CORRESPONDANCE - Année 1764 - Partie 11
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à Madame la marquise du Deffand.
21 Mars 1764.
Je ne vous dirai pas, madame, que nous sommes plus heureux que sages ; car nous sommes aussi sages qu’heureux. Vous tremblez que quelque malintentionné n’ait pris le petit mot qui regardait mon confrère Moncrif pour une mauvaise plaisanterie (1). J’ai reçu de lui une lettre remplie des plus tendres remerciements S’il n’est pas le plus dissimulé de tous les hommes, il est le plus satisfait. C’est un grand courtisan, je l’avoue ; mais ne serait-ce pas prodiguer la politique que de me remercier si cordialement d’une chose dont il serait fâché ? Pour moi, je m’en tiens, comme lui, au pied de la lettre, et je lui suppose la même naïveté que j’ai eue quand je vous ai écrit cette malheureuse lettre que des corsaires ont publiée.
Sérieusement, je serais très fâché qu’un de mes confrères (et surtout un homme qui parle à la reine) fût mécontent de moi : cela me ruinerait à la cour, et me ferait manquer les places importantes auxquelles je pourrai parvenir avec le temps ; car enfin je n’ai que dix ans de moins que Moncrif, et l’exemple du cardinal de Fleury, qui commença sa fortune à soixante-quatorze ans, me donne les plus grandes espérances.
Vous ferez fort bien, madame, de ne plus confier vos secrets à ceux qui les font imprimer, et qui violent ainsi le droit des gens. Je savais votre histoire du lion ; elle est fort singulière, mais elle ne vaut pas l’histoire du lion d’Androclès. D’ailleurs, mon goût pour les contes est absolument tombé : c’était une fantaisie que les longues soirées d’hiver m’avaient inspirée. Je pense différemment à l’équinoxe : l’esprit souffle où il veut, comme dit l’autre (2).
Je me suis toujours aperçu qu’on n’est le maître de rien : jamais on ne s’est donné un goût ; cela ne dépend pas plus de nous que notre taille et notre visage. N’avez-vous jamais bien fait réflexion que nous sommes de pures machines ? J’ai senti cette vérité par une expérience continue : sentiments, passions, goûts, talents, manières de penser, de parler, de marcher, tout nous vient je ne sais comment. Tout est comme les idées que nous avons dans un rêve ; elles nous viennent sans que nous nous en mêlions. Méditez cela ; car nous autres, qui avons la vue basse, nous sommes plus faits pour la méditation que les autres hommes, qui sont distraits par les objets.
Vous devriez dicter ce que vous pensez quand vous êtes seule et me l’envoyer ; je suis persuadé que j’y trouverais plus de vraie philosophie que dans tous les systèmes dont on nous berce. Ce serait la philosophie de la nature ; vous ne prendriez point vos idées ailleurs que chez vous ; vous ne chercheriez point à vous tromper vous-même. Quiconque a, comme vous, de l’imagination et de la justesse dans l’esprit peut trouver dans lui seul, sans autre secours, la connaissance de la nature humaine : car tous les hommes se ressemblent pour le fond, et la différence des nuances ne change rien du tout à la couleur primitive.
Je vous assure, madame, que je voudrais bien voir une petite esquisse de votre façon. Dictez quelque chose, je vous prie, quand vous n’aurez rien à faire : quel plus bel emploi de votre temps que de penser ? Vous ne pouvez ni jouer, ni courir, ni avoir compagnie toute la journée. Ce ne sera pas une médiocre satisfaction pour moi de voir la supériorité d’une âme naïve et vraie sur tant de philosophes orgueilleux et obscurs : je vous promets d’ailleurs le secret.
Vous sentez bien, madame, que la belle place que vous me donnez dans notre siècle n’est point faite pour moi ; je donne, sans difficulté, la première à la personne (3) à qui vous accordez la seconde. Mais permettez-moi d’en demander une dans votre cœur ; car je vous assure que vous êtes dans le mien.
Je finis, madame, parce que je suis bien malade, et que je crains de vous ennuyer. Agréez mon tendre respect, et empêchez que M. le président Hénault ne m’oublie.
1 – Voyez la lettre à la même du 27 Janvier. (G.A.)
2 – Jean, chap. III. (G.A.)
