CORRESPONDANCE - Année 1767 - Partie 47
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à M. Damilaville.
4 Septembre 1767.
Je reçois, monsieur, votre lettre du 29 d’auguste. Tous les paquets arrivent de Paris en pays étranger, mais rien n’arrive de nos cantons à Paris.
Je vois très souvent votre ami, qui vous aime tendrement. Il voudrait bien avoir le Panégyrique de Louis IX (1) ; mais je crois que l’impératrice russe méritera un plus beau panégyrique. Quelle époque, mon cher monsieur ! elle force les évêques sarmates à être tolérants, et vous ne pouvez en faire autant des vôtres. O Welches ! pauvres Welches ! quand l’étoile du Nord pourra-t-elle vous illuminer ?
Savez-vous bien qu’on fait actuellement des vers à Pétersbourg mieux qu’en France ? savez-vous, mes pauvres Welches, que vous n’avez plus ni goût, ni esprit ? Que diraient les Despréaux, les Racine, s’ils voyaient toutes les barbaries de nos jours ! Les barbares Illinois l’ont emporté sur le barbare Crébillon : le barbare (2)… le dispute aux Illinois par devant l’auteur de Childebrand. Ah ! polissons que vous êtes ! combien je vous méprise !
Nous avons du moins chez nous deux hommes (3) qui ont du goût, et c’est ce qui se trouvera difficilement à Paris. La nation m’indigne.
Bonsoir, mon cher monsieur ; vous avez dans mon voisinage un ami qui vous aime avec la plus vive tendresse, tout vieux qu’il est. On dit que les vieillards n’aiment rien ; cela n’est pas vrai. Voici un petit billet qu’on m’a donné pour M. Lembertad. BOURSIER.
1 – Par Bassinet. (G.A.)
2 – Lemierre. (G.A.)
3 – La Harpe et Chabanon. (G.A.)
à M. Audibert fils aîné.
A Ferney, 5 Septembre 1767.
Celui qui a disputé le prix (1) à M. de Chamfort est M. de La Harpe. Ils sont tous deux amis ; ils s’estiment l’un l’autre ; ils méritent d’être couronnés des mains des muses et de celles de l’amitié.
Voilà, mon cher monsieur, le mot de l’énigme. Vous avez été du nombre des juges, et vous ne pouviez manquer de donner les prix à ceux qui en étaient dignes. M. de La Harpe se fait un mérite d’avoir concouru avec un adversaire qu’il chérit. Si vous voulez m’adresser à Genève ce qui peut lui revenir de cette petite aubaine, vous ferez encore une bonne action ; car M. de La Harpe n’est pas auprès de Plutus aussi bien qu’auprès d’Apollon. Il est dans le château de Ferney depuis un an. Il joue la comédie, il en fait. Nous sortons de la répétition (2). Je vous embrasse de tout mon cœur. Madame Denis vous fait les plus sincères compliments.
1 – A Marseille, pour l’Eloge de La Fontaine. (G.A.)
2 – De la comédie de Charlot. (G.A.)
à M. de Chenevières.
7 Septembre 1767 (1).
Je suppose, mon cher ami, que vous avez eu la bonté de déterrer M. Barrau, qui est à la vérité un homme enterré, mais qui mérite d’être connu. Il est certainement employé au dépôt des affaires étrangères, et il m’a fourni de très bonnes observations pour le Siècle de Louis XIV, qu’on réimprime.
C’est au sujet de cette nouvelle édition que j’ai été forcé de recourir au ministère, pour réprimer l’insolence et les calomnies de La Beaumelle. Le commandant du pays de Foix, où il demeure, a eu ordre de le menacer du cachot s’il continuait, et le gouverneur de Guyenne lui a fait de plus fortes menaces.
La profonde ignorance où l’on est communément à Versailles et à Paris de tout ce qui se passe dans le reste de l’Europe, empêche quelquefois de faire attention à des choses qui en méritent beaucoup. On dit, C’est un roquet qu’il faut laisser aboyer. Mais on ne songe pas que ces roquets ameutent les chiens ennemis de la France. Un Français qui accuse Louis XIV d’avoir empoisonné le marquis de Louvois, qui accuse le duc d’Orléans d’avoir empoisonné la famille royale, qui accuse M. le Duc, père de M. le prince de Condé d’aujourd’hui, d’avoir assassiné Vergier (2), qui accuse le père du roi (3) de s’être entendu avec le prince Eugène pour trahir la France et pour faire prendre Lille, et qui ose apporter en preuve de tous ces crimes les manuscrits de Saint-Cyr, un tel coquin, dis-je, fait plus d’impression qu’on ne pense dans les pays étrangers. Il est cité par tous les compilateurs d’anecdotes, et la calomnie, qui n’a pas été réfutée, passe pour une vérité. Tous ceux qui ont été employés dans les affaires étrangères, et particulièrement M. l’abbé de La Ville, sont bien convaincus de ce que je vous dis ; ils en ont vu des exemples frappants. Il ne s’agit point du tout de moi dans cette affaire, il s’agit de l’honneur de la maison royale. Le fou de Verberie (4), qu’on a fait pendre, était bien moins coupable que La Beaumelle.
Ne vous imaginez pas, dans votre chambre à Versailles, que les ouvrages de ce faquin soient inconnus ; on en a fait plusieurs éditions ; ils sont traduits en allemand. Je ne sais si les nouveaux mémoires de madame de Maintenon, qui viennent de paraître, sont de lui ; c’est le même style et la même insolence.
J’avoue que ces calomnies me révoltent plus que personne. Je ne dois pas souffrir qu’on couvre d’ordures le monument que j’ai élevé à la gloire de ma patrie. Il est bien étrange qu’un prédicant de la petite ville de Mazères du pays de Foix insulte impunément, de son grenier, tous nos princes et les plus illustres maisons du royaume.
Je vous prie, instamment de communiquer ma lettre à M. de La Touraille, et de l’engager à regarder les choses de l’œil dont tous ceux qui s’intéressent comme lui à la maison de Condé les regardent.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
2 – Pour se venger, dit-on, d’une satire de ce poète. Mais le véritable auteur du crime est un nommé Le Craqueur, voleur de la bande de Cartouche. (A. François.)
3 – L’élève de Fénelon, le duc de Bourgogne. (A. François.)
4 – Rinquet. (G.A.)
à M. le maréchal duc de Richelieu.
A Ferney, 9 Septembre 1767.
Rendez à César ce qui appartient à César.
J’avoue, monseigneur, que l’impertinence (1) est extrême. S’il sait si bien l’histoire, il doit savoir que le secrétaire d’Etat Villeroi écrivait monseigneur aux maréchaux de France.
Incessamment Galien pourra vous écrire avec la même noblesse de style, dès qu’il aura fait une petite fortune. Je ne manquerai pas d’exécuter vos ordres. Vous savez peut-être qu’en qualité de Français je ne puis aller à Genève ; cela est défendu : mais on viendra chez moi, et je parlerai comme je le dois. De plus, je suis dans mon lit, où une fièvre lente retient ma figure usée et languissante.
Je présume que vous donnerez l’ordre d’achever le paiement de ce que doit Galien, après quoi vous serez probablement débarrassé de ce petit fardeau. Je joins ici les mémoires. Vos paquets sont francs, et ce n’est point une indiscrétion de ma part.
Quant à l’article des spectacles, j’ose espérer que vous aurez la bonté d’entrer dans mes peines. Je ne connais aucun des acteurs, excepté mademoiselle Dumesnil et Lekain. La petite Durancy avait joué chez moi aux Délices, à l’âge de quatorze ans ; je ne lui ai donné quelques rôles que sur la réputation qu’elle s’est faite depuis. J’ai fait un partage assez égal entre elle et mademoiselle Dubois. Il me paraît que ce partage entretient une émulation nécessaire. Si mademoiselle Durancy ne réussit pas, les rôles reviennent nécessairement aux actrices qui sont plus au goût du public, et vos ordres décident de tout. Le pauvre d’Argental a été bien loin de pouvoir se mêler dans ces tracasseries ; il a été longtemps malade, et sa femme a été un mois entier à la mort. M. de Thibouville, qui a beaucoup de talent pour la déclamation, n’a fait autre chose qu’assister à quelques répétitions. Il est mon ami depuis trente ans, et celui de ma nièce. Vous ne voulez pas nous priver de cette consolation (2), surtout dans le triste état où la vieillesse et la maladie me réduisent.
Daignez agréer mon respect et mon attachement avec votre bonté ordinaire.
1 – Galien, secrétaire d’Hennin, avait mis sur l’adresse d’une lettre du résident à Richelieu : « A monsieur le maréchal, » au lieu de : « A monseigneur le maréchal. » (G.A.)
2 – Il s’agissait de faire jouer les Scythes à Fontainebleau. (G.A.)
à Madame Duchesne.
Ferney, 12 Septembre 1767 (1).
A la réception de votre lettre, madame, je commençai une révision exacte des tragédies que vos imprimez, ainsi que des comédies et du poème épique. Etant tombé malade trois jours après, j’ai été obligé de discontinuer l’ouvrage ; et en cas que je me porte mieux, je le reprendrai avec la plus grande exactitude. Si votre mari en avait usé avec la même circonspection et la même franchise, il ne nous aurait pas jetés, vous et moi, dans l’embarras où nous sommes. J’en suis encore très mortifié ; je tâcherai de tout réparer, et de vous fournir de quoi donner une édition complète et correcte.
Je suis, madame, bien véritablement votre très humble et très obéissant serviteur.
1 – Editeurs de Cayrol et A. François. (G.A.)
à M. de Chenevières.
12 Septembre (1).
Permettez-moi, mon cher ami, que je vous parle encore de M. Barrau (2). Il y a certainement un M. Barrau au dépôt des affaires étrangères, homme très instruit et très exact, et qui m’a donné de fort bons avis pour le Siècle de Louis XIV. Mandez-moi, je vous prie, si vous lui avez fait tenir ma lettre.
Aurez-vous la comédie à Fontainebleau ? On dit qu’il y a de belles nouveautés : les Illinois, Guillaume Tell et Eugénie (3), qui doivent vous faire grand plaisir. Je ne les ai pas vues ; mais on m’a dit que le Mercure en disait beaucoup de bien (4).
1 – Editeurs de Cayrol et A. François. (G.A.)
2 – Voyez la lettre du 11 auguste. (G.A.)
3 – Drame de Beaumarchais. (G.A.)
4 – Phrase ironique. (G.A.)
à M. Damilaville.
12 Septembre 1767.
Mon cher ami, je reçois votre lettre du 5, et je suis pénétré d’une double peine, la vôtre et la mienne. Vous avez à vous plaindre de la nature, et moi aussi. Nous sommes tous deux malades ; mais je suis au bout de ma carrière, et vous voilà arrêté au milieu de la vôtre par une indisposition qui pourra vous priver longtemps de la consolation du travail, consolation nécessaire à tout être qui pense, et principalement à vous, qui pensez si sagement et si fortement.
N’êtes-vous pas à peu près dans le cas où s’est trouvé M. Dubois ? n’a-t-il pas été guéri ? n’y a-t-il pas un homme dans Paris qu’on dit fort habile pour la guérison des tumeurs ? Mandez-moi, je vous prie, quel parti vous prenez dans cette triste circonstance.
Malgré mes maux, je m’égaie à voir embellir, par des acteurs qui valent mieux que moi, une comédie (1) qui ne mérite par leurs peines. Nous avons trois auteurs (2) dans notre troupe. Vous m’avouerez que cela est unique dans le monde ; et ce qu’il y a de beau encore, c’est que ces trois auteurs ne cabalent point les uns contre les autres. Nous sommes plus unis que la Sorbonne. Tous les étrangers sont très fâchés que cette faculté de grands hommes ait supprimé sa censure ; elle aurait édifié l’Europe, et mis le comble à sa gloire.
J’ai reçu les belles pièces de théâtre (3) qu’on m’a envoyées depuis peu ; c’est Racine et Molière tout pur. Il y a quelque temps que l’on m’adressa un livre intitulé le Siècle de Louis XV (4). Les principaux personnages du siècle sont trois joueurs d’orgues et deux apothicaires. Il manquait à ce siècle l’ouvrage que la Sorbonne annonçait ; mais j’ose espérer que nous verrons ce chef-d’œuvre. Je ne peux concevoir comme on a permis en France l’impression du livre de du Laurens, intitulé l’Ingénu (5). Cela me passe. Je finis, car j’ai la fièvre. Je vous embrasse du meilleur de mon cœur.
1 – Charlot. (G.A.)
2 – Lui, La Harpe et Chabanon (G.A.)
3 – Hirza, Guillaume Tell, et Eugénie. (G.A.)
4 – Siècle littéraire de Louis XV par d’Aquin de Châteaulyon. (G.A.)
5 – Voyez notre notice sur ce roman. (G.A.)
à M. le maréchal duc de Richelieu.
A Ferney, 12 Septembre 1767.
J’ai fait prier, monseigneur, notre résident de passer chez moi. Je vous avais prévenu que je n’allais plus à Genève ; et d’ailleurs quand l’entrée de cette ville serait permise aux Français, l’état où je suis ne me permettrait pas de sortir.
Nous avons eu une longue conférence ; et le résultat a été que, la première fois qu’il aurait l’honneur de vous écrire, il ne manquerait pas de vous rendre ce qu’il vous doit (1), voilà ce qu’il m’a dit en présence de ma nièce. Je reçus, sous votre enveloppe, hier au soir, une lettre pour Galien, et je la lui ai envoyée de grand matin.
Voici une très grande partie des frais qui restent à payer pour lui. Comme la somme montera à près de huit cents livres, indépendamment de ce que vous avez déjà bien voulu donner, et de quantité de menus frais qui n’entrent pas en ligne de compte, je n’ai rien voulu faire sans vos ordres exprès. Jusqu’à présent il n’a paru aucun mémoire considérable par lui-même. Je paierai tout sur-le-champ, selon l’ordre que je recevrai de vous. Voilà, je pense, toutes vos commissions remplies : il ne me reste qu’à vous souhaiter un agréable voyage et à recommander la Scythie à votre protection, en cas qu’on ait des spectacles à Fontainebleau. J’avoue que j’aime la Scythie ; pardonnez-moi ma faiblesse, et joignez l’indulgence à vos bontés.
Vous voyez que j’écris régulièrement, tout malade que je suis, dès qu’il s’agit de la moindre affaire. Je regretterai Galien, qui me valait des ordres de votre part.
Nous avons ici beaucoup de troupes : notre petit pays en est charmé.
J’écris dans l’intervalle de la fièvre. Agréez mon tendre respect.
1 – Le titre de « Monseigneur » et des excuses. (G.A.)