cendre par un prétendu Supplément à la Philosophie de l’Histoire. Il a intitulé ainsi sa scandaleuse satire, croyant que ce titre seul de Supplément aux Idées de mon Oncle lui attirerait des lecteurs. Mais, dès la page 33 de sa préface, on découvre ses intentions perverses. Il accuse le pieux abbé Bazin d’avoir dit que la Providence envoie la famine et la peste sur la terre. Quoi ! mécréant, tu oses le nier ! Et de qui donc viennent les fléaux qui nous éprouvent, et les châtiments qui nous punissent ? Dis-moi qui est le maître de la vie et de la mort ? dis-moi donc qui donna le choix à David de la peste, de la guerre, ou de la famine ? Dieu ne fit-il pas périr soixante et dix mille Juifs en un quart d’heure, et ne mit-il pas ce frein à la fausse politique du fils de Jessé, qui prétendait connaître à fond la population de son pays ? Ne punit-il pas d’une mort subite cinquante mille soixante et dix Bethsamites qui avaient osé regarder l’arche ? La révolte de Coré, Dathan, et Abiron, ne coûta-t-elle pas la vie à quatorze mille sept cents Israélites, sans compter deux cent cinquante engloutis dans la terre avec leurs chefs ? L’ange exterminateur ne descendit-il pas à la voix de l’Eternel, armé du glaive de la mort, tantôt pour frapper les premiers-nés de toute l’Egypte, tantôt pour exterminer l’armée de Sennachérib ?
Que dis-je ! il ne tombe pas un cheveu de nos têtes sans l’ordre du maître des choses et des temps. La Providence fait tout ; Providence tantôt terrible, et tantôt favorable, devant laquelle il faut également se prosterner dans la gloire ou dans l’opprobre, dans la jouissance délicieuse de la vie, et sur le bord du tombeau. Ainsi pensait mon oncle, ainsi pensent tous les sages. Malheur au mécréant qui contredit ces grandes vérités dans sa fatale préface !
CHAPITRE II.
L’apologie des dames de Babylone.
L’ennemi de mon oncle commence son étrange livre par dire : « Voilà les raisons qui m’ont fait mettre la plume à la main. »
Mettre la plume à la main ! mon ami, quelle expression ! Mon oncle, qui avait presque oublié sa langue dans ses longs voyages, parlait mieux français que toi.
Je te laisse déraisonner et dire des injures à propos de Khamos, et de Ninive, et d’Assur. Trompe-toi tant que tu voudras sur la distance de Ninive à Babylone ; cela ne fait rien aux dames, pour qui mon oncle avait un si profond respect, et que tu outrages si barbarement.
Tu veux absolument que du temps d’Hérodote toutes les dames de la ville immense de Babylone vinssent religieusement se prostituer dans le temple au premier venu, et même pour de l’argent. Et tu le crois, parce qu’Herodote l’a dit !
Oh ! que mon oncle était éloigné d’imputer aux dames une telle infamie ! Vraiment il ferait beau voir nos princesses, nos duchesses, madame la chancelière, madame la première présidente, et toutes les dames de Paris, donner dans l’église Notre-Dame leurs faveurs pour un écu au premier batelier, au premier fiacre, qui se sentirait du goût pour cette auguste cérémonie !
Je sais que les mœurs asiatiques diffèrent des nôtres, et je le sais mieux que toi, puisque j’ai accompagné mon oncle en Asie : mais la différence en ce point est que les Orientaux ont toujours été plus sévères que nous. Les femmes en Orient, ont toujours été renfermées, ou du moins elles ne sont jamais sorties de la maison qu’avec un voile. Plus les passions sont vives dans ces climats, plus on a gêné les femmes. C’est pour les garder qu’on a imaginé les eunuques. La jalousie inventa l’art de mutiler les hommes, pour s’assurer de la fidélité des femmes et de l’innocence des filles. Les eunuques étaient déjà très communs dans le temps où les Juifs étaient en république. On voit que Samuel, voulant conserver son autorité et détourner les Juifs de prendre un roi, leur dit que ce roi aura des eunuques à son service.
Peut-on croire que dans Babylone, dans la ville la mieux policée de l’Orient, des hommes si jaloux de leurs femmes les aient envoyées toutes se prostituer dans un temple aux plus vils étrangers ? que tous les époux et tous les pères aient étouffé ainsi l’honneur et la jalousie ? que toutes les femmes et toutes filles aient foulé aux pieds la pudeur si naturelle à leur sexe ? Le faiseur de contes, Hérodote, a pu amuser les Grecs de cette extravagance ; mais nul homme sensé n’a dû le croire.
Le détracteur de mon oncle et du beau sexe veut que la chose soit vraie ; et sa grande raison, c’est que quelquefois les Gaulois ou Welches ont immolé des hommes (et probablement des captifs) à leur vilain dieu Teuralès. Mais de ce que des Barbares ont fait des sacrifices de sang humain ; de ce que les Juifs immolèrent au Seigneur trente-deux pucelles, des trente-deux mille pucelles trouvées dans le camp des Madianites avec soixante et un mille ânes ; et de ce qu’enfin, dans nos derniers temps, nous avons immolé tant de juifs dans nos auto-da-fé, ou plutôt dans nos autos-de-fé, à Lisbonne, à Goa, à Madrid ; s’ensuit-il que toutes les belles Babyloniennes couchassent avec des palefreniers étrangers dans la cathédrale de Babylone ? La religion de Zoroastre ne permettait pas aux femmes de manger avec des étrangers ; leur aurait-elle permis de coucher avec eux ?
L’ennemi de mon oncle, qui me paraît avoir ses raisons pour que cette belle coutume s’établisse dans les grandes villes, appelle le prophète Baruch au secours d’Hérodote ; et il cite le sixième chapitre de la prophétie de ce sublime Baruch ; mais il ne sait peut être pas que ce sixième chapitre est précisément celui de tout le livre qui est le plus évidemment supposé. C’est une lettre prétendue de Jérémie aux pauvres Juifs qu’on menait enchaînés à Babylone ; saint Jérôme en parle avec le dernier mépris. Pour moi, je ne méprise rien de ce qui est inséré dans les livres juifs. Je sais tout le respect qu’on doit à cet admirable peuple, qui se convertira un jour, et qui sera le maître de toute la terre.
Voici ce qui est dit dans cette lettre supposée : « On voit dans Babylone des femmes qui ont des ceintures de cordelettes (ou de rubans) assises dans les rues, et brûlant des noyaux d’olives. Les passants les choisissent ; et celle qui a eu la préférence se moque de sa compagne qui a été négligée et dont on n’a pas délié la ceinture. »
Je veux bien avouer qu’une mode à peu près semblable s’est établie à Madrid et dans le quartier du Palais-Royal à Paris ; Elle est fort en vogue dans les rues de Londres ; et les musicos d’Amsterdam ont eu une grande réputation.
L’histoire générale des b…. peut être fort curieuse. Les savants n’ont encore traité ce grand sujet que par parties détachées. Les b…. de Venise et de Rome commencent un peu à dégénérer, parce que tous les beaux-arts tombent en décadence. C’était sans doute la plus belle institution de l’esprit humain avant le voyage de Christophore Colombo aux îles Antilles. La vérole, que la Providence avait reléguée dans ces îles, a inondé depuis toute la chrétienté ; et ces beaux b…. consacrés à la déesse Astarté, ou Dercéto, ou Milita, ou Aphrodise, ou Vénus, ont perdu aujourd’hui toute leur splendeur. Je crois bien que l’ennemi de mon oncle les fréquente encore comme des restes des mœurs antiques ; mais enfin ce n’est pas une raison pour qu’il affirme que la superbe Babylone n’était qu’un vaste b…., et que la loi du pays ordonnait aux femmes et aux filles des satrapes, voire même aux filles du roi, d’attendre les passants dans les rues. C’est bien pis que si on disait que les femmes et les filles des bourgmestres d’Amsterdam sont obligées, par la religion calviniste, de se donner dans les musicos aux matelots hollandais qui reviennent des grandes Indes.
Voilà comme les voyageurs prennent probablement tous les jours un abus de la loi pour la loi même, une grossière coutume du bas peuple pour un usage de la cour. J’ai entendu souvent mon oncle parler sur ce grand sujet avec une extrême édification. Il disait que, sur mille quintaux pesant de relations et d’anciennes histoires, on ne trierait pas dix onces de vérités.
Remarquez, s’il vous plaît, mon cher lecteur, la malice du paillard qui outrage si clandestinement la mémoire de mon oncle ; il ajoute au texte sacré de Baruch ; il le falsifie pour établir son b…. dans la cathédrale de Babylone même. Le texte sacré de l’apocryphe Baruch porte, dans la Vulgate : Mulieres autem circumdatœ funibus in viis sedent. Notre ennemi sacrilège traduit, « Des femmes environnées de cordes sont assises dans les allées du temple. » Le mot temple n’est nulle part dans le texte.
Peut-on pousser la débauche au point de vouloir qu’on paillarde ainsi dans les églises ? Il faut que l’ennemi de mon oncle soit un bien vilain homme.
S’il avait voulu justifier la paillardise par de grands exemples, il aurait pu choisir ce fameux droit de prélibation, de marquette, de jambage, de cuissage, que quelques seigneurs de châteaux s’étaient arrogé dans la chrétienté, dans le commencement du beau gouvernement féodal. Des barons, des évêques, des abbés devinrent législateurs, et ordonnèrent que, dans tous les mariages autour de leurs châteaux, la première nuit des noces serait pour eux. Il est bien difficile de savoir jusqu’où ils poussaient leur législation s’ils se contentaient de mettre une cuisse dans le lit de la mariée, comme quand on épousait une princesse par procureur ; ou s’ils y mettaient les deux cuisses. Mais, ce qui est avéré, c’est que ce droit de cuissage, qui était d’abord un droit de guerre, a été vendu enfin aux vassaux par les seigneurs, soit séculiers, soit réguliers qui ont sagement compris qu’ils pourraient, avec l’argent de ce rachat, avoir des filles plus jolies (1).
Mais surtout remarquez, mon cher lecteur, que ces coutumes bizarres, établies sur une frontière par quelques brigands, n’ont rien de commun avec les lois des grandes nations ; que jamais le droit de cuissage n’a été approuvé par nos tribunaux ; et jamais les ennemis de mon oncle, tout acharnés qu’ils sont, ne trouveront une loi babylonienne qui ait ordonné à toutes les dames de la cour de coucher avec les passants.
1 – Voyez, dans le Dictionnaire philosophique, l’article CUISSAGE ou CULAGE. (G.A.)
CHAPITRE III.
De l’Alcoran.
Notre infâme débauché cherche un subterfuge chez les Turcs pour justifier les dames de Babylone. Il prend la comédie d’Arlequin Ulla (1) pour une loi des Turcs. « Dans l’Orient, dit-il, si un mari répudie sa femme, il ne peut la reprendre que lorsqu’elle a épousé un autre homme qui passe la nuit avec elle, etc. (2). » Mon paillard ne sait pas plus son Alcoran que son Baruch. Qu’il lise le chapitre II du grand livre arabe donné par l’ange Gabriel, et le quarante-cinquième paragraphe de la Sonna ; c’est dans ce chapitre II intitulé la Vache, que le prophète, qui a toujours grand soin des dames, donne des lois sur leur mariage et sur leur douaire : « Ce ne sera pas un crime, dit-il, de faire divorce avec vos femmes, pourvu que vous ne les ayez pas encore touchées, et que vous n’ayez pas assigné leur douaire… et si vous vous séparez d’elles avant de les avoir touchées, et après avoir établi leur douaire, vous serez obligé de leur payer la moitié de leur douaire, etc., à moins que le nouveau mari ne veuille pas le recevoir (3). »
1 – Comédie de Dominique et Romagnési, jouée en 1728. (G.A.)
2 – En supposant que la loi existe, elle prescrit seulement qu’un homme ne peut reprendre une femme avec laquelle il a fait divorce, que lorsqu’elle est veuve d’un autre homme, ou qu’elle a été répudiée par lui. Cette loi aurait pour but d’empêcher les époux de se séparer pour des causes très légères. Un homme riche a pu quelquefois, pour éluder la loi, faire jouer cette comédie.
C’est ainsi qu’en Angleterre un homme qui veut se séparer de sa femme avec son consentement se fait surprendre avec une fille. Dirait-on que, par la loi d’Angleterre un homme ne peut se séparer de sa femme qu’après avoir couché avec une autre devant témoin ? Ce serait imiter M. Larcher, et prendre l’abus ridicule d’une mauvaise loi pour la loi même. Mais cette loi, quoique mauvaise, ne prescrit, ni dans l’Orient, ni dans l’Angleterre, une action contraire aux mœurs. (K.)
3 – Cette traduction est exacte, mais le texte qui suit est d’invention. (G.A.)