CORRESPONDANCE avec le roi de Prusse - Année 1767 - Partie 99

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CORRESPONDANCE avec le roi de Prusse - Année 1767 - Partie 99

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390 – DU ROI

 

 

A Potsdam, le 28 Février 1767.

 

 

 

          Je félicite l’Europe des productions dont vous l’avez enrichie pendant plus de cinquante années, et je souhaite que vous en ajoutiez encore autant que les Fontenelle, les Fleury, et les Nestor, en ont vécu. Avec vous finit le siècle de Louis XIV. De cette époque si féconde en grands hommes, vous êtes le dernier qui nous reste. Le dégoût des lettres, la satiété des chefs d’œuvre que l’esprit humain a produits, un esprit de calcul, voilà le goût du temps présent.

 

          Parmi la foule de gens d’esprit dont la France abonde, je ne trouve pas de ces esprits créateurs, de ces vrais génies qui s’annoncent par de grandes beautés, des traits brillants, et des écarts même. On se plaît à analyser tout. Les Français se piquent à présent d’être profonds. Leurs livres semblent faits par de froids raisonneurs ; et ces grâces qui leur étaient si naturelles, ils les négligent.

 

          Un des meilleurs ouvrages que j’aie lus de longtemps est ce factum pour les Calas, fait par un avocat (1) dont le nom ne me revient pas. Ce factum est plein de traits de véritable éloquence, et je crois l’auteur digne de marcher sur les traces de Bossuet etc., non comme théologien, mais comme orateur.

 

          Vous êtes environné d’orateurs qui haranguent à coups de baïonnettes et de cartouches : c’est un voisinage désagréable pour un philosophe qui vit en retraite, plus encore pour les Génevois.

 

          Cela me rappelle le conte du Suisse qui mangeait une omelette au lard un jour maigre, et qui, entendant tonner, s’écria : Grand Dieu ! voilà bien du bruit pour une omelette au lard (2). Les Génevois pourraient faire cette exclamation en s’adressant à Louis XV. La fin de ce blocus ne tournera pas à l’avantage du peuple. Ce qu’ils pourraient faire de plus judicieux, serait de céder aux conjonctures et de s’accommoder. Si l’obstination et l’animosité les en empêchent, leur dernière ressource est l’asile que je leur prépare, et qui se trouve dans un lieu que vous jugez très bien qui leur sera convenable.

 

          Je ne sais quel est le jeune homme dont vous me parlez (3). Je m’informerai s’il se trouve à Vesel quelqu’un de ce nom. En cas qu’il y soit, votre recommandation ne lui sera pas inutile.

 

          Voici de suite trois jugements bien honteux pour les parlements de France. Les Calas, les Sirven, et La Barre devraient ouvrir les yeux au gouvernement, et le porter à la réforme des procédures criminelles : mais on ne corrige les abus que quand ils sont parvenus à leur comble. Quand ces cours de justice auront fait rouer quelque duc et pair par distraction, les grandes maisons crieront, les courtisans mèneront grand bruit, et les calamités publiques parviendront au trône.

 

          Pendant la guerre, il y avait une contagion à Breslau : on enterrait cent vingt personnes par jour ; une comtesse dit : « Dieu merci, la grande noblesse est épargnée, ce n’est que le peuple qui meurt. » Voilà l’image de ce que pensent les gens en place, qui se croient pétris de molécules plus précieuses que ce qui fait la composition du peuple qu’ils oppriment. Cela a été ainsi presque de tout temps. L’allure des grandes monarchies est la même. Il n’y a guère que ceux qui ont souffert l’oppression qui la connaissent et la détestent. Ces enfants de la fortune, qu’elle a engourdis dans la prospérité, pensent que les maux du peuple sont exagération, que des injustices sont des méprises : et pourvu que le premier ressort aille, il importe peu du reste.

 

          Je souhaite, puisque la destinée du monde est d’être mené ainsi, que la guerre s’écarte de votre habitation, et que vous jouissiez paisiblement dans votre retraite d’un repos qui vous est dû, sous les ombrages des lauriers d’Apollon : je souhaite encore que, dans cette douce retraite, vous ayez autant de plaisir que vos ouvrages en ont donné à vos lecteurs. A moins d’être au troisième ciel, vous ne sauriez être plus heureux. FÉDÉRIC.

 

 

 

1 – Elie de Beaumont. (G.A.)

2 – Ce n’est pas un Suisse, mais le Français des Barreaux qui a fait cette boutade. (G.A.)

3 – On n’a pas la lettre où Voltaire parle pour la première fois à Frédéric de d’Etallonde. (G.A.)

 

 

 

 

391 – DE VOLTAIRE

 

 

Du 3 mars 1767.

 

 

 

          Sire, j’entends très bien l’aventure des Deux chiens (1), et je l’entends d’autant mieux que je suis un peu mordu. Mes petites possessions touchent aux portes de Genève. Tout commerce est interrompu par cette ridicule guerre ; elle n’ensanglante pas encore la terre, mais elle la ruine. Vos chiens répondent très pertinemment à nos héros français et bernois. Il est certain que si les animaux raisonnaient avec les hommes, ils auraient toujours raison, car ils suivent la nature, et nous l’avons corrompue.

 

          A l’égard du Violon, je crains de n’entendre pas le mot de l’énigme. Est-ce le roi de Pologne qui, ne pouvant pas lui-même venir à bout de ses évêques, s’est voulu secrètement appuyer de votre majesté, de la Russie, de l’Angleterre et du Danemark, et qui n’est actuellement appuyé que de la Russie ? Est-ce l’impératrice de Russie, qui soutient seule à présent le fardeau qu’elle avait voulu partager avec trois puissances ?

 

          Il me paraît que je tourne autour du mot, de l’énigme, mais je peux me tromper ; vous savez que je ne suis pas grand politique.

 

          Votre alliée l’impératrice a eu la bonté de m’envoyer son mémoire justificatif (2), qui m’a semblé bien fait. C’est une chose assez plaisante, et qui a l’air de la contradiction, de soutenir l’indulgence et la tolérance les armes à la main ; mais aussi l’intolérance est si odieuse, qu’elle mérite qu’on lui donne sur les oreilles. Si la superstition a fait si longtemps la guerre, pourquoi ne la ferait-on pas à la superstition ? Hercule allait combattre les brigands, et Bellérophon les chimères ; je ne serais pas fâché de voir des Hercules et des Bellérophons délivrer la terre des brigands et des chimères catholiques.

 

          Quoi qu’il en soit, vos deux contes sont bien plaisants ; votre génie est toujours le même : votre raison supérieure est toujours ingénieuse et gaie. J’espère que votre majesté daignera m’envoyer quelque nouveau conte sur la folie de ne vouloir pas qu’un prince afferme son bien, lorsqu’il est permis au dernier paysan d’affermer le sien (3) : cela ne me paraît pas juste, et mérite assurément un troisième conte.

 

          J’ai eu l’honneur de vous parler, dans ma dernière lettre, du nommé Morival, cadet dans un de vos régiments à Vesel ; c’est un jeune homme très bien né, et dont on rend de fort bons témoignages. Est-il convenable qu’il ait été condamné à être brûlé vif chez des Picards, pour n’avoir pas salué une procession de capucins, et pour avoir chanté deux chansons ? L’inquisition elle-même ne commettrait pas de pareilles horreurs. Pour peu qu’on jette les yeux sur la scène de ce monde, on passe la moitié de sa vie à rire, et l’autre moitié à frémir.

 

          Conservez-moi, sire, vos bontés, pour le peu de temps que j’ai encore à végéter et à ramper sur ce malheureux et ridicule tas de boue.

 

 

1 – Voyez la lettre de Frédéric du 10 Février. (G.A.)

2 – Manifeste sur les dissensions de Pologne. (G.A.)

3 – Voyez une lettre de Frédéric, d’octobre 1766. (G.A.)

 

 

 

 

 

392 – DU ROI

 

 

A Potsdam, le 24 Mars 1767.

 

 

 

          Je vous plains de ce que votre retraite est entourée d’armes, il n’est donc aucun séjour à l’abri du tumulte ! Qui croirait qu’une république dût être bloquée par des voisins qui n’ont aucun empire sur elle ? Mais je me flatte que cet orage passera, et que les Génevois ne se roidiront pas contre la violence, ou que le ministère français modérera sa fougue.

 

          Vous voulez savoir le mot du conte ! Il ne regarde que moi. Ce conte (1) fut fait l’an 1761, et convenait assez à ma situation, telle qu’elle était alors. J’ai corrigé cet ouvrage, depuis la paix, et je vous l’ai envoyé. Je suis si ennuyé de la politique, que je la mets de côté dans mes moments de loisir et d’étude ; je laisse cet art conjectural à ceux dont l’imagination aime à s’élancer dans l’immense abîme des probabilités.

 

          Ce que je sais de l’impératrice de Russie, c’est qu’elle a été sollicitée par les dissidents de leur prêter son assistance, et qu’elle a fait marcher des arguments munis de canons et de baïonnettes, pour convaincre les évêques polonais des droits que ces dissidents prétendent avoir.

