CORRESPONDANCE - Année 1764 - Partie 13

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1764 - Partie 13

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à M. Damilaville.

 

12 Avril 1764.

 

 

          Mon cher frère, c’est un ex-jésuite (1), archi-fanatique et archi-fripon, qui a fait le mandement de l’archevêque gascon, archi-imbécile. On dit que l’archi-bourreau de Toulouse l’a brûlé au haut ou au bas de l’escalier des plaids. Je ne sais si vous vous souvenez d’un chant de la Pucelle dans lequel tous les personnages deviennent fous (2) et où chacun donne sur les oreilles à son voisin, qui le lui rend du plus grand cœur ; de sorte que tous combattent contre tous, sans savoir pourquoi. Voilà bien l’image de tout ce qui se passe aujourd’hui. Il faut que les honnêtes gens profitent de la guerre que se font les méchants. La seule chose qui m’afflige, c’est l’inaction des frères. C’est une chose déplorable que l’auteur de la Gazette ecclésiastique puisse imprimer toutes les semaines les sottises qu’il veut, et que les frères ne puissent donner une fois par an un bon ouvrage, qui achèverait d’extirper le fanatisme. Les frères ne s’entendent point, ne s’ameutent point, n’ont point de ralliement ; ils sont isolés, dispersés ; ils se contentent de dire à souper ce qu’ils pensent, quand ils se rencontrent. Si Dieu avait permis que frère Platon, vous, et moi, eussions vécu ensemble, nous n’aurions pas été inutiles au monde. Mon cœur est desséché quand je songe qu’il y a dans Paris une foule de gens qui pensent comme nous, et qu’aucun d’eux ne sert la cause commune. Il faudra finir, comme Candide, par cultiver son jardin.

 

          Puisse seulement notre petit troupeau demeurer fidèle : Adieu, mon cher frère. Ecr. l’inf…

 

 

1 – Patouillet. Voyez la vingt-troisième des Honnêtetés littéraires. (G.A.)

2 – Chant XVII. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Marmontel.

 

Aux Délices, 12 Avril 1764.

 

 

          On a fait bien de l’honneur, mon cher confrère, aux ouvrages de Simon Le Franc, en les faisant servir à envelopper du tabac. Je connais des citoyens de Montauban qui ont employé les vers et la prose de ce grand homme à un usage qui n’est pas celui du nez. Ce qu’il y a de bien bon, c’est que lorsque maître Simon nous fit l’honneur de demander une place à l’Académie, c’était dans le dessein d’y introduire après lui M. son frère Aaron. Tous deux prétendaient y faire une réforme, et s’ériger en dictateurs. Le ridicule nous a défaits de ces deux tyrans : Dieu veuille que nous n’en ayons pas d’autres ! Il me semble que les lettres sont peu protégées et peu honorées dans le moment présent ; et je suis le plus trompé du monde, si nous n’allons pas tomber sous le joug d’un pédantisme despotique. Nous sommes délivrés des jésuites, qui n’avaient plus de crédit, et dont on se moquait. Mais croyez-vous que nous aurons beaucoup à nous louer des jansénistes ? Je plains surtout les pauvres philosophes ; je les vois éparpillés, isolés, et tremblants. Il n’y aura bientôt plus de consolation dans la vie que de dire au coin de feu une partie de ce qu’on pense. Que nous sommes petits et misérables, en comparaison des Grecs, des Romains, et des Anglais !

 

          Je ne sais nulle nouvelle de Pierre Corneille : les libraires de Genève se mêlent de tous les détails, et moi je n’ai eu d’autre emploi que celui de dire mon avis sur quelques pièces étincelantes des beautés les plus sublimes, défigurées par des défauts pardonnables à un homme qui n’avait point de modèle. J’ai dit très librement ce que je pensais, parce que je ne pouvais dire ce que je ne pensais pas.

 

          Je vous ferai parvenir un exemplaire, dès qu’un petit ballot qui m’appartient sera arrivé à Paris. La nièce de Pierre va nous donner incessamment un ouvrage de sa façon ; c’est un petit enfant. Si c’est une fille, je doute fort qu’elle ressemble à Emilie et à Cornélie ; si c’est un garçon, je serais fort attrapé de le voir ressembler à Cinna : la mère n’a rien du tout des anciens Romains ; elle n’a jamais lu les pièces de son oncle ; mais on peut être aimable sans être une héroïne de tragédie.

 

          Adieu, mon cher confrère ; le sort des lettres en France me fait pitié. Conservez-moi votre amitié, elle me console.

 

 

 

 

 

à M. Damilaville.

 

Aux Délices, 16 Avril 1764.

 

 

          Mon cher frère, mon cher philosophe, voici le temps arrivé où le fanatisme va triompher de la raison ; mais la philosophie ne serait pas philosophie si elle ne savait s’accommoder au temps. On reprochait aux jésuites la persécution et une morale relâchée : les jansénistes persécuteront bien davantage, et auront des mœurs intraitables ; il ne sera plus permis d’écrire, à peine le sera-t-il de penser. Les philosophes ne peuvent opposer la force à la force ; leurs armes sont le silence, la patience, l’amitié entre les frères. Plût à Dieu que je fusse avec vous à Paris, et que nous pussions parvenir à les réunir tous ! Plus on cherche à les écraser, plus ils doivent être unis ensemble. Je le répète, rien n’est plus honteux pour la nature humaine que de voir le fanatisme rassembler dans tous les temps sous ses drapeaux, faire marcher sous les mêmes lois, des sots et des furieux, tandis que le petit nombre des sages est toujours dispersé et désuni, sans protection, sans ralliement, exposé sans cesse aux traits des méchants et à la haine des imbéciles.

 

          Je vous ai envoyé, mon cher frère, la réponse que j’ai faite à M. Marin (1) ; je vous ai supplié de la lui faire tenir, après l’avoir lue : il est même essentiel pour moi que M. de Sartine la voie. Frère Cramer a imprimé les Contes de Guillaume Vadé, qui sont très innocents, et y a joint quelques pièces étrangères qui pourraient alarmer les ennemis de la raison et fournir des armes aux persécuteurs. Je suis bien aise qu’on sache que je ne prends en aucune manière le parti de ces ouvrages, que je ne me mêle pas de faire entrer en France une feuille de papier imprimé, que je n’exige rien, que je ne veux rien. Je n’ai quitté la France que pour vivre en repos. Il faut me laisser perdre mes yeux et aller à la mort par la maladie, sans persécuter mes derniers jours.

 

          Je ne vous parlerai point de frère Thieriot, il a mis l’indifférence à la place de la philosophie. Il me faut des cœurs plus sensibles ; le vôtre inspire bien de la chaleur au mien. Ecr. l’inf…

 

 

1 – On n’a pas cette lettre. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le marquis de Chauvelin.

 

A Ferney, 17 Avril 1764.

 

 

          Voilà les Trois manières. La discrétion et la crainte d’envoyer de gros paquets qui ne valent pas le port m’empêchent d’envoyer à votre excellence d’autres rogatons, et d’ailleurs je crois que les Trois manières sont la moins mauvaise rapsodie du recueil.

 

          Quant au poisson d’avril (1), vous ne l’aurez probablement qu’à la fin de mai, attendu que la sauce de ce poisson est trop difficile à faire, et qu’à mon âge je suis un assez mauvais cuisinier. Je me flatte que madame l’ambassadrice jouit actuellement d’une parfaite santé. Quand on est fait comme elle, comment peut-on être malade ? Je lui ai vu l’air d’Hébé et d’Hygiée ; mais l’air des Alpes est toujours dangereux à quiconque n’y est pas né.

 

          On dit que madame de Pompadour est retombée, et que la rechute dans ces maladies-là est toujours dangereuse.

 

          Adieu, monsieur ; conservez vos bontés à ce vieux solitaire qui vous sera toujours attaché avec la tendresse la plus respectueuse.

 

 

1 – Voyez la lettre à Chauvelin du 2 Avril. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Damilaville.

 

18 Avril 1764.

 

 

          Ah ! ah ! mon cher frère, vous faites donc de très jolis vers ! et vous les faites sur un bien triste sujet ! voilà la seule consolation de nous autres pauvres Français : il nous reste de pouvoir gémir avec nos amis, soit en vers, soit en prose.

 

          Je vous disais, à propos de nos sages dispersés, ce que vous me disiez quand nos lettres se sont croisées. Nous pensons de même en tout. Je vous demande en grâce de penser comme moi sur  Guillaume Vadé et Jérôme Carré. Je vous répète qu’il y a dans ce recueil de Guillaume et de Jérôme deux ou trois pièces que je ne voudrais pas pour rien au monde, ni avouer ni avoir faites : car enfin il faut un peu de politique, et il ne serait que ridicule de se sacrifier pour gens qui ne se souvient point du tout du sacrifice.

 

          J’ai très grand’peur que les ouvriers de Gabriel Cramer n’aient mis à la tête de l’ouvrage le titre impertinent de Collection complète des Œuvres de V. Ce V. ne s’accommoderait point du tout de cette sottise, et je ne manquerais pas d’écrire à M. de Sartine pour désavouer le livre, et le prier très instamment de le supprimer. Je laisse aux Le Beau, aux Crevier, la petite gloire de faire imprimer leurs noms et leurs qualités en gros caractères à la tête de leurs déclamations de collège ; je n’ai jamais eu cette ambition, et quand de maudits libraires ont mis mon nom à mes ouvrages, ils l’ont toujours fait malgré moi.

 

          Je compte, mon cher frère, que vous avez eu la bonté de donner la lettre à M. Marin. Je souhaite que M. de Sartine sache combien je m’intéresse peu à la plate gloire d’auteur, et au débit de mes œuvres. M’imprimera qui voudra ; pourvu qu’on ne me défigure pas, je suis content.

 

          Avez-vous reçu les quarante-huit exemplaires du Corneille, que Cramer doit vous avoir envoyés ? Je m’attends bien que des gens, qui n’ont que des préjugés au lieu de goût, ne seront pas contents de moi ; mais il faut fouler aux pieds les préjugés dans tous les genres.

