ZAIRE - Partie 5

Publié le par loveVoltaire

ZAIRE-ACTE II

 

Photo de PAPAPOUSS

 

 

 

 

 

 

Z A Ї R E

 

 

 

ACTE DEUXIÈME.

 

 

SCÈNE I.

 

_______

 

 

NÉRESTAN, CHATILLON.

 

 

_______

 

 

 

 

CHATILLON.

 

O brave Nérestan, chevalier généreux,

Vous qui brisez les fers de tant de malheureux,

Vous, sauveur des chrétiens, qu’un Dieu sauveur envoie,

Paraissez, montrez-vous, goûtez la douce joie

De voir nos compagnons pleurant à vos genoux,

Baiser l’heureuse main qui nous délivre tous.

Aux portes du sérail en foule ils vous demandent ;

Ne privez point leurs yeux du héros qu’ils attendent,

Et qu’unis à jamais sous notre bienfaiteur…

 

NÉRESTAN.

 

Illustre Chatillon, modérez cet honneur ;

J’ai rempli d’un Français le devoir ordinaire ;

J’ai fait ce qu’à ma place on vous aurait vu faire.

 

CHATILLON.

 

Sans doute ; et tout chrétien, tout digne chevalier,

Pour sa religion se doit sacrifier ;

Et la félicité des cœurs tels que les nôtres

Consiste à tout quitter pour le bonheur des autres.

Heureux, à qui le ciel a donné le pouvoir

De remplir comme vous un si noble devoir !

Pour nous, tristes jouets du sort qui nous opprime,

Nous, malheureux Français, esclaves dans Solyme,

Oubliés dans les fers, où longtemps, sans secours,

Le père d’Orosmane abandonna nos jours,

Jamais nos yeux sans vous ne reverraient la France.

 

NÉRESTAN.

 

Dieu s’est servi de moi, seigneur : sa providence

De ce jeune Orosmane a fléchi la rigueur.

Mais quel triste mélange altère ce bonheur !

Que de ce fier soudan la clémence odieuse

Répand sur ses bienfaits une amertume affreuse !

Dieu me voit et m’entend ; il sait si dans mon cœur

J’avais d’autres projets que ceux de sa grandeur.

Je faisais tout pour lui : j’espérais de lui rendre

Une jeune beauté, qu’à l’âge le plus tendre

Le cruel Noradin fit esclave avec moi,

Lorsque les ennemis de notre auguste foi,

Baignant de notre sang la Syrie enivrée,

Surprirent Lusignan vaincu dans Césarée.

Du sérail des sultans sauvé par des chrétiens,

Remis depuis trois ans dans mes premiers liens,

Renvoyé dans Paris sur ma seule parole,

Seigneur, je me flattais, espérance frivole !

De ramener Zaïre à cette heureuse cour

Où Louis des vertus a fixé le séjour.

Déjà même la reine, à mon zèle propice,

Lui tendait de son trône une main protectrice.

Enfin, lorsqu’elle touche au moment souhaité

Qui la tirait du sein de la captivité,

On la retient… Que dis-je ? … Ah ! Zaïre elle-même,

Oubliant les chrétiens pour ce soudan qui l’aime…

N’y pensons plus… Seigneur, un refus plus cruel

Vient m’accabler encor d’un déplaisir mortel ;

Des chrétiens malheureux l’espérance est trahie.

 

CHATILLON.

 

Je vous offre pour eux ma liberté, ma vie ;

Disposez-en, seigneur, elle vous appartient.

 

NÉRESTAN.

 

Seigneur, ce Lusignan, qu’à Solyme on retient,

Ce dernier d’une race en héros si féconde,

Ce guerrier dont la gloire avait rempli le monde,

Ce héros malheureux, de Bouillon descendu,

Aux soupirs des chrétiens ne sera point rendu.

 

CHATILLON.

 

Seigneur, s’il est ainsi, votre faveur est vaine :

Quel indigne soldat voudrait briser sa chaîne,

Alors que dans les fers son chef est retenu ?

Lusignan, comme à moi, ne vous est pas connu.

Seigneur, remerciez le ciel, dont la clémence

A pour votre bonheur placé votre naissance

Longtemps après ces jours à jamais détestés,

Après ces jours de sang et de calamités,

Où je vis sous le joug de nos barbares maîtres

Tomber ces murs sacrés conquis par nos ancêtres.

Ciel ! si vous aviez vu ce temple abandonné,

Du Dieu que nous servons le tombeau profané,

Nos pères, nos enfants, nos filles et nos femmes,

Au pied de nos autels expirant dans les flammes,

Et notre dernier roi, courbé du faix des ans,

Massacré sans pitié sur ses fils expirants !

Lusignan, le dernier de cette auguste race,

Dans ces moments affreux ranimant notre audace,

Au milieu des débris des temples renversés,

Des vainqueurs, des vaincus, et des morts entassés,

Terrible, et d’une main reprenant son épée,

Dans le sang infidèle à tout moment trempée,

Et de l’autre à nos yeux montrant avec fierté

De notre sainte foi le signe redouté,

Criant à haute voix :  « Français, soyez fidèles… »

Sans doute en ce moment, le couvrant de ses ailes,

La vertu du Très-Haut, qui nous sauve aujourd’hui,

Aplanissait sa route, et marchait devant lui ;

Et des tristes chrétiens la foule délivrée

Vint porter avec nous ses pas dans Césarée.

Là, par nos chevaliers, d’une commune voix,

Lusignan fut choisi pour nous donner des lois.

O mon cher Nérestan ! Dieu, qui nous humilie,

N’a pas voulu sans doute, en cette courte vie,

Nous accorder le prix qu’il doit à la vertu ;

Vainement pour son nom nous avons combattu.

Ressouvenir affreux dont l’horreur me dévore !

Jérusalem en cendre, hélas ! fumait encore,

Lorsque dans notre asile attaqués et trahis,

Et livrés par un Grec à nos fiers ennemis,

La flamme, dont brûla Sion désespérée,

S’étendit en fureur aux murs de Césarée :

Ce fut là le dernier de trente ans de revers ;

Là, je vis Lusignan chargé d’indignes fers :

Insensible à sa chute, et grand dans ses misères,

Il n’était attendri que des maux de ses frères.

Seigneur, depuis ce temps, ce père des chrétiens

Resserré loin de nous, blanchi dans ses liens,

Gémit dans un cachot, privé de la lumière,

Oublié de l’Asie et de l’Europe entière.

Tel est son sort affreux : qui pourrait aujourd’hui,

Quand il souffre pour nous, se voir heureux sans lui ?

 

NÉRESTAN.

 

Ce bonheur, il est vrai, serait d’un cœur barbare.

Que je hais le destin qui de lui nous sépare !

Que vers lui vos discours m’ont sans peine entraîné !

Je connais ses malheurs, avec eux je suis né :

Sans un trouble nouveau je n’ai pu les entendre ;

Votre prison, la sienne, et Césarée en cendre,

Sont les premiers objets, sont les premiers revers

Qui frappèrent mes yeux à peine encore ouverts.

Je sortais du berceau ; ces images sanglantes

Dans vos tristes récits me sont encor présentes.

Au milieu des chrétiens dans un temple immolés,

Quelques enfants, seigneur, avec moi rassemblés,

Arrachés par des mains de carnage fumantes

Aux bras ensanglantés de nos mères tremblantes,

Nous fûmes transportés dans ce palais des rois,

Dans ce même sérail, seigneur, où je vous vois.

Noradin m’éleva près de cette Zaïre,

Qui depuis… pardonnez si mon cœur en soupire,

Qui depuis égarée en ce funeste lieu,

Pour un maître barbare abandonna son Dieu.

 

CHATILLON.

 

Telle est des musulmans la funeste prudence.

De leurs chrétiens captifs ils séduisent l’enfance ;

Et je bénis le ciel, propice à nos desseins,

Qui dans vos premiers ans vous sauva de leurs mains.

Mais, seigneur, après tout, cette Zaïre même,

Qui renonce aux chrétiens pour le soudan qui l’aime,

De son crédit au moins nous pourrait secourir :

Qu’importe de quel bras Dieu daigne se servir ?

M’en croirez-vous ? Le juste aussi bien que le sage,

Du crime et du malheur sait tirer avantage.

Vous pourriez de Zaïre employer la faveur

A fléchir Orosmane, à toucher son grand cœur,

A nous rendre un héros que lui-même a dû plaindre,

Que sans doute il admire, et qui n’est plus à craindre.

 

NÉRESTAN.

 

Mais ce même héros, pour briser ses liens,

Voudra-t-il qu’on s’abaisse à ces honteux moyens ?

Et quand il le voudrait, est-il en ma puissance

D’obtenir de Zaïre un moment d’audience ?

Croyez-vous qu’Orosmane y daigne consentir ?

Le sérail à ma voix pourra-t-il se rouvrir ?

Quand je pourrais enfin paraître devant elle,

Que faut-il espérer d’une femme infidèle,

A qui mon seul aspect doit tenir lieu d’affront,

Et qui lira sa honte écrite sur mon front ?

Seigneur, il est bien dur, pour un cœur magnanime,

D’attendre des secours de ceux qu’on mésestime :

Leurs refus sont affreux, leurs bienfaits font rougir.

 

CHATILLON.

 

Songez à Lusignan, songez à le servir.

 

NÉRESTAN.

 

Eh bien ! … Mais quels chemins jusqu’à cette infidèle

Pourront… On vient à nous. Que vois-je ! ô ciel ! c’est elle.

 

 

 

 

 

SCÈNE II.

 

_______

 

 

ZAЇRE, CHATILLON, NÉRESTAN.

 

 

_______

 

 

 

ZAЇRE, à Nérestan.

 

C’est vous, digne Français, à qui je viens parler.

Le soudan le permet, cessez de vous troubler ;

Et rassurant mon cœur, qui tremble à votre approche,

Chassez de vos regards la plainte et le reproche.

Seigneur, nous nous craignons, nous rougissons tous deux

Je souhaite et je crains de rencontrer vos yeux.

L’un à l’autre attachés depuis notre naissance,

Une affreuse prison renferma notre enfance ;

Le sort nous accabla du poids des mêmes fers,

Que la tendre amitié nous rendait plus légers.

Il me fallut depuis gémir de votre absence ;

Le ciel porta vos pas aux rives de la France :

Prisonnier dans Solyme, enfin je vous revis ;

Un entretien plus libre alors m’étais permis.

Esclave dans la foule où j’étais confondue,

Aux regards du soudan je vivais inconnue :

Vous daignâtes bientôt, soit grandeur, soit pitié,

Soit plutôt digne effet d’une pure amitié,

Revoyant des Français le glorieux empire,

Y chercher la rançon de la triste Zaïre :

Vous l’apportez : le ciel a trompé vos bienfaits ;

Loin de vous, dans Solyme, il m’arrête à jamais.

Mais quoi que ma fortune ait d’éclat et de charmes,

Je ne puis vous quitter sans répandre des larmes.

Toujours de vos bontés je vais m’entretenir,

Chérir de vos vertus le tendre souvenir,

Comme vous des humains soulager la misère,

Protéger les chrétiens, leur tenir lieu de mère ;

Vous me les rendez chers, et ces infortunés…

 

NÉRESTAN.

 

Vous, les protéger ! vous qui les abandonnez !

Vous, qui des Lusignans foulant aux pieds la cendre…

 

ZAЇRE.

 

Je la viens honorer, seigneur, je viens vous rendre

Le dernier de ce sang, votre amour, votre espoir :

Oui, Lusignan est libre, et vous l’allez revoir.

 

CHATILLON.

 

O ciel ! nous reverrions notre appui, notre père !

 

NÉRESTAN.

 

Les chrétiens vous devraient une tête si chère ?

 

ZAЇRE.

 

J’avais sans espérance osé la demander :

Le généreux soudan veut bien nous l’accorder :

On l’amène en ces lieux.

 

NÉRESTAN.

 

Que mon âme est émue !

 

ZAЇRE.

 

Mes larmes, malgré moi, me dérobent sa vue ;

Ainsi que ce vieillard, j’ai langui dans les fers :

Qui ne sait compatir aux maux qu’on a soufferts !

 

NÉRESTAN.

 

Grand Dieu ! que de vertu dans une âme infidèle !

 

 

ZAIRE-ACTE II

Publié dans Théâtre

Commenter cet article