CORRESPONDANCE - - Année 1767 - Partie 31

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CORRESPONDANCE - - Année 1767 - Partie 31

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à M. le chevalier de Chastellux.

 

Au château de Ferney, par Genève, 14 Janvier (1).

 

 

          Monsieur, il y a des malheurs (2) qui produisent les choses du monde les plus heureuses. Votre philosophie et votre générosité ont secouru l’innocence menacée. Permettez-moi de vous témoigner la reconnaissance dont je serai pénétré toute ma vie. Souffrez aussi que je félicite mon siècle de ce qu’il produit des âmes comme la vôtre, qui désarment la superstition ; cela ne serait pas arrivé il y a vingt ans.

 

          J’ai l’honneur d’être, avec autant de reconnaissance que de respect, monsieur, votre, etc.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

2 – Le chevalier de Chastellux a écrit en marge la note suivante : « Il s’agissait dans cette lettre de livres arrêtés. Je ne me rappelle pas à quel propos ; mais c’était toujours une recommandation auprès de M. Daguesseau (fils du chancelier et oncle de Chastellux) que M. de V. avait demandée. »

 

 

 

 

 

à M. Damilaville.

 

14 Janvier 1767.

 

 

          Votre lettre du 8 de janvier, mon cher ami, m’a remis un peu de baume dans le sang ; c’est le sort de toutes vos lettres. Le président du bureau n’est pas pour les fidèles ; mais le chevalier de Chastellux est fidèle, M. de Montyon est fidèle aussi et c’est beaucoup. Il y a vingt ans qu’on n’aurait pas trouvé les mêmes appuis. Laissez crier les barbares, laissez glapir les Welches ; la philosophie est bonne à quelque chose.

 

          Il se peut faire qu’en brûlant une toise cube de papiers, lorsque je faisais mes paquets, j’aie brûlé aussi le billet de onze cents livres dont vous me parlez ; mais le remède est entre vos mains.

 

          Je suppose que vous avez déjà donné les trois cents francs à M. Lembertad (1). Il faut pardonner si on n’a pas exécuté tous ses ordres. Il doit deviner la confusion horrible où l’on est  nous avons des troupes, et nous ne mangeons actuellement que de la vache.

 

          Les Sirven ont de l’argent pour leur voyage et pour leur séjour ; ils sont à vos ordres. Je mourrai content quand nous aurons joint la vengeance des Sirven à celle des Calas.

 

          Envoyez, je vous prie, à M. Lembertad la copie de ma lettre à M. le chevalier de Pezay ; elle le regarde beaucoup. Je puise ma sensibilité pour les innocents malheureux dans le même fond dont je tire mon inflexibilité envers les perfides. Si je haïssais moins Rousseau, je vous aimerais moins. Ecr. l’inf…

 

 

1 – D’Alembert. (K.)

 

 

 

 

 

à M. Coqueley.

 

A Ferney, 24 Avril 1767.

 

 

          Dans la lettre dont vous m’honorez, monsieur, vous m’apprenez que j’ai mal épelé votre nom, qui est mieux orthographié dans l’histoire du président de Thou. Comme je n’ai cette histoire qu’en latin, et que de Thou a défiguré tous les noms propres, je n’ai point consulté ses dix gros volumes, et je n’ai pu vous donner un nom en us ; ainsi vous pardonnerez ma méprise ; mais si votre nom se trouve dans cette histoire, il ne doit pas certainement être au bas des feuilles de Fréron. Vous étiez son approbateur, et il avait trompé apparemment votre sagesse et votre vigilance, lorsqu’une de ses feuilles lui valut le For ou le Four-l’Evêque, et lui attiré même l’Ecossaise, qui le fit punir sur tous les théâtres de l’Europe. Franchement, un homme bien né, un avocat au parlement, un homme de mérite, ne pouvait pas continuer à être le réviseur d’un Fréron. Je vous sais très bon gré, monsieur, d’avoir séparé votre cause de la sienne ; mais je ne pouvais pas en être instruit. Je suis très fâché d’avoir été trompé. Je vous demande pardon pour moi et pour ceux qui ne m’ont pas averti. Je transporte, par cette présente, mon indignation et mon mépris, c’est-à-dire les sentiments contraires à ceux que vous m’inspirez ; j’en fais une donation authentique et irrévocable à celui qui a signé et approuvé la lettre supposée que ce misérable imprima contre le jugement du conseil en faveur de l’innocence des Calas. Il crut se mettre à couvert en alléguant que cette lettre n’était que contre moi ; mais, dans le fond, toutes les raisons pitoyables par lesquelles il croyait prouver que je m’étais trompé en défendant l’innocence des Calas tombaient également sur tous les avocats qui s’étaient servis des mêmes moyens que moi, sur les rapporteurs qui employèrent ces mêmes moyens, et enfin sur tous les juges qui les consacrèrent d’une voix unanime par le jugement le plus solennel.