 

          Mon cher frère, que ne puis-je m’entretenir avec vous !

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

18 Avril 1764.

 

 

          Nous élevons nos cris à nos anges, du sein des mers qui submergent nos vallées, entre nos montagnes de glace et de neige. Nous offrons volontiers à notre curé la dîme de tout cela ; mais pour la dîme de nos blés, Dieu nous en préserve !

 

          Après nos dîmes, l’affaire la plus intéressante est que mes anges aient la bonté de nous envoyer nos roués. J’y ai fait tant de corrections, tant de changements, j’y en ferai tant encore, qu’il faut absolument que je fasse porter sur votre copie tous les petits cartons qu’il y faut faire. Voyez-vous, je cherche, par un travail assidu, à mériter vos bontés. Le Ximenès a beau me trouver décrépit, je veux que mes anges me trouvent jeune ; je veux que la conspiration à la tête de laquelle ils sont réussisse. Jamais rien ne m’a tant réjoui que cette conspiration. Mettez tout votre esprit, mes anges, toute votre adresse, toute votre politique, pour conduire à bien cette plaisante aventure le plus promptement que vous pourrez. Je vous renverrai votre copie, la première poste après celle où je l’aurai reçue.

 

          Les frères Cramer ont envoyé à Paris les Contes de Guillaume Vadé, avec quelques autres pièces qu’on pourrait très bien brûler comme un mandement d’évêque. Vous pensez bien que ces pièces ne sont pas de moi. Lesdits frères Cramer se sont imaginé très mal à propos qu’ils vendraient mieux leurs denrées s’ils y mettaient mon nom. Ils ont fait imprimer un titre qui est très ridicule. Ils intitulent ce volume de Contes de Guillaume Vadé, Suite de la Collection des Œuvres de V., etc. J’en ai été indigné ; ils m’ont promis de supprimer cette impertinence ; j’ai tout lieu de croire qu’ils ne l’ont pas fait : en ce cas, je vous demande en grâce de vous servir de tout votre crédit pour faire saisir l’ouvrage. J’en écrirai moi-même à M. de Sartine avec une violente véhémence, et je me vengerai de cet horrible attentat d’une façon exemplaire. Je voudrais que mon nom fût anéanti, et que mes œuvres subsistassent. J’aime les Contes de Guillaume Vadé ; mais je voudrais qu’on ne parlât jamais de moi. Je voudrais n’être connu que de mes anges, et je prétends bien que je serai entièrement ignoré dans notre belle conspiration ; mais je vous avertis qu’il faudra absolument un nom ; car si on ne nomme personne, on me nommera. Il faudra au moins dire que c’est un jeune jésuite, par exemple celui au derrière duquel (1) Pompignan marchait à la procession, ou bien quelque abbé qui veut être prédicateur du roi.

 

          Que voulez-vous que je dise à M. de Richelieu, quand il me mande qu’il a arrangé tout avec ses camarades les premiers gentilshommes ? Je ne crois pas que, de ma petite métairie des Délices, en pays génevois, je puisse lutter honnêtement contre quatre grands-officiers de la couronne. Ma destinée est d’être écrasé, persécuté, vilipendé, bafoué, et d’en rire Pour me dépiquer, je mets sous les ailes de mes anges le petit mémoire ci-joint pour la Gazette littéraire. Je n’ai encore rien reçu d’Italie et d’Espagne. Je tire de mon cerveau ce que je peux, mais ce cerveau est bientôt desséché, il n’y a que le cœur d’inépuisable.

 

 

1 – Voyez aux FACÉTIES, la Lettre de M. de L’Escluse. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Damilaville.

 

23 Avril 1764.

 

 

          Comptez, mon cher frère, que les vrais gens de lettres, les vrais philosophes, doivent regretter madame de Pompadour (1). Elle pensait comme il faut ; personne ne le sait mieux que moi. On a fait, en vérité, une grande perte.

 

          J’ai lu la Vie du chancelier de L’Hospital (2) ; c’est l’ouvrage d’un jeune homme, mais d’un jeune homme philosophe. Ce chancelier l’était, et je ne crois pas que notre Daguesseau doive lui être comparé. Il y a des discours de L’Hospital aux parlements dont ils ne seront pas trop contents. On ne parlerait pas aujourd’hui sur un pareil ton.

 

          Il y a des fanatiques partout. Ceux qui ne savent pas distinguer les beautés de Corneille d’avec ses défauts ne méritent pas qu’on les éclaire, et ceux qui sont de mauvaise foi ne méritent pas qu’on leur réponde. Si je suis obligé de dire un mot (3), ce ne sera qu’en faveur de la liberté de penser, et ce qui me paraît la vérité.

 

          Je suis trop heureux, je vous le répète, que la philosophie et les lettres m’aient procuré un ami tel que vous.

 

 

1 – Morte le 15 Avril. (G.A.)

2 – Par Levesque de Pouilly. (G.A.)

3 –Voyez, la Réponse à un académicien. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

 

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