CORRESPONDANCE - Année 1767 - Partie 14

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1767 - Partie 14

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à M. d’Étallonde de Morival.

 

Le 10 Février 1767.

 

 

          Dans la situation où vous êtes, monsieur, j’ai cru ne pouvoir mieux faire que de prendre la liberté de vous recommander fortement au maître que vous servez aujourd’hui. Il est vrai que ma recommandation est bien peu de chose, et qu’il ne m’appartient pas d’oser espérer qu’il puisse y avoir égard ; mais il me parut, l’année passée, si touché et si indigné de l’horrible destinée de votre ami et de la barbarie de vos juges ; il me fit l’honneur de m’en écrire plusieurs fois avec tant de compassion et tant de philosophie, que j’ai cru devoir lui parler à cœur ouvert, en dernier lieu, de ce qui vous regarde. Il sait que vous n’êtes coupable que de vous être moqué inconsidérément d’une superstition que tous les hommes sensés détestent dans le fond de leur cœur. Vous avez ri des grimaces des singes dans le pays des singes, et les singes vous ont déchiré. Tout ce qu’il y a d’honnêtes gens en France (et il y en a beaucoup) ont regardé votre arrêt avec horreur. Vous auriez pu aisément vous réfugier, sous un autre nom, dans quelque province ; mais puisque vous avez pris le parti de servir un grand roi philosophe, il faut espérer que vous ne vous en repentirez pas. Les épreuves sont longues dans le service où vous êtes ; la discipline, sévère ; la fortune médiocre mais honnête. Je voudrais bien qu’en considération de votre malheur et de votre jeunesse, il vous encourageât par quelque grade. Je lui ai mandé que vous m’aviez écrit une lettre pleine de raison, que vous avez de l’esprit, que vous êtes rempli de bonne volonté, que votre fatale aventure servira à vous rendre plus circonspect et plus attaché à vos devoirs.

 

          Vous saurez sans doute bientôt l’allemand parfaitement ; cela ne vous sera pas inutile. Il y aura mille occasions où le roi pourra vous employer, en conséquence des bons témoignages qu’on rendra de vous. Quelquefois les plus grands malheurs ont ouvert le chemin de la fortune. Si vous trouvez, dans le pays où vous êtes, quelque poste à votre convenance, quelque place que vous puissiez demander, vous n’avez qu’à m’écrire à la même adresse, et je prendrai la liberté d’en écrire au roi. Mon premier dessein était de vous faire entrer dans un établissement qu’on projetait à Clèves (1), mais il est survenu des obstacles ; ce projet a été dérangé et les bontés du roi que vous servez me paraissent à présent d’une grande ressource.

 

          Celui qui vous écrit désire passionnément de vous servir, et voudrait, s’il le pouvait, faire repentir les barbares qui ont traité des enfants avec tant d’inhumanité.

 

 

1 – La colonie de philosophes. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le chevalier de Beauteville.

 

A Ferney, 10 Février 1767.

 

 

          Monsieur, certainement j’irai rendre à votre excellence les visites dont elle m’a honoré, quand elle voulait mettre la paix chez des gens qui ne méritent pas d’avoir la paix.

 

          M. le duc de Choiseul m’a donné à la vérité toutes les facilités possibles ; mais, quelques bontés qu’il ait, la gêne et le fardeau retombent toujours sur nous. Quel pays que celui-ci ! Je n’ai pu trouver dans Paris une lettre de change sur Genève ; il faut faire venir l’argent par la poste. Les coches de Lyon et de Suisse n’arrivent plus, et je peux vous assurer qu’on trompe beaucoup M. le duc de Choiseul si on lui écrit que les Génevois souffrent ; il n’y a réellement que nous qui souffrons. On croit se venger d’eux, et on nous accable. Si on voulait effectivement rendre la vengeance utile, il faudrait établir un port au pays de Gex, ouvrir une grande route avec la Franche-Comté, commercer directement de Lyon avec la Suisse par Versoix, attirer à soi tout le commerce de Genève, entretenir seulement un corps de garde perpétuel dans trois villages entre Genève et le pays de Gex ; cela coûterait beaucoup ; mais Genève, qui fait pour deux millions de contrebande par an, serait anéantie dans peu d’années. Si l’on se borne à saisir quelques pintes de lait à nos paysannes et à les empêcher d’acheter des souliers à Genève, on n’aura pas fait une campagne bien glorieuse.

 

          Pardonnez-moi la liberté que je prends en faveur de la confiance que vous m’avez inspirée et de l’intérêt très réel que j’ai à tous ces mouvements.

 

          La petite affaire de la sœur du brave Thurot est finie de la manière dont je l’aurais finie moi-même si j’avais été juge. Je n’en ai point importuné M. le duc de Choiseul ; j’ai la principale obligation de tout à M. le vice-chancelier.