 

          Cette feuille de Fréron, et celle qui lui avait mérité le supplice de l’Ecossaise, sont les seules de ce polisson que j’aie jamais lues. Je vous avoue que je ne conçus pas comment on permettait de si infâmes impostures. Un homme très considérable me répondit que l’excès du mépris qu’on avait pour lui l’avait sauvé, et qu’on ne prend pas garde aux discours de la canaille. Je trouve cette réponse fort mauvaise, et je ne vois pas qu’un délit doive être toléré uniquement parce qu’on en méprise l’auteur.

 

          Voilà mes sentiments, monsieur ; ils sont aussi vrais que la douleur où je suis de vous avoir cru coupable, et que l’estime respectueuse avec laquelle j’ai l’honneur d’être, monsieur, votre, etc.

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

24 Avril 1767 (1).

 

 

          Mon divin ange, je ne puis empêcher la foule des éditions qu’on fait de ces pauvres Scythes, et tout ce que je puis faire, c’est de fournir quelques changements pour les rendre plus tolérables. Je ne doute pas qu’après y avoir réfléchi, vous ne sentiez combien une scène d’Obéide au premier acte serait inutile et froide ; un monologue d’Obéide, au commencement du second acte, serait encore pis. Il y a sans doute beaucoup plus d’art à développer son amour par degrés ; j’y ai mis toutes les nuances que ma faible palette m’a pu fournir.

 

          Je vous prie de vouloir bien faire corriger deux vers à la fin du quatrième acte ; j’ôte ces trois-ci :

 

Où suis-je ? Qu’a-t-il dit ? Où me vois-je réduite ?

Dans quel abîme affreux, hélas ! l’ai-je conduite ?

Viens, je t’expliquerai ce mystère odieux ;

 

et je mets à la place :

 

OBÉIDE.

 

Qu’a-t-il dit ? Que veut-on de cette infortunée ?

O mon père ! en quels lieux m’avez-vous amenée ?

 

SOZAME.

 

Pourrai-je t’expliquer ce mystère odieux ? etc.

 

          Je vous enverrai incessamment une édition bien complète, qui vous épargnera toutes les importunités dont je vous accable, et dont je vous demande pardon.

 

          Je ne vois pas ce qui empêcherait Lekain de jouer au mois de mai cette pièce ; et il me semble que le rôle d’Indatire n’est pas assez violent pour faire mal à la poitrine de Molé.

 

          Vous m’avez flatté d’une nouvelle qui vaut bien le succès d’une tragédie, c’est qu’on allait fermer la boutique de Fréron.

 

          Voici la copie de ma réponse à M. Coqueley ; je vous soumets prose et vers.

 

          M. de Chabanon arrive au milieu de nos frimas. Respect et tendresse.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol let A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Perrand.

 

24 Avril 1767.

 

 

          Monsieur (1), votre procureur Vachat n’imite ni votre politesse ni vos procédés honnêtes, il exige toujours un prix exorbitant des deux arpents de terre achetés autrefois de M. de Montréal, et relevant de votre chapitre. Il suppose, dans son exploit, qu’il avait une maison sur ce terrain, et il est évident, par son exploit même, et par le plan levé en 1709, que le terrain en question confinait à cette maison ou masure ; ainsi il accuse faux pour embarrasser et intimider une veuve qu’il croit hors d’état de se défendre.

 

          Les deux arpents qui vous doivent un cens sont un terrain absolument inutile, que j’ai enclavé dans mon jardin, et qui ne produit rien du tout. Il y avait autrefois dans un de ces arpents une petite vigne entourée de gros noyers, lesquels subsistent encore, et qui, par conséquent ne valait pas la culture. Ce peu de vigne a été arraché il y a longtemps. Vous savez, monsieur, ce que valent les vignes dans ce pays-ci ; vous savez que les paysans ne veulent pas même boire du vin qu’elles donnent.

