VOLTAIRE, raconté par ceux qui l'ont vu
D’ARGENSON (1)
Voltaire, 1736 - (Loisirs d’un ministre).
Voltaire, que j’ai toujours fréquenté, depuis le temps que nous avons été ensemble au collège, que j’aime personnellement et que j’estime à beaucoup d’égards, est non-seulement un grand et harmonieux versificateur, mais (ce que tout le monde ne sait pas comme moi) c’est un grand penseur.
Le séjour de l’Angleterre lui a élevé l’âme et renforcé ses idées. Il est capable de les mettre au jour avec courage, ayant dans l’esprit le nerf qu’ont eu quelques auteurs qui ont osé publier ce que d’autres n’ont pas osé écrire avant eux. D’ailleurs il a des grâces dans le style pour exprimer et faire goûter certaines idées qui révolteraient rendues par d’autres.
La trompette héroïque qu’il a embouchée dans la Henriade est devenue musette agréable dans quelques-unes de ses pièces fugitives. Il n’est pas égal, mais il sait varier ses tons. Peut-être que la partie du poète qui lui manque, c’est l’imagination ; mais il est bien difficile aujourd’hui d’en avoir : il y a tant de gens qui en ont eu, que qui voudrait faire du tout à fait neuf ne créerait que des monstres ridicules ou épouvantables. Il y a deux parties dans une tragédie : celle de l’intrigue, et celle des détails ou de la versification. Voltaire ne triomphe pas dans la première, mais il est supérieur dans la seconde ; et la preuve que c’est la principale, c’est la différence du succès de ses pièces de théâtre et de celles de quelques autres auteurs, tels que Lagrange-Chancel, qui excelle dans le roman de ses tragédies, mais qui les écrit pitoyablement.
Voltaire n’est ni aussi grand que Corneille, ni aussi tendre, aussi aimable, que Racine ; peut-être n’est-il pas même aussi fort que Crébillon ; mais les traits d’esprit, les vers charmants, sont si fréquents dans ses pièces, que le spectateur ou le lecteur n’a pas le temps d’examiner si l’on pourrait faire mieux.
La prose de Voltaire vaut bien ses vers, et il parle aussi bien qu’il écrit. Rien de si clair que ses phrases ; elles sont coupées sans être sèches ; nulle période, nulle figure de rhétorique qui ne soit naturelle ; tous ses adjectifs conviennent à leurs substantifs ; enfin sa prose est un modèle que ses contemporains cherchent à imiter, sans vouloir encore en convenir. Son histoire de Charles XII peut bien avoir des défauts, considérée comme histoire. Ses Lettres philosophiques contiennent des critiques et des pensées hardies qui certainement ne sont pas toujours justes ; mais son style est toujours admirable. Voltaire n’a que quarante ans ; s’il parvient à la vieillesse, il écrira encore beaucoup, et fera des ouvrages sur lesquels il y aura sûrement bien à dire pour et contre. Plaise au ciel que la magie de son style n’accrédite pas de fausses opinions et des idées dangereuses ; qu’il ne déshonore pas ce style charmant en prose et en vers, en le faisant servir à des ouvrages dont les sujets soient indignes, et du peintre et du coloris ; que ce grand écrivain ne produise pas une foule de mauvais copistes, et qu’il ne devienne pas le chef d’une secte à qui il arrivera, comme à bien d’autres, que les sectateurs se tromperont sur les intentions de leur patriarche !
Voltaire vient de m’avouer le motif de la défaveur où il est, près du cardinal de Fleury et de M. Hérault. Ces messieurs, le sachant prévenu contre les jansénistes et ami du père Tournemine (2), l’engagèrent à écrire pour la cause, contre les jansénistes. Il avait déjà commencé quelque chose dans le goût des lettres anti-provinciales ; un jour, il vint chez M. Hérault et lui dit qu’il ne saurait continuer, qu’il se déshonorerait ainsi, qu’il serait regardé comme un écrivain mercenaire ; que tout le monde était contre les molinistes. En disant cela, il jeta son ouvrage au feu. Indè iræ.
Je lui ai dit : « Monsieur, soyez Moliniste comme je le suis ; il n’y a aujourd’hui qu’un parti pour tout bon citoyen, pour tout vrai chrétien : c’est celui du tolérantisme, ennemi de toutes les factions. Henri IV, par la paix réelle et de fait qu’il maintint entre les partis, frappa l’hérésie du coup mortel ; à la mort de ce prince, elle n’était plus que politique, à peine soutenue par quelques ambitieux. Jamais il n’y aura persécution pareille à la Saint-Barthélemy. Et c’est ce coup d’Etat qui a fait pulluler l’hérésie, à tel point que tout devint alors calviniste en France ».
Voltaire m’a ainsi expliqué son système philosophique : « Les âmes, m’a-t-il dit, communiquent entre elles, et peuvent se mesurer sans qu’il soit besoin de l’intermédiaire des corps. Ