SATIRE - Questions proposées

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SATIRE - Questions proposées

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QUESTIONS PROPOSÉES

 

A QUI VOUDRA ET POURRA LES RÉSOUDRE.

 

 

 

– 1764 –

 

 

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[C’est par erreur que nous n’avons pas classé ce morceau avec les articles de journaux. Ces questions furent imprimées dans le Journal encyclopédique du 15 septembre 1764. Il peut servir de petit supplément au Traité sur l’âme. Voyez dans la PHILOSOPHIE.] (G.A.)

 

 

 

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          Peut-on admettre quelque chose dont on n’a aucune idée ? l’ignorance, en ce cas, ne vaut-elle pas mieux qu’un système ? N’est-il pas vrai que ces mots : la vie, la santé, l’intelligence, la volonté, la force, le mouvement, la végétation, le sentiment, sont des mots génériques, des mots abstraits, inventés pour exprimer des effets que nous voyons, que nous éprouvons ? Il n’y a point sans doute d’être réel appelé la vie qui se loge dans un corps et le rende vivant. Il n’y a point d’être réel appelé l’intelligence, la volonté, la force. Mais un homme est fort ou faible ; il comprend certains axiomes, ou il ne les comprend pas ; il veut, ou il ne veut pas ; il se meut, ou il est en repos. Tous ces mots, qui expriment en général nos actions particulières, peuvent-ils être autre chose que des mots ?

 

          Il n’y a réellement point de végétation, mais des plantes qui végètent ; point d’être métaphysique appelé respiration, mais des animaux qui respirent ; point de sentiment en général, mais des animaux qui sentent.

 

          Quelque torture que nous donnions à nos idées, trouverons-nous jamais un seul mot abstrait qui puisse signifier une substance ? Un corps passe d’un lieu à un autre ; mais y a-t-il un être invisible appelé mouvement qui aille se loger dans ce corps, et qui ensuite se retire ? Y a-t-il une personne appelée végétation qui se mette dans le corps de cette plante, et qui fasse monter les sucs de la terre dans ses fibres ? Toutes nos disputes ne viennent-elles pas de l’abus que nous avons fait des mots, et de l’habitude où nous sommes depuis longtemps de les prendre pour des choses ?

 

          Nous avons disputé sur l’âme des bêtes. Ont-elles une âme, ou non ? Cette âme est-elle matérielle ? Est-ce une entéléchie ? Mais il fallait auparavant savoir qu’elle idée on attache à ce mot âme, et alors on aurait vu qu’on n’en aura aucune.

 

          N’est-il pas clair, à quiconque ne veut pas se tromper, qu’il n’y a pas plus de raison de dire, L’âme de ce cheval est un être à part, que de dire, La vie, la force, le mouvement, la digestion, le sommeil de ce cheval, sont des êtres à part ?

 

          Pourquoi le mot âme (1) donnerait-il plutôt l’idée d’un être à part que tous ces autres mots ? N’est-il donc pas évident qu’il n’y a pas plus d’âme dans ce cheval, qu’il n’y a de ces êtres métaphysiques qui ne sont que des paroles ?

 

          Tout ce qu’on pourrait répondre, ce me semble, serait que, dans toutes les machines, il y a un principe de mouvement qui fait le jeu de ses ressorts ; or, le principe de mouvement, de vie, de sentiment, vous l’appelez âme dans les animaux. Cette réponse est, je crois, la seule qu’on peut faire, et, au fond, elle ne dit rien du tout.

 

          Je conçois très bien que l’eau, tombant sur les aubes d’une roue, la fasse tourner ; qu’un poids plus fort, en descendant, élève un poids plus faible ; mais ici il n’en va pas de même. L’âme que vous avez admise dans cet animal ne peut assurément lui donner la vie, ne peut faire circuler son sang dans ses veines ; car son sang circule avec une telle indépendance de son âme prétendue, que, quand il est trop agité, son âme voudrait en vain le calmer : tous les mouvements intérieurs de cet animal se font sans que cette âme en sache rien.

 

          Ce n’est pas parce qu’il est en vie que vous lui attribuez une âme, mais parce qu’il vous paraît avoir du sentiment et des idées.

 

          Vous ne concevez pas comment il sent, comment il a de la mémoire et des désirs : certainement vous ne le concevez pas mieux quand vous prononcez le mot âme.

 

          Pourquoi, voyant cet être qui se meut, qui digère, qui se ressouvient, qui désire, imaginez-vous dans lui un autre être qui le fait sentir, se mouvoir, digérer, désirer ? N’avez-vous pas toujours à expliquer comment ce nouvel être lui ferait faire toutes ces choses ?

 

          Concevrez-vous mieux la mécanique incompréhensible des plantes quand vous aurez dit : Il y a dans elles une âme végétative qui les fait végéter ? Et Thomas Diafoirus n’avait-il pas bien plus raison que vous de dire que l’opium fait dormir.

 

Quia est in eo

Vistus sopitiva

Quæ facit dormire (2) ?

 

          La nature pourrait-elle donc avoir plus de peine à former cette plante qui végète, qu’à former encore une âme qui la fait végéter ? Et faudra-t-il que la chèvre, qui broute l’âme végétative de cette plante, ne puisse la brouter sans avoir une âme ?

 

          La nature, en ce cas, ne pourrait donc point, par ses propres forces, faire végéter cette plante, et la faire manger par cette chèvre, sans appeler à son secours deux âmes, dont l’une sera mangée par l’autre ?

 

          Quand vous prononcez l’âme des animaux, qu’entendez-vous ? Pensez-vous que Dieu n’a pas eu le pouvoir de faire des êtres qui vivent, qui se meuvent, qui dorment, qui crient ? Vous voyez bien qu’il a eu ce pouvoir, puisqu’il les a faits. Pensez-vous qu’il ne pouvait venir à bout de cet ouvrage sans le secours d’une âme, sans l’influence d’un être étranger, qu’il logerait dans sa machine pour animer ce qu’il ne pouvait animer lui-même ?

 

          Le premier qui a montré ces orgues qui jouent des airs par le seul emploi des forces mouvantes, a fait un très bel ouvrage ; mais s’il avait caché dans le corps de cet instrument un homme qui eût touché l’orgue, il n’aurait été qu’un charlatan.

 

          Ceux donc qui admettent dans les animaux un autre être intérieur qui les fait agir, semblent faire réellement une injure à la toute-puissance de Dieu.

 

          Nous faisons des automates qui se meuvent par les mécaniques : Dieu fait des automates qui ont le sentiment. Mais, dites-vous, je ne comprends pas comment Dieu donne du sentiment et des idées à des automates. Vraiment, je le crois bien : mais le comprendrez-vous mieux quand vous aurez prononcé ces trois lettres ÂME ?

 

          Osez-vous dire aujourd’hui, avec d’anciens ignorants, que Dieu a donné des âmes aux planètes pour diriger leurs courses, aux mers pour s’élever au-dessus de leurs rivages, et pour s’en éloigner dans les temps marqués, aux éléments pour entretenir l’harmonie du monde ? Vous avez compris enfin que Dieu exécute toutes ces opérations par ses lois éternelles, sans aucun secours intermédiaire ; pourquoi donc aurait-il besoin de secours pour animer un être auquel il aura donné des sens ? Quoi ! le soleil et tous les globes célestes n’ont point d’âme, et il faudra qu’un bœuf en ait une ? Est-il donc plus difficile à Dieu de donner du sentiment à ce bœuf, et assez d’instinct pour aller de lui-même à son étable, que de prescrire à Jupiter et à Saturne la route dans laquelle ils marchent ? Dieu n’a-t-il pu donner aussi aisément des idées aux animaux que la gravitation vers un centre à la matière ?

 

          On ne prétend point du tout faire entrer l’âme humaine dans cette question (3). La révélation nous rend certains que nous avons une âme spirituelle, immortelle ; nous ne parlons que de l’âme des animaux.

 

          On demande une solution à ces difficultés, et on se flatte que, parmi tant de philosophes dont l’Europe est remplie, il s’en trouvera quelqu’un qui voudra bien nous éclairer. Nous attendons de lui des raisons, et non pas des paroles.

 

 

1 – Il n’est question ici, et dans tout ce qui suit, que de l’âme végétative et de l’instinct, ou, en suivant la nouvelle manière de s’exprimer, de l’âme des animaux.

 

2 - . . . . . . Cujus est natura

                 Sensus assoupire. (G.A)

 

3 – Prudente restriction faite par le journal. « L’auteur, écrit Voltaire à Damilaville, a mis partout, à la vérité, le mot de bête à la place de celui d’homme ; mais on voit assez qu’il entend toujours les bêtes à deux pieds, sans plumes. Il n’y a rien de plus fort que ce petit morceau ; il ne sera remarqué que par les adeptes. » (G.A.)

 

 

 

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