 

          Je vous conseille de jeter les Scythes dans le feu, car je les ai bien changés et je vais m’amuser à en faire une meilleure édition.

 

          Permettez que M. le chevalier de Taulès trouve ici les assurances des sentiments que j’aurai pour lui toute ma vie.

 

          J’ai l’honneur d’être, avec bien du respect, et la plus tendre reconnaissance de toutes vos bontés, monsieur, de votre excellence, le très humble et très obéissant serviteur.

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

10 Février 1767 (1).

 

 

          Je reçus hier la lettre du 3 février de mon cher ange, après avoir fait partir ma réponse à la lettre du 2. Je suppose toujours que les deux exemplaires adressés à M. le duc de Praslin lui sont parvenus.

 

          Les dernières additions que j’ai envoyées à mon ange et à M. de Thibouville peuvent servir aisément à rendre les deux exemplaires complets et corrects ; mais pour abondance de précautions voici encore un exemplaire nouveau, bien exactement revu, lequel pourra servir de modèle pour les autres ; il part à l’adresse de M. le duc de Praslin.

 

          Je ne saurais être de l’avis de mon ange sur ce vers d’Obéide, dans la scène avec son père, au cinquième acte :

 

Elle m’a plus coûté que vous ne pouvez croire.

 

Cela ne veut dire autre chose pour ce père, sinon qu’il en a coûté beaucoup d’efforts à une jeune personne, élevée à la cour, pour venir s’ensevelir dans des déserts ; mais, pour le spectateur, cela veut dire qu’elle aime Athamare. Si j’avais le malheur de céder à cette critique, j’ôterais tout le piquant et tout l’intérêt de cette scène.

 

          J’ai fait humainement ce que j’ai pu. Il ne faut pas demander à un artiste plus qu’il ne peut faire ; il y a un terme à tout ; personne ne peut travailler que suivant ses forces. Voici le temps de copier les rôles et de les apprendre ; il n’y a plus ni à reculer ni à travailler. Je demande seulement qu’on joue la Jeune Indienne avec les Scythes. Je serais bien aise de donner cette marque d’attention à M. de Chamfort, qui est, dit-on, très aimable et qui me témoigne beaucoup d’amitié.

 

          Si ces deux pièces sont bien jouées, elles vaudront de l’argent au tripot ; elles donneront du plaisir à mes anges, mais, pour moi, je suis incapable de plaisir ; je ne le suis que de consolation, et ma plus grande est l’amitié dont mes anges m’honorent.

 

N.B. – Dans le tracas horrible qui m’a accablé pendant un mois, je ne me suis jamais aperçu d’une faute d’impression au cinquième acte, page 64 :

 

Sozame a-t-il appris que sa fille qu’il aime.

 

Il y avait dans le manuscrit :

 

Sozame a-t-il appris que sa fille qui m’aime.

 

Il y a encore quelques petits changements fort légers dans la copie ci-jointe.

 

 

 

N.B. – Comment pouvez-vous m’outrager au point de me soutenir que ce vers,

 

Elle m’a plus coûté que vous ne pouvez croire.

 

signifie : Mon père, j’adore Athamare, et je ne le tuerai point ?

puisque le moment d’après elle dit :

 

Après ce coup terrible et qu’il me faut porter…

 

Ce mot qu’il me faut porter ne rejette-t-il pas très loin tous les soupçons que pourrait concevoir le père ? D’ailleurs, quels soupçons pourrait-il avoir après les serments de sa fille ? Vous tueriez ma pièce si vous ôtiez

 

Elle m’a plus coûté que vous ne pouvez croire.

 

          Je sais bien qu’il y aura quelques mouvements au cinquième acte parmi les malintentionnés du parterre ; mais je vous réponds que le receveur de la comédie sera très content de la pièce. Laissons dire Fréron et l’avocat Coquelet (2), son approbateur et les soldats de Corbulon (3) s’il y en a encore, et qu’on sonne le boute-selle.

 

          Mille tendres respects. Je ne sais point la demeure de M. le chevalier de Chastellux ; je prends la liberté de vous adresser la lettre.

 

 

1 – Les éditeurs de cette lettre, MM. de Cayrol et A. François, l’ont datée à tort du 8 février. (G.A.)

2 – Ou plutôt Coqueley. Voyez la lettre à Coqueley du 24 avril. (G.A.)

3 – Les partisans de Crébillon. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

11 Février, à huit heures du matin.

 

 

          Les plus importantes affaires de ce monde, sans doute, sont des tragédies ; car elles poursuivent l’âme le jour et la nuit. Ma première idée, quand on veut m’ôter un vers que j’aime, c’est de murmurer et de gronder ; la seconde, c’est de me rendre. J’aimais ce vers :

 

Elle m’a plus coûté que vous ne pouvez croire ;

 

mais il était six heures du matin ; et, actuellement qu’il en est huit, j’aime mieux celui-ci :

 

Me dompter en tout temps est mon sort et ma gloire.