 

          Il n’est point réservé aux armes de détruire l’inf… ; elle périra par le bras de la Vérité et par la séduction de l’intérêt. Si vous voulez que je développe cette idée, voici ce que j’entends :

 

          J’ai remarqué, et d’autres comme moi, que les endroits où il y a plus de couvents et de moines, sont ceux où le peuple est le plus aveuglément livré à la superstition : il n’est pas douteux que, si l’on parvient à détruire ces asiles du fanatisme, le peuple ne devienne dans peu indifférent et tiède sur ces objets, qui sont actuellement ceux de sa vénération. Il s’agirait donc de détruire les cloîtres, au moins de commencer à diminuer leur nombre. Ce moment est venu, parce que le gouvernement français et celui d’Autriche sont endettés, qu’ils ont épuisé les ressources de l’industrie pour acquitter leurs dettes sans y parvenir. L’appât de riches abbayes et de couvents bien rentés est tentant. En leur représentant le mal que les cénobites font à la population de leurs Etats, ainsi que l’abus du grand nombre de Cucullati qui remplissent leurs provinces, en même temps la facilité de payer en partie leurs dettes en y appliquant les trésors de ces communautés qui n’ont point de successeurs, je crois qu’on les déterminerait à commencer cette réforme ; et il est à présumer qu’après avoir joui de la sécularisation de quelques bénéfices, leur avidité engloutira le reste.

 

          Tout gouvernement qui se déterminera à cette opération sera ami des philosophes, et partisan de tous les livres qui attaqueront les superstitions populaires et le faux zèle des hypocrites qui voudraient s’y opposer.

 

          Voilà un petit projet que je soumets à l’examen du patriarche de Ferney. C’est à lui, comme au père des fidèles, de le rectifier et de l’exécuter (2).

 

          Le patriarche m’objectera peut-être ce que l’on fera des évêques : je lui réponds qu’il n’est pas temps d’y toucher encore ; qu’il faut commencer par détruire ceux qui soufflent l’embrasement du fanatisme au cœur du peuple. Dès que le peuple sera refroidi, les évêques deviendront de petits garçons dont les souverains disposeront, par la suite des temps, comme ils voudront.

 

          La puissance des ecclésiastiques n’est que d’opinion ; elle se fonde sur la crédulité des peuples. Eclairez ces derniers, l’enchantement cesse.

 

          Après bien des peines, j’ai déterré le malheureux compagnon de La Barre : il se trouve porte-enseigne à Vesel, et j’ai écrit pour lui.

 

          On me marque de Paris qu’on prépare au Théâtre-Français, avec appareil, la représentation des Scythes (3). Vous ne vous contentez pas d’éclairer votre patrie, vous lui donnez encore du plaisir. Puissiez-vous lui en donner longtemps, et jouir, dans votre doux asile, des délices que vous avez procurées à vos contemporains, et qui s’étendront à la race future autant qu’il y aura des hommes qui aimeront les lettres, et d’âmes sensibles qui connaîtront la douceur de pleurer. Vale. FÉDÉRIC.

 

 

1 – Le Violon. Voyez la lettre précédente. (G.A.)

2 – Ce ne fut pas paroles perdues. Voyez la lettre suivante. (G.A.)

3 – Voyez au THÉÂTRE. (G.A.)

 

 

 

 

 

393 – DE VOLTAIRE

 

 

5 Avril 1767.

 

 

 

 

          Sire, je ne sais plus quand les chiens qui se battent pour un os, et à qui on donne cent coups de bâton, comme le dit très bien votre majesté (1), pourront aller demander un chenil dans vos Etats (2). Tous ces petits dogues-là, accoutumés à japper sur leurs paliers, deviennent indécis de jour en jour. Je crois qu’il y a deux familles qui partent incessamment, mais je ne puis parler aux autres, la communication étant interdite par un cordon de troupes dont on vante déjà les conquêtes. On nous a pris plus de douze pintes de lait, et plus de quatre paires de pigeons. Si cela continue, la campagne sera extrêmement glorieuse. Ce ne sont pourtant pas les malheurs de la guerre qui me font regretter le temps que j’ai passé auprès de votre majesté.

 

          Je ne me consolerai jamais du malheur qui me fait achever ma vie loin de vous. Je suis heureux autant qu’on peut l’être dans ma situation, mais je suis loin du seul prince véritablement philosophe. Je sais fort bien qu’il y a beaucoup de souverains qui pensent comme vous ; mais où est celui qui pourrait faire la préface (3) de cette Histoire de l’Eglise ? où est celui qui a l’âme assez forte et le coup d’œil assez juste pour oser voir et dire qu’on peut très bien régner sans le lâche secours d’une secte ? où est le prince assez instruit pour savoir que depuis dix-sept cents ans la secte chrétienne n’a jamais fait que du mal ?

 

          Vous avez vu sur cette matière bien des écrits auxquels il n’y a rien à répondre. Ils sont peut-être un peu trop longs, ils se répètent peut-être quelquefois les uns les autres. Je ne condamne pas toutes ces répétitions, ce sont les coups de marteau qui enfoncent le clou dans la tête du fanatisme ; mais il me semble qu’on pourrait faire un excellent recueil de tous ces livres, en élaguant quelques superfluités, et en resserrant les preuves. Je me suis longtemps flatté qu’une petite colonie de gens savants et sages viendrait se consacrer dans vos Etats à éclairer le genre humain. Mille obstacles à ce dessein s’accumulent tous les jours.

 

          Si j’étais moins vieux, si j’avais de la santé, je quitterais sans regret le château que j’ai bâti et les arbres que j’ai plantés, pour venir achever ma vie dans le pays de Clèves avec deux ou trois philosophes, et pour consacrer mes derniers jours, sous votre protection, à l’impression de quelques livres utiles. Mais, sire, ne pouvez-vous pas, sans vous compromettre, faire encourager quelque libraire de Berlin à les réimprimer, et à les faire débiter dans l’Europe à un prix qui en rende la vente facile ? ce serait un amusement pour votre majesté, et ceux qui travailleraient à cette bonne œuvre en seraient récompensés dans ce monde plus que dans l’autre.

 

          Comme j’allais continuer à vous demander cette grâce, je reçois la lettre dont votre majesté m’honore, du 24 mars. Elle a bien raison de dire que l’inf… ne sera jamais détruite par les armes car il faudrait alors combattre pour une autre superstition qui ne serait reçue qu’en cas qu’elle fût plus abominable. Les armes peuvent détrôner un pape, déposséder un électeur ecclésiastique, mais non pas détrôner l’imposture.

 

          Je ne conçois pas comment vous n’avez pas eu quelque bon évêché pour les frais de la guerre, par le dernier traité ; mais je sens bien que vous ne détruirez la superstition christicole que par les armes de la raison.

 

          Votre idée de l’attaquer par les moines est d’un grand capitaine. Les moines une fois abolis, l’erreur est exposée au mépris universel. On écrit beaucoup en France sur cette matière ; tout le monde en parle. Les bénédictins eux-mêmes ont été si honteux de porter une robe couverte d’opprobre, qu’ils ont présenté une requête au roi de France pour être sécularisés ; mais on n’a pas cru cette grande affaire assez mûre ; on n’est pas assez hardi en France, et les dévots ont encore du crédit.

 

          Voici un petit imprimé (4) qui m’est tombé sous la main ; il n’est pas long, mais il dit beaucoup. Il faut attaquer le monstre par les oreilles comme à la gorge.

 

          J’ai chez moi un jeune homme nommé M. de La Harpe, qui cultive les lettres avec succès. Il a fait une épître d’un Moine au fondateur de la Trappe (5), qui me paraît excellente. J’aurai l’honneur de l’envoyer à votre majesté par le premier ordinaire. Je ne crois pas qu’on le condamne à être disloqué et brûlé à petit feu, comme cet infortuné qui est à Vesel, et que je sais être un très bon sujet. Je remercie votre majesté, au nom de la raison et de la bienfaisance, de la protection qu’elle accorde à cette victime du fanatisme de nos druides.

 

          Les Scythes sont un ouvrage fort médiocre. Ce sont plutôt les petits cantons suisses et un marquis français (6) que les Scythes et un prince persan. Thieriot aura l’honneur d’envoyer de Paris cette rapsodie à votre majesté.

 

          Je suis toujours fâché de mourir hors de vos Etats. Que votre majesté daigne me conserver quelque souvenir pour ma consolation.

 

 

1 – Dans la fable des Deux chiens et l’Homme. (G.A.)

2 – Voltaire voulait alors que Vesel servît d’asile aux proscrits de Genève. Il avait essayé, quelque temps auparavant, d’y établir une colonie de philosophes français. (G.A.)

3 – Œuvre de Frédéric. (G.A.)

4 – L’Anecdote sur Bélisaire. (G.A.)

5 – Ou plutôt Réponse d’un solitaire de la Trappe. (G.A.)

6 – Voyez notre Avertissement sur les Scythes. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

Publié dans Frédéric de Prusse

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