CORRESPONDANCE - Année 1767 - 1
Photo de PAPAPOUSS
à M. le comte d’Argental.
Vendredi au soir, 2 Janvier 1767 (1).
On prétend dans Ferney, mon cher ange, que j’ai eu hier une petite attaque d’apoplexie. Vous voyez bien qu’il n’en est rien, puisque je suis toujours Dictacteur. J’en ai été quitte pour me mettre dans mon lit pendant trois heures, et je me suis tiré d’affaire tout seul. Je ne sais pas encore si je me tirerai aussi heureusement du danger où m’a mis ce misérable Janin, contrôleur du bureau de Sacconex, entre Ferney et Genève. J’étais certainement tombé dans l’apoplexie la plus complète, quand j’ai été assez imbécile pour penser que ce coquin ne me ferait point de mal, parce que je lui avais fait du bien, parce que je l’avais logé et nourri, et que je lui avais prêté de l’argent. J’avoue donc qu’à soixante-treize ans je ne connais pas encore les hommes, du moins les hommes de son espèce.
Votre protégée (2) me fait saigner le cœur ; c’est assurément une femme de mérite. Elle est actuellement en Suisse, au milieu des neiges ; elle n’en peut sortir, et certainement je ne la ferai pas revenir par la route de Genève, pour la faire passer devant les bureaux où elle est guettée. J’ai le plus grand soin d’elle dans la retraite où elle est. Elle ne manque de rien, et il ne lui en coûte rien. Tout ce qui est dangereux, encore une fois, c’est que ce scélérat de Janin a déclaré le véritable nom de cette personne. Heureusement cette déclaration n’est pas juridique ; mais elle peut le devenir. Il n’y a rien que je ne fasse pour faire chasser ce monstre, et je compte que vous ne perdrez pas un moment pour dresser vos batteries, et pour exiger de M. de La Renière (3) qu’on le révoque sur-le-champ, sans lui donner jamais d’autre emploi. Il ira prendre, s’il veut, celui de garçon du bourreau ; il n’est guère propre qu’à cela. Si j’étais plus jeune, je le ferais mourir sous le bâton.
Madame Denis est toujours dans la ferme résolution de ne point payer le prix de son carrosse et de ses chevaux, et moi dans le dessin invariable d’aller mourir hors de France, si on fait cet affront à ma nièce ; car si elle est condamnée à perdre ses chevaux et son carrosse, elle est visiblement condamnée comme complice de votre protégé et comme convaincue d’avoir envoyé en France des livres abominables. Elle serait détestée et déshonorée dans un pays de bêtes brutes, où la superstition a établi son domicile. Il n’y aurait, en ce cas, d’autre parti à prendre qu’à brûler le château que j’ai bâti.
Voilà, mon divin ange, tout ce que l’état le plus douloureux du monde me permet de vous écrire sur cette abominable aventure.
Je vais répondre actuellement dans une autre lettre à tout ce que vous me mandez sur les Scythes. Ces deux lettres partiront pour Genève demain samedi, 3 janvier, avant que j’aie reçu celles que madame Denis et moi nous attendons de vous sur cette cruelle affaire.
M. l’ambassadeur a quitté, comme vous savez, Genève incognito ; il a passé deux jours chez moi. Je pourrais bien aller lui rendre sa visite et ne revoir jamais Ferney. Le bon de l’affaire est que je lui ai prêté tous mes chevaux, et que je n’en ai pas même pour envoyer chercher un médecin. Tant mieux, je guérirai plus vite ; mort ou vif, mon très cher ange, je vous idolâtre toujours de tout mon cœur.
Votre protégée m’écrit qu’elle part dans le moment à cheval pour retourner à Paris. Vous voyez qu’elle a le courage de son frère ; mais ils ne sont pas heureux dans cette famille-là, ni moi non plus, ni les Génevois non plus. Les affaires empirent de quart d’heure en quart d’heure. Milord Abington (4), qui est haut comme un chou, a déjà tué une sentinelle, à ce qu’on vient de me dire ; mais on dit beaucoup de sottises, et je ne peux savoir encore la vérité, parce que les portes de Genève sont fermées.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
2 – Madame Le Jeune. (G.A.)
3 – Fermier-général. (G.A.)
4 – Voyez la fin du IIIe chant de la Guerre civile de Genève. (G.A.)
à M. Damilaville.
2 Janvier 1767.
Vous devez être actuellement bien instruit, mon cher et vertueux ami, du malheur qui m’est arrivé (1) : c’est une bombe qui m’est tombée sur la tête, mais elle n’écrasera ni mon innocence ni ma constance. Je ne peux rien vous dire de nouveau là-dessus, parce que je n’ai encore aucune nouvelle.
J’ai éclairci tout avec M. le prince de Gallitzin : il n’y avait point de lettre de lui ; tout est parfaitement en règle ; et, dans quelque endroit que je sois, les Sirven auront de quoi faire leur voyage à Paris, et de quoi suivre leur procès. Vous pourrez, en attendant, envoyer copie du factum à madame Denis, si M. de Beaumont ne le fait pas imprimer à Paris.
Vous aurez les Scythes incessamment, à condition qu’ils ne seront point joués ; et la raison en est que la pièce est injouable avec les acteurs que nous avons.
On m’a envoyé de Paris une pièce très singulière, intitulée le Triumvirat ; mais ce qui m’a paru le plus mériter votre attention dans cet ouvrage, et celle de tous les gens qui pensent, c’est une histoire des proscriptions (2). Elles commencent par celles des Hébreux, et finissent par celles des Cévennes ; ce morceau m’a paru très curieux. Il me semble que la tragédie n’est faite que pour amener ce petit morceau ; la pièce d’ailleurs n’est point convenable à notre théâtre, attendu qu’il y a très peu d’amour.
Adieu, mon cher ami ; vous devinez le triste état dans lequel nous sommes, madame Denis et moi. Nous attendons de vos nouvelles ; écrivez à madame Denis, au lieu d’écrire à M. Souchai, et songez, quoi qu’il arrive, à écr. l’inf.
1 – L’aventure Le Jeune. (G.A.)
2 – Voyez aux FRAGMENTS D’HISTOIRE. (G.A.)
à M. Hennin.
A Ferney, vendredi au soir, 2 Janvier 1767.
M. l’ambassadeur est parti extrêmement affligé, et Argatifontidas (1) un peu embarrassé. Vous allez être, mon cher conciliateur, chargé d’un lourd fardeau que vous porterez légèrement et avec grâce, car on ne peut nier que les trois Grâces ne soient chez vous (2). Je suppose que c’est vous, mon cher résident, qui m’avez envoyé un paquet de M. le duc de Choiseul voici la réponse, et voici encore des balivernes (3) pour M. le duc de Praslin.
Je vous prie de mettre tout cela dans votre paquet de la cour, demain samedi.
Je pourrais bien dans quelques jours aller rendre à M. l’ambassadeur sa visite, à Soleure. Je vous prie, à tout hasard, de vouloir bien m’envoyer un passeport, car voilà les troupes qui vont border Versoix.
Maman et toute ma famille vous embrassent tendrement.
Nous sommes ici les victimes des troubles de Genève, car nous n’avons point l’honneur de vous voir. Nous savons que le peuple vous aime, mais nous vous aimons sûrement davantage.
1 – Le chevalier de Taulès. (Note de M. Hennin, fils.)
2 – Allusion au tableau des trois Grâces, de Carle Vanloo. (Note de M. Hennin, fils.)
3 – Les Scythes. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
A Ferney, samedi au matin, 3 janvier, avant
que la poste de France soit arrivée à Genève.
Mes anges sauront donc pourquoi j’ai fait imprimer les Scythes.
1°/ C’est que je n’ai pas voulu mourir intesta, et sans avoir rendu aux deux satrapes, Nalrisp et Elochivis (1), l’hommage que je leur dois ;
2°/ C’est que mon épître dédicatoire est si drôle, que je n’ai pu résister à la tentation de la publier ;
3°/ C’est qu’il n’y a réellement point de comédiens pour jouer cette pièce, et que je serai mort avant qu’il y en ait ;
4°/ C’est que j’emporte aux enfers ma juste indignation contre les comédiennes qui ont défiguré mes ouvrages, pour se donner des airs penchés sur le théâtre ; et contre les libraires, éternels fléaux des auteurs, lesquels infâmes libraires de Paris m’ont rendu ridicule, et se sont emparés de mon bien pour le dénaturer avec un privilège du roi.
J’ai donc voulu faire voir aux amateurs du théâtre, avant de mourir, que je protestais contre tous les libraires, comédiens et comédiennes, qui sont les causes de ma mort, et c’est ce que mes anges verront dans l’Avis au lecteur, qui est après ma naïve préface.
Je proteste encore, devant Dieu et devant les hommes, qu’il n’y a pas une seule critique de mes anges et de mes satrapes à laquelle je n’aie été très docile. Ils s’en apercevront par le papier collé page 19, et par d’autres petits traits répandus çà et là.
Je proteste encore contre ceux qui prétendent que je suis tombé en apoplexie ; je n’ai été évanoui qu’un quart d’heure tout au plus, et mon style n’est point apoplectique.
Si mes anges et mes satrapes veulent que la pièce soit jouée avant que l’édition paraisse, ils sont les maîtres. Gabriel Cramer la mettra sous cent clefs, pourvu qu’il y ait des acteurs pour la jouer, et que les comédiens la fassent succéder immédiatement après la pomme (2) ; car, pour peu qu’on diffère, il sera impossible d’empêcher l’édition de paraître ; les provinces de France en seront inondées, et il en arrivera à Paris de tous côtés.
Je la lus devant des gens d’esprit, et même devant des connaisseurs, quatre jours avant mon apoplexie, et je fis fondre en larmes pendant tout le second acte et les trois suivants.
J’enverrai au bout des ailes de mes anges les paroles et la musique, dès que les comédiens auront pris une résolution. J’attends leurs ordres avec la soumission la plus profonde.
1 – Praslin et Choiseul. (K.)
2 – C’est-à-dire après le Guillaume Tell de Lemierre. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
Dimanche soir, 4 Janvier 1767 (1).
En attendant que je reçoive demain une lettre de vous, mon divin ange, sur cette malheureuse affaire, je dois vous instruire de tout dans le plus grand détail.
Cette femme innocente et infortunée est en route, comme je vous l’avais marqué. Mais ce nom de Le Jeune, sous lequel elle était venue, me fait toujours trembler. Son mari lui avait donné un billet pour les Cramer, dans lequel il spécifiait les marchandises qu’elle devait acheter. Les Cramer, qui sont mes libraires, n’ont point de ces effets dangereux ; ils n’impriment que mes ouvrages. Elle s’adressa à un autre et lui laissa par malheur la note de son mari, signée Le Jeune, valet de chambre de M. D***. C’était une note particulière de son mari à elle : il faut qu’elle soit tombée par mégarde, quand on faisait ses petits ballots ; car elle est très prudente et ne compromet personne. Je retirerai ce billet ; n’en soyez point en peine ; ne grondez point votre valet de chambre, et encore moins cette pauvre femme ; ce qui est fait est fait : il ne s’agit que de se tirer de ce bourbier.
Après nous être tournés de tous les sens, il nous a paru que le procès criminel contre la Doiret était trop dangereux, parce qu’elle est trop connue sous le nom de Le Jeune, parce que tous nos domestiques seraient interrogés ; parce que cette femme ayant demeuré huit jours avec eux, ils ont su qui elle est et qui est son mari ; parce qu’enfin, ayant resté plusieurs jours chez nous et s’étant servie de notre équipage, nous en sommes présumés être ses complices, quoique assurément nous en soyons bien éloignés. Le mieux est sans doute d’étouffer l’affaire ; mais comment s’y prendre ? Je n’en sais rien, au milieu de mes neiges, avec un quart d’apoplexie et la faiblesse où je suis.
Je pense même que M. le vice-chancelier y sera fort embarrassé ; il ne le serait pas si vous étiez son ami intime. Je crois pourtant que vous étiez son ami intime. Je crois pourtant que vous étiez assez lié avec lui quand il était premier président. Enfin vous êtes sur les lieux ; mais peut-être un vieux vice-chancelier n’a point d’amis, et moi j’ai beaucoup d’ennemis. Vous savez que je n’ai absolument rien à me reprocher ; mais vous savez aussi que cela ne suffit pas.
Je persiste entièrement dans mon premier avis, qui est que M. le vice-chancelier se fasse représenter les malles adressées à la dame Doiret, de Châlons, qu’il fasse brûler secrètement ce qu’elles contiennent, et qu’il laisse madame Denis disputer son droit en matière civile contre la saisie illégale de ses équipages. Il est certain que cette saisie ne peut se soutenir en justice réglée ; les commis mêmes ne l’entreprendront pas. Cette tournure, que je proposai d’abord, me paraît encore la meilleure de toutes, quoiqu’elle me soit venue dans l’esprit, et que je n’aie pas d’ordinaire grande foi à mes expédients.
Madame Denis vous embrasse cent fois. Elle est consternée et malade ; je serais au désespoir de la quitter dans cet état.
Voici cependant un exemplaire que vous pourrez faire lire à Lekain. Je vous adresserai bientôt l’ouvrage avec la musique en marge (2). Vous voyez que l’état horrible où je suis ne me fait pas négliger les belles lettres, qui sont, après vous, la plus douce consolation de ma vie.
Adieu, mon très cher et très adorable ange.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
2 – C’est-à-dire avec le jeu des acteurs en marge des Scythes. (G.A.)