 

          Et à l’égard de l’autre arpent sur lequel il y a aujourd’hui des arbres d’ombrage plantés, vous savez que ce qui ne produit aucun avantage n’a pas une grande valeur. Les terres à froment même ne sont estimées dans ce pays-ci que vingt écus l’arpent ou la pose. Quand on évaluerait ces deux poses ensemble à cent écus, je ne devrais au sieur Vachat que le sixième de cent écus, qui font cinquante livres.

 

          Vous avez eu la générosité de me mander que votre procureur devait en user avec moi selon l’usage ordinaire, qui est de n’exiger que la moitié des lods. Si donc, monsieur, le sieur Vachat s’était conformé à la noblesse de vos procédés, il n’aurait exigé que vingt-cinq livres de France ; et, s’il avait imité la manière dont j’en use avec mes vassaux, il se serait réduit à douze livres dix sous.

 

          Je suis bien loin de demander une telle diminution, je n’en demande aucune ; je suis prête à payer tout ce que vous jugerez convenable ; c’est à messieurs du chapitre qu’il appartient de mettre un prix au fonds dont nous vous devons le cens. Vachat, tant votre fermier, ne peut exiger pour lods et ventes que la sixième partie de ce fonds même ; cependant il exige plus que la valeur du terrain. Il veut me ruiner en frais ; il a pris pour m’assigner le temps où j’étais très malade, et où je ne pouvais répondre ; il m’a fait condamner par défaut ; il m’a traduite au parlement de Dijon, et il a dit publiquement qu’il me ferait perdre plus de deux mille écus pour ce cens de deux sous et demi.

 

          Votre chapitre, monsieur, est trop équitable et trop religieux pour ne pas réprimer une telle vexation. Je n’ai jamais contesté votre droit, sur quelque titre qu’il puisse être fondé. Je suis si ennemie des procès, que je n’ai pas seulement répondu aux manœuvres de Vachat. Je suis prête à consigner le double et le triple, s’il le faut, de la somme qui vous est due. Ayez la bonté d’évaluer le fonds vous-même et cette évaluation servira de règle pour l’avenir. Je vous propose de nommer qui il vous plaira pour arbitre de cette évaluation. Voulez-vous choisir M. le maire de Gex, M. de Menthon (2), gentilhomme du voisinage, et le curé de la terre de Ferney, où ces terrains sont situés ? Vous préviendrez par là non seulement ce procès injuste, mais tous les procès à venir. Ce sera une action digne de votre piété et de votre justice.

 

 

1 – Lettre écrite au nom de madame Denis, comme propriétaire de Ferney. (G.A.)

2 – Nous croyons qu’il faut lire Monthou. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le maréchal duc de Richelieu.

 

A Ferney, 25 Avril 1767.

 

 

          J’ignore, monseigneur, si vous vous amusez encore des spectacles dans votre royaume de Guyenne. Je vous envoie à tout hasard cette nouvelle édition (1) ; et en cas que vos occupations vous permettent de jeter les yeux sur cette pièce, la voici telle que nous la jouons sur le théâtre de Ferney.

 

          Je ne sais par quelle heureuse fatalité nous sommes les seuls qui ayons des acteurs dignes des restes de ce beau siècle sur la fin duquel vous êtes né. Nous avons surtout, dans notre retraite de Scythes, un jeune homme nommé M. de La Harpe, dont je crois avoir déjà eu l’honneur de vous parler. Il a remporté deux prix cette année à votre Académie. Il est l’auteur du Comte de Warwick, tragédie dans laquelle il y a de très beaux morceaux. C’est un jeune homme d’un rare mérite, et qui n’a absolument que ce mérite pour toute fortune. Il a une femme dont la figure est fort au-dessus de celle de mademoiselle Clairon, qui a beaucoup plus d’esprit, et dont la voix est bien plus touchante. Je les ai tous deux chez moi depuis longtemps. Ce sont, à mon gré, les deux meilleurs acteurs que j’aie encore vus. Vous n’avez pas à la Comédie-Française une seule actrice qui puisse jouer les rôles que mademoiselle Lecouvreur rendait si intéressants ; et, hors Lekain, qui n’est excellent que dans Oreste et dans Sémiramis, vous n’avez pas un seul acteur à la Comédie.

 

          Mademoiselle Durancy joue, dit-on (et c’est la voix publique), avec toute l’intelligence et tout l’art imaginables. Elle est faite pour remplacer mademoiselle Dumesnil ; mais elle ne sait point pleurer, et par conséquent ne fera jamais répandre de larmes.

 

          J’ai vu une trentaine d’acteurs de province qui sont venus dans ma Scythie en divers temps ; il n’y en a pas un qui soit seulement capable de jouer un rôle de confident ; ce sont des bateleurs faits uniquement pour l’opéra-comique. Tout dégénère en France furieusement, et cependant nous vivons encore sur notre crédit, et on se fait honneur de parler notre langue dans l’Europe.

 

          Nous sommes toujours bloqués dans nos retraites couvertes de neiges. Nous n’avons plus aucune communication avec Genève, et malgré toutes les bontés de M le duc de Choiseul, dont j’ai le plus grand besoin, notre pays souffre infiniment. Nous ne pouvons ni vendre nos denrées, ni en acheter. Le pain vaut cinq sous la livre depuis très longtemps. Les saisons conspirent aussi contre nous ; et enfin, n’ayant plus ni de quoi nous chauffer, ni de quoi manger, ni de quoi boire, je serai forcé de transporter mes petits pénates et toute ma famille auprès de Lyon, uniquement pour vivre. Je tâcherai d’y mener votre protégé (2), si je m’accommode du château qu’on me propose. Il aura plus de secours pour faire son Histoire du Dauphiné, dont il est toujours entêté, et qui ne sera pas extrêmement intéressante.

 

          Je ne sais trop à quoi vous le destinez, ni ce qu’il pourra devenir. Il est bien dangereux, pour qui n’a nulle fortune, de n’avoir aucun décidé, ni aucun but réel, ni aucun moyen de mériter sa fortune par de vrais services. Il a une aversion mortelle pour copier et pour faire la fonction de secrétaire, à laquelle je pensais que vous le destiniez. Il n’a point réformé sa main, et j’ai peur qu’il ne soit au nombre de tant de jeunes gens de Paris, qui prétendent à tout, sans être bons à rien. Il est bien loin d’avoir encore des idées nettes, et de se faire un plan régulier de conduite. Je lui recommande cent fois de se faire un caractère lisible pour vous être utile dans votre secrétairerie, de lire de bons livres pour se former le style, d’étudier surtout à fond l’histoire de la pairie et des parlements, d’avoir une teinture des lois ; il pourrait par là vous rendre service, aussi bien qu’à M. le duc de Fronsac ; mais il vole d’objet en objet, sans s’arrêter à aucun.

 

          Il a fait venir de Paris, à grands frais, des bouquins que l’on ne voudrait pas ramasser. Il achète à Genève tous les libelles dignes de la canaille, et j’ai peur que ses fréquents voyages à Genève ne le gâtent beaucoup. Il est défendu à tous les Français d’y aller. Si vous le jugiez à propos, on prierait le commandant des troupes de ne le pas laisser passer. J’ai peur encore que sa manière de se présenter et de parler ne soit un obstacle à une profession sérieuse et utile. C’est un grand malheur d’être abandonné à soi-même dans un âge où l’on a besoin de former son extérieur et son âme.

 

          Je m’étonne comment M. le duc de Fronsac ne l’a pas pris pour voyager avec lui ; il aurait pu en faire un domestique utile. Il a de la bonté pour lui ; l’envie de plaire à un maître aurait pu fixer ce jeune homme. Vous avez daigné l’élever dans votre maison dès son enfance ; ce voyage lui aurait fait plus de bien que dix ans de séjour auprès de moi. Il me voit très peu ; je ne puis le réduire à aucune étude suivie.

 

          Je vous ai rendu le compte le plus fidèle de tout ; je me recommande à vos bontés, et je vous supplie d’agréer mon respect et mon attachement inviolable.

 

 

1 – Des Scythes. (G.A.)

2 – C. Galien. (G.A.)

 

 

 

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