3 – Sans doute le roi de Prusse. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
21 Mars 1764 (1).
J’allais faire partir ce petit morceau pour la Gazette littéraire, lorsque je reçois la lettre du 15 Mars de mes anges. Ils me donnent de grandes espérances contre ces dîmes établies de droit divin et contre le concile de Latran ; nous espérons tout des bontés de mes anges et de M. le duc de Praslin. J’aimerai mes anges et mon terrain ingrat ; je le cultiverai avec bien plus de soin. Il n’était pas juste, en vérité, que ce fût moi qui semât et labourât pour la sainte Eglise.
Tant mieux qu’Olympie soit retardée (2). Elle en sera mieux jouée et mieux reçue, et plus le carême sera avancé, moins il y aura de honte à n’avoir qu’un petit nombre de représentations (3).
Je reviens à la Gazette littéraire. Je m’imagine que les auteurs, en rectifiant les petits mémoires que j’envoie et en y mettant les convenances dont je ne me mêle point, pourront procurer au public des morceaux assez intéressants : j’en prépare un sur des ouvrages qui me sont venus d’Italie. Je cherche partout des morceaux piquants qui puissent réveiller le goût du public ; mais je n’en trouve guère. Le nombre des ouvrages intéressants bien petit.
Je vais travailler, si ma pauvre santé me le permet, c’est-à-dire je vais dicter ; car je ne peux plus rien faire de mes organes. – Respect et tendresse.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
2 – On l’avait jouée depuis quatre jours. (G.A.)
3 – Le théâtre fermait à Pâques. (G.A.)
à Madame de Buchwald.
Au château de Ferney, pays de Gex, 25 Mars 1764.
Madame, S.A.S. a daigné m’instruire de votre perte et de votre douleur. Elle savait combien je m’intéresse à tout ce qui vous touche. Que ne puis-je, madame, vous offrir quelques consolations ! mais la plus grande que vous puissiez recevoir est dans le cœur et dans les attentions charmantes de l’auguste princesse auprès de qui vous vivez. Il n’y a point avec elle de douleur qu’on ne supporte : elle adoucit toutes les amertumes de la vie. Comptez que, sans elle, vous seriez le premier objet des regrets que j’ai emportés d’Allemagne. Recevez les sincères respects, madame, d’un laboureur et d’un maçon qui vous sera attaché toute sa vie.
à M. Damilaville.
26 Mars 1764.
Vous voyez bien, mon cher frère, que vous aviez conçu trop d’alarmes au sujet de frère Platon, et qu’un aussi mauvais ouvrage que la Palissotie (1) ne pouvait nuire en aucune manière qu’à son auteur. Il est vrai qu’il est protégé par un ministre (2) ; mais ce ministre, plein d’esprit et de mérite, aime fort la philosophie et n’aime point du tout les mauvais vers. S’il fut un peu sévère, il y a quelques années, envers l’abbé Morellet (3), il faut lui pardonner. L’article indiscret, inséré dans une brochure, au sujet de madame la princesse de Robecq, indiqua tous les amis de cette dame, qui, en effet, n’apprit que par cette brochure le danger de mort où elle était. Je suis persuadé que tous nos chers philosophes, en se conduisant bien, en n’affectant point de braver les puissances de ce monde, trouveront toujours beaucoup de protection.
Ce serait assurément grand dommage que nous perdissions madame de Pompadour ; elle n’a jamais persécuté les gens de lettres, et elle a fait beaucoup de bien à plusieurs. Elle pense comme vous, et il serait difficile qu’elle fût bien remplacée.
Je me console de n’avoir pu parvenir à voir les fatras de l’archevêque de Paris et de l’abbé Caveyrac, et je suis honteux de m’être fait une bibliothèque de tout ce qui s’est écrit, depuis deux ans, pour et contre les jésuites. Il vaut bien mieux relire Cicéron, Horace et Virgile.
Vous aurez incessamment le Corneille commenté ; j’ai pris la liberté de vous en adresser un ballot de quarante-huit exemplaires, dont je vous supplie d’envoyer douze à M. Delaleu, vous ferez présent des autres à qui il vous plaira, c’est à vous à distribuer vos faveurs. Il y a des gens de lettres qui ne sont pas assez riches pour acheter cet ouvrage, et qui le recevront de vous bien volontiers gratis. Je vous supplie en grâce d’en faire relier un pour M. Goldoni, d’en donner un exemplaire à M. de La Harpe, un autre à M. Lemierre. Je compte bien que M. Diderot sera le premier qui aura le sien, quoique le fardeau immense dont il est chargé ne lui laisse guère le temps de lire des remarques sur des vers. Les fanatiques de Corneille n’y trouveront peut-être pas leur compte ; mais je fais plus de cas du bon goût que de leur suffrage. J’ai tout examiné sans passion et sans intérêt, j’ai toujours dit ce que j’ai pensé, et je ne connais aucun cas dans lequel il faille dire ce qu’on ne pense point. Comptez, mon cher frère, que je dis la chose du monde la plus vraie, quand je vous assure de mon très cher attachement.
1 – La Dunciade, de Palissot. (G.A.)
2 – M. le duc de Choiseul. (K.)
3 – Qui fut mis à la Bastille. (G.A.)
à M. Colini.
A Ferney, 28 Mars 1764.
Mon cher ami, je vous adresse un voyageur qui est digne de voir Manheim, votre bibliothèque, votre académie et toutes vos raretés, mais surtout le respectable maître de toutes ces belles choses ; c’est M Mallet (1), d’une très bonne famille de Genève, homme d’un vrai mérite. Il a été longtemps à la cour de Copenhague, où il est fort regretté ; il a fait l’Histoire de Danemark, comme vous celle du Palatinat. Je vous prie de le recommander à M. Harold avec le même empressement que je vous le recommande.
Votre théâtre de Schwetzingen a porté bonheur à Olympie ; on dit qu’elle est bien jouée et bien reçue à Paris. Le public a témoigné qu’il ne serait pas fâché de voir l’auteur ; mais si je pouvais faire un voyage, ce serait vers le Rhin que j’irais, et non vers la Seine ; mon état me permet moins que jamais ce bonheur. Je dépéris tous les jours ; je suis actuellement au lit, avec un peu de fièvre ; mes souffrances sont continuelles ; je fais ce que je peux pour ne pas perdre patience. On dit que la philosophie rend heureux ; mais je crois que les gens qui ont dit cela se portaient bien. Je vous embrasse de tout mon cœur.
1 – Paul Henri Mallet. (G.A.)
à Madame la margrave de Bade-Dourlach.
A Ferney, 28 Mars 1764.
Madame, votre altesse sérénissime se doute bien que je porte une furieuse envie à celui qui aura l’honneur de vous rendre cette lettre. Il jouira de l’avantage de voir une cour dans laquelle tout le monde voudrait vivre, et d’être admis auprès d’une princesse dont on voudrait être né sujet. C’est, madame, un citoyen de Genève, d’une des meilleures familles de cette république, il se nomme Mallet ; il a été longtemps à la cour de Danemark, où il est fort estimé ; j’ose dire qu’il est digne d’être présenté à votre altesse sérénissime ; personne n’est plus sensible que lui au mérite supérieur ; enfin, madame, quoiqu’il ne soit qu’un voyageur, il deviendra votre sujet, dès qu’il aura eu le bonheur de vous voir et de vous entendre ; c’est le sort de tous ceux qui ont passé à Carlsruhe : cette noble retraite est devenue, grâce à votre altesse sérénissime, l’asile de la vertu et du bonheur. Que reste-t-il à tous ces rois qui ont ébranlé l’Europe par leurs guerres, que de revenir chacun dans leur Carlsruhe ? Vous êtes, madame, plus sage qu’eux tous, car vous êtes demeurée en paix chez vous, et ils sont forcés enfin de vous imiter.
Je suis, avec un profond respect, madame, de vos altesses sérénissimes, etc.
à M. Damilaville.
30 Mars 1764.
J’ai à peine le temps, mon cher frère, de vous remercier, en deux mots, de tout ce que vous m’avez écrit de charmant le 22 de mars. Les belles-lettres sont dans un étrange avilissement à Paris ! mais je me trompe ; ce ne sont pas les belles-lettres, ce sont les vilaines, les infâmes lettres ; c’est la satire sans sel, la grossièreté sans esprit, l’envie sans aucune raison d’être envieux, la méchanceté dans toute sa laideur.