 

Ainsi donc, mes anges, n’en croyez point mes deux paquets qui sont partis ce matin ; croyez ce billet-ci qui court après. Je vous demande bien pardon, mes anges, de vous donner tant de peine pour si peu de chose (1).

 

          Si mademoiselle Durancy entend, comme je le crois, le grand art des silences ; si elle sait dire de ces non qui veulent dire oui ; si elle sait accompagner une cruauté d’un soupir, et démentir quelquefois ses paroles je réponds du succès ; sinon je réponds des sifflets. J’avoue qu’un grand succès serait nécessaire pour faire enrager les ennemis de la raison, sans parler des miens. La pièce dépend entièrement des acteurs (2).

 

 

1 – Dans les autres éditions, on trouve ici des phrases qui appartiennent à la première partie de cette lettre. (G.A.)

2 – Cet alinéa est sans aucun doute, un fragment d’une lettre postérieure. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le chevalier de Chastellux.

 

11 Février 1767.

 

 

          Je vous devais déjà, monsieur, beaucoup de reconnaissance pour les efforts généreux que vous aviez faits auprès d’un homme respectable (1) qui, cette fois, a été seul de son avis pour n’avoir pas été du vôtre. Je suis encore plus reconnaissant de la lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire, et des sentiments que vous y témoignez. Il y a si peu de personnes qui cherchent à s’instruire de ce qui mérite le plus l’attention de tous les hommes, les préjugés sont si forts, la faiblesse si grande, l’ignorance si commune, le fanatisme si aveugle et si insolent, qu’on ne peut trop estimer ceux qui ont assez de courage pour secouer un joug si odieux et si déshonorant pour la nature humaine. Cette vraie philosophie, qu’on cherche à décrier, élève le courage, et rend le cœur compatissant. J’ai trouvé souvent l’humanité parmi les officiers, et la barbarie parmi les gens de robe. Je suis persuadé qu’un conseil de guerre aurait mis en prison pour un an le chevalier de La Barre, coupable d’une très grande indécence, mais que ceux qui hasardent leur vie pour le service du roi et de l’Etat n’auraient point fait donner la question à un enfant, et ne l’auraient point condamné à un supplice horrible. La jurisprudence du fanatisme est quelque chose d’exécrable : c’est une fureur monstrueuse. Tandis que d’un côté la raison adoucit les mœurs et que les lumières s’étendent, les ténèbres s’épaississent de l’autre et la superstition endurcit les âmes.

 

          Continuez, monsieur, à prendre le parti de l’humanité. L’exemple d’un homme de votre nom et de votre mérite pourra beaucoup. Mon âge et mes maladies ne me permettent pas d’espérer de longues années ; je mourrai consolé en laissant au monde des hommes tels que vous. Je vous supplie d’agréer mon sincère et respectueux attachement.

 

 

1 – Daguesseau, oncle de Chastellux. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le marquis de Ximenès.

 

11 Février 1767.

 

 

          J’aime tout à fait, monsieur, à m’entendre avec vous. Je vous passe l’émétique, comme vous me passez la saignée. Sans doute les deux vers dont vous me parlez sont un peu ridicules, et en général Cornélie (1) vise au plus sublime galimatias ; mais aussi il y a de bien beaux éclairs, des traits de génie, des morceaux même de sentiment qui enlèvent. Le peu de remarques que j’ai pu faire sur vos remarques sont sur un petit cahier séparé ; j’ai respecté votre ouvrage. Ce que j’ai écrit ne consiste que dans des notes abrégées pour aider ma mémoire lorsque je travaillerai sérieusement à en faire une espèce de poétique de théâtre qui puisse être utile aux jeunes gens. Je pense qu’il y faut mettre beaucoup d’objets de comparaison, tant des anciens que des modernes et que le tout doit être nourri d’un grand fonds de littérature. Je me livrerai à cet ouvrage avec un très grand plaisir, lorsque vous m’aurez envoyé le reste de vos remarques. Je ne puis rien faire sans ce préalable. Il ne faut pas que vous abandonniez une entreprise qui peut être très avantageuse aux lettres, très honorable pour vous, et me procurer avant ma mort l’honneur de vous avoir pour confrère ; mais dépêchez-vous, je me porte fort mal, et j’entre dans ma soixante-quatorzième année. Je conserverai jusqu’à mon dernier moment les sentiments qui m’attachent à vous.

 

 

1 – Dans le Pompée de Corneille. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

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