CORRESPONDANCE - Année 1765 - Partie 6

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1765 - Partie 6

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à M. Colini.

 

A Ferney, 20 Février 1765.

 

 

          Mon cher ami, j’entre aujourd’hui dans ma soixante-douzième année, en dépit de mes estampes qui me donnent quelques jours de moins. Ce n’est pas sans peine que j’ai attrapé cet âge. Je n’ai presque point quitté mon lit depuis deux mois. Vous m’avez vu bien maigre. Je suis devenu squelette ; je m’évapore comme du bois sec enflammé, et je serai bientôt réduit à rien.

 

          Mettez-moi, je vous prie, aux pieds de S.A.E. Je veux qu’elle sache que je mourrai son admirateur, son attaché, son obligé.

 

          Dites-moi si vous avez trois pieds de neige à Manheim, comme nous sur les bords du lac Léman. Avez-vous de beaux opéras ? j’avais un pauvre petit théâtre grand comme la main, je viens de le faire abattre. Vous voyez que j’ai renoncé au démon et à ses pompes. La Mettrie a fait l’Homme-machine et l’Homme-plante : il est triste de n’être qu’une plante du pays de Gex ; j’aurais végété plus agréablement à Schwetzingen.

 

          Adieu ; aimez-moi pour le peu de temps que j’ai encore à exister et à sentir.

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

Ferney, ce 24 Février 1765.

 

 

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          Extrait de la lettre de Luc du 1er Janvier, arrivée à Ferney le 19, à cause des détours :

 

« Détrompé dès longtemps des charlataneries qui séduisent les hommes, je range le théologien, l’astrologue, l’adepte, et le médecin, dans la même catégorie. J’ai des infirmités et des maladies : je me guéris moi-même par le régime et la patience … Dès que je suis malade, je me mets à un régime rigoureux, et jusqu’ici je m’en suis bien trouvé … Quoique je ne jouisse pas d’une santé bien ferme…, cependant je vis ; et je ne suis pas du sentiment que notre existence vaille qu’on se donne la peine de la prolonger. »

 

          Voilà les propres mots qui font soupçonner, à mon avis, qu’on n’a ni santé ni gaieté. Mon divin ange, j’ai encore moins de santé, mais je suis aussi gai qu’homme de ma sorte. Je n’ai actuellement que la moitié d’un œil, et vous voyez que j’écris lisiblement.

 

          Je soupçonne avec vous que le tyran du tripot a contre vous quelque rancune. Qui n’est pas du tripot ? N’y-a-t-il pas un fou de Bordeaux, nommé Vergy (1), qui aurait pu vous faire quelques tracasseries ? Ce monde est hérissé d’anicroches ? Jean-Jacques Rousseau est aussi fou que les d’Eon et les Vergy, mais il est plus dangereux.

 

          Voulez-vous bien, mon divin ange, présenter à M. le duc de Praslin mes tendres et respectueux sentiments du passe-port qu’il veut bien accorder au vieux Moultou et à sa famille pour aller montrer sa vessie à Montpellier ?

 

          Je me flatte que mon autre ange, madame d’Argental, tousse moins.

 

 

1 – Voyez la lettre à d’Argental du 10 Février. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Berger. (1)

 

A Ferney, 25 Février 1765.

 

 

          J’ai été touché, monsieur, de votre lettre du 12 de février. On m’a dit que vous êtes dévot ; cependant je vous vois de la sensibilité et de l’honnêteté.

 

          Vous m’apprenez que vous avez été taillé de la pierre, il y a douze ans ; je vous félicite de vivre si vous trouvez la vie plaisante. J’ai toujours été affligé que, dans le meilleur des mondes possibles, il y eût des cailloux dans les vessies, attendu que les vessies ne sont pas plus faites pour être des carrières que des lanternes ; mais je me suis toujours soumis à la Providence. Je n’ai point été taillé ; mais j’ai eu et j’ai ma bonne dose de mal en autre monnaie. Chacun la sienne : il faut savoir mourir et souffrir de toutes façons.

 

          Vous me mandez qu’on a imprimé je ne sais quelles lettres (2) que je vous écrivis il y a plus de trente années : vous m’apprenez qu’elles étaient tombées entre les mains d’un nommé Vauger, qui n’en peut répondre, attendu qu’il est mort. Si ces lettres ont été son seul héritage, je conseille aux hoirs de renoncer à la succession. J’ai lu ce recueil, je m’y suis ennuyé ; mais j’ai assez de mémoire, dans ma soixante et douzième année, pour assurer qu’il n’y a pas une seule de ces lettres qui ne soit falsifiée. Je défie tous les Vauger, morts ou vivants, et tous les éditeurs de rapsodies, de montrer une seule page de ma main qui soit conforme à ce que l’on a eu la sottise d’imprimer.

 

          Il y a environ cinquante ans qu’on est en possession de se servir de mon nom. Je suis bien aise qu’il ait fait gagner quelque chose à de pauvres diables : il faut que le pauvre diable vive ; mais il faudrait au moins qu’il me consultât pour gagner son argent plus honnêtement. Vous m’apprenez, monsieur, que l’auteur de l’Année littéraire a fait usage de ces lettres ; mais vous ne me dites pas quel usage, et si c’est celui qu’on fait ordinairement de ses feuilles. Tout ce que je peux vous répondre, c’est que je n’ai jamais lu l’Année littéraire, et que je suis trop propre pour en faire usage.

 

          Vous craignez que l’impression de ces chiffons ne me fasse mourir de chagrin. Rassurez-vous : j’ai de bons parents qui ne m’abandonnent pas dans ma vieillesse décrépite. Mademoiselle Corneille, bien mariée, et devenue ma fille, a grand soin de moi. J’ai dans ma maison un jésuite qui me donne des leçons de patience ; car si j’ai haï les jésuites lorsqu’ils étaient puissants et un peu insolents, je les aime quand ils sont humiliés. Je ne vois d’ailleurs que des gens heureux : cela ragaillardit. Mes paysans sont tous à leur aise : ils ne voient jamais d’huissiers avec des contraintes. J’ai bâti, comme M. de Pompignan, une jolie église où je prie Dieu pour sa conversion et celle de Catherin Fréron. Je le prie aussi qu’il vous inspire la discrétion de ne plus laisser prendre de copies infidèles des lettres qu’on vous écrit. Portez-vous bien. Si je suis vieux, vous n’êtes pas jeune. Je vous pardonne de tout mon cœur votre faiblesse, j’ai pardonné à d’autres jusqu’à l’ingratitude. Il n’y a que la méchanceté orgueilleuse et hypocrite qui m’a quelquefois ému la bile ; mais à présent rien ne me fait de la peine que les mauvais vers qu’on m’envoie quelquefois de Paris. J’ai l’honneur d’être, comme il y a trente ans, votre, etc.

 

 

1 – Ancien correspondant littéraire de Voltaire. (G.A.)

2 – Lettres secrètes de M. de Voltaire. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Élie de Beaumont.

 

A Ferney, 27 Février 1765.

 

 

          Mes yeux ne peuvent guère lire, monsieur ; mais ils peuvent encore pleurer, et vous m’en avez bien fait apercevoir. Je ne sais quelle impression faisait sur les Romains les oraisons pour Cluentius et pour Roscius Amerinus ; mais il me paraît impossible que votre mémoire ne porte pas la conviction dans l’esprit des juges, et l’attendrissement dans les cœurs. Je suis sûr que ce malheureux David (1) est actuellement rongé de remords. Jouissez de l’honneur et du plaisir d’être le vengeur de l’innocence. Toute cette affaire vous a comblé de gloire. Il ne reste plus aux Toulousains qu’à vous faire amende honorable, en abolissant pour jamais leur infâme fête, en jetant au feu les habits des pénitents blancs, gris et noirs, et en établissent un fonds pour la famille Calas ; mais vous avez affaire à d’étranges Visigoths.

 

          M. Damilaville vous a-t-il parlé d’une autre famille de protestants (2) exécutée en effigie à Castres, fugitive vers notre Suisse, et plongée dans la misère pour une aventure presque en tout semblable à celle des Calas ? On croit être au siècle des Albigeois, quand on voit de telles horreurs ; on dit que nous sommes au siècle de la philosophie, mais il y a encore cent fanatiques contre un philosophe. Jugez quelles obligations nous vous avons.

 

          Mille respects, je vous prie, à madame de Beaumont, qui est si digne de vous appartenir.

 

 

1 – Capitoul de Toulouse. Voyez l’Affaire Calas. (G.A.)

2 – Les Sirven. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Damilaville.

 

27 Février 1765.

 

 

          Mon cher frère, j’ai oublié, dans mes lettres, de vous demander quel est l’honnête homme qui veut avoir le recueil de mes bagatelles. Voulez-vous bien joindre à toutes vos bontés celle de faire acheter un exemplaire chez l’enchanteur Merlin, et de mettre cette petite dépense sur le compte de ce que je vous dois ?

 

          J’apprends que la pièce (1) de mon ami de Belloi a beaucoup de succès ; je souhaite qu’elle soit aussi pathétique que le mémoire de M. de Beaumont ; ce serait bien là le cas de crier : L’auteur ! l’auteur ! Pour moi, si j’étais à l’audience quand on jugera les Calas, je crierais : Beaumont ! Beaumont !

 

          Voici un petit billet que j’ai l’honneur de lui écrire. Permettez que j’y ajoute ma réponse à M. Berger, qui s’est avisé de m’écrire, au bout de trente ans, au sujet de mes prétendues Lettres secrètes. Dieu merci, on les a renvoyées en Hollande.

 

          M. Blin de Sainmore me parle d’une édition de Racine avec des commentaires, qu’on entreprend par souscription. On ne me dit point quel est l’auteur de ces commentaires (2), mais je souscris aveuglément.

 

          Tous les honnêtes gens de Genève regardent Jean-Jacques comme un monstre. Pour moi, je ne le regarde que comme un fou ; je le crois malheureux à proportion de son orgueil, c’est-à-dire qu’il est l’homme du monde le plus à plaindre.

 

          On dit que Fréron est au Fort-l’Evêque ; si cela est, absolvit nunc pœna deos.

 

          Je me suis informé exactement des papiers qu’on vous avait envoyés de Franche-Comté ; je peux vous répondre par la poste, et sous l’enveloppe de M. Raymond, directeur des postes à Besançon. Apparemment qu’il y a dans ce monde des harpies qui mangent le dîner des philosophes. Je deviens bien faible, mais mon zèle devient tous les jours plus fort. Mon regret, en mourant, sera de n’avoir pu crier avec vous, dans un souper : Ecr. L’inf…

 

          Bonsoir, mon très cher frère.

 

 

1 – Le Siège de Calais, joué le 13 Février. (G.A.)

2 – Blin lui-même, qui les vendit à Luneau de Boisjermain. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

27 Février 1765.

 

 

          Mon cher ange, il y a des monstres, et ce Vergy est un des plus plats monstres qui aient jamais existé. Ses horribles impertinences sont déjà oubliées pour jamais. C’est le sort de tous ces malheureux qui se croient quelque chose, parce qu’ils ont appris à lire et à écrire, et qu’ils ne savent pas que la condition d’un honnête laquais est infiniment supérieure à leur état.

 

          Je fais toujours d’humbles représentations au tyran du Tripot. En vérité je commence à croire qu’il n’y a point d’autres fondements de vos querelles que la concurrence du pouvoir suprême. Il me paraît ulcéré de ce que je me suis adressé à vous, et non pas à lui, dans le temps que vous étiez à Paris et lui à Bordeaux. J’ai nié fortement, j’ai soutenu que j’avais envoyé à Grandval, sous son bon plaisir, les provisions des dignités comiques. Ce procès ne finit point ; le tyran est toujours dans une colère à faire pouffer de rire. Je soutiens mon bon droit avec une véhémence douloureuse et pathétique ; et je ne désespère pas qu’à la fin mon innocence ne l’emporte sur sa tyrannie.

 

          Oserais-je vous supplier, mon divin ange, de dire à M. de Belloi combien je suis enchanté de son succès ? Vous souvenez-vous d’une mademoiselle de Choiseul qui, étant près de mourir, et ne pouvant plus coucher avec son amant, pria une de ses amies de coucher avec le sien en sa présence, afin de voir deux heureux avant sa mort ? Je suis à peu près dans ce cas ; je baisse à un point que cela fait pitié. J’ai actuellement chez moi, pour me ragaillardir, un jeune M. de Villette (1) qui sait tous les vers qu’on ait jamais faits, et qui en fait lui-même, qui chante, qui contrefait son prochain fort plaisamment, qui fait des contes, qui est pantomime, qui réjouirais jusqu’aux habitants de la triste Genève. Dieu m’a envoyé ce jeune homme pour me consoler dans mon dépérissement et pour égayer ma décrépitude. Le nombre d’originaux qui me passent par les mains est inconcevable. Quand je considère les montagnes de neige dont je suis environné de tous côtés, je n’imagine pas comment les gens aimables peuvent aborder. Voilà assurément une drôle de destinée.

 

          Avouez-moi donc que madame d’Argental ne tousse plus. Tout le monde tousse dans mon pays. Nous sommes en Sibérie l’hiver, et à Naples l’été.

 

          J’ai été bien attendri du Mémoire d’Elie. J’espère que David paiera pour le parlement de Toulouse. Tous les David (2) m’ont toujours paru de méchantes gens. Savez-vous bien que j’ai encore sur les bras une aventure pareille (3) ? Mais comme on n’a été roué cette fois-ci qu’en effigie, et qu’il n’y a qu’une famille entière réduite à la dernière misère, cela ne vaut pas la peine qu’on en parle.

 

          Je rends grâces à M. Marin d’avoir renvoyé mes secrets (4) en Hollande ; je crois que son respect pour vous n’y a pas peu contribué.

 

          Mes divins anges, respect et tendresse.

 

          Je crains toujours que mon maudit curé ne me joue quelque tour pour mes dîmes.

 

 

1 – Charles de Villette, qui passe pour être le fils de Voltaire. (G.A.)

2 – Le roi David, le libraire David, le capitoul David, etc. (G.A.)

3 – L’affaire Sirven. (G.A.)

4 – Les Lettres secrètes. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

 

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