Plus on cherche à mordre notre ami Platon, et plus je lui suis attaché. Votre zèle pour la saine littérature est infatigable : vous êtes bien loin de ressembler à ceux (1) qui ont le temps d’aller dîner tous les jours très loin de chez eux, et qui n’ont pas le temps, pendant six mois, d’écrire une seule lettre à leurs amis ; ceux-là glacent le cœur, et vous l’échauffez. Je serais fort étonné si l’on permettait actuellement la Tolérance. J’ai toujours pensé qu’il fallait attendre ; mais mon cher frère voit les choses de plus près, et mieux que moi.
Je crois que le frère Gabriel Cramer a fini d’imprimer les Contes de Guillaume Vadé. Il y a des choses un peu vives ; on y a ajouté quelques morceaux (2) de Jérôme Carré. Jérôme et Guillaume sont des gens hardis ; mais la plaisanterie fait tout passer. Vous pouvez dire, dans l’occasion, aux gens difficiles, que c’est un recueil de plusieurs polissons, dont aucun, ne se donnant pour un homme sérieux ne mérite pas d’être examiné à la rigueur. Adieu, mon très-cher frère.
1 – Thieriot. (K.)
2 – L’Appel à toutes les nations. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
2 Avril 1764.
Il faut que je demande les ordres de mes anges sur une affaire d’Etat de la plus grande importance. Je sais que la grande règle des conspirateurs est de n’admettre jamais dans leur complot que ceux qui peuvent les servir, et de tuer sans miséricorde tous ceux qui peuvent se douter de la conspiration. Il y a plusieurs mois que je balance sur la manière dont je dois m’y prendre pour assassiner M. de Chauvelin l’ambassadeur. Il prétend, depuis un an, que je lui ai promis quelque chose pour le mois d’avril, et que ce n’est pas un poisson d’avril que je lui ai promis. Il était alors très vraisemblable qu’Octave et Antoine (1) paraîtraient avant Pâques ; la destinée a voulu que le Couvent d’Ephèse (2) eût la préférence. Enfin nous voici au mois d’avril ; voyez mes anges, si vous voulez que M. de Chauvelin soit de la conspiration : son caractère semble l’en rendre digne ; cela est absolument du ministère des affaires étrangères. Je ne ferai rien sans vos ordres. J’ai résisté une année entière ; il ne sait rien du tout, et je ne rendrai la place que quand vous m’aurez ordonné de capituler. En ce cas, il faudra qu’il fasse serment, par écrit, lui et sa jeune femme, de ne jamais révéler la conspiration.
Il n’en est pas de même de M. de Thibouville ; il croit fermement, avec mademoiselle Clairon, que je travaille à Pierre-le-Cruel. Il est bon de fixer ainsi les incertitudes des curieux ; mais le fait est que je ne puis travailler à rien ; je suis très malade ; la fin de l’hiver et le commencement du printemps m’ont infiniment affaibli, et je crois qu’il faut dire adieu à toute espèce de vers et de prose. Je ne sais si je me trompe, mais il me semble que j’avais fourni quelques matériaux assez curieux pour votre gazette. J’ai encore un petit cahier à vous envoyer, supposé que vous ayez été content des premiers ; mais, après cela, je ne sais pas ce que je deviendrai : les nouveautés me manquent, et les forces aussi.
Je vous supplie de vouloir bien me donner des nouvelles de la santé de M. le duc de Praslin ; je suis fâché de le voir goutteux avant le temps, car il me semble que la goutte n’est bonne qu’à mon âge : il ne faut jamais qu’un ministre soit malade. C’est une chose affreuse que de souffrir et d’avoir à travailler, cela mine l’esprit et le corps. Il n’y a que l’entière liberté de n’avoir jamais rien à faire que ce que je veux, et d’être le maître de tous mes moments, qui m’ait fait supporter la vie. Portez-vous bien, mes divins anges.
P.S. – Voyez d’ailleurs, avec M. le duc de Praslin, si vous voulez que j’assassine M. de Chauvelin, ou que je lui révèle le secret. Je sais bien qu’assassiner est le plus sûr, mais c’est un parti que je ne peux prendre sans votre permission expresse.
1 – Le Triumvirat. (G.A.)
2 – Olympie. (G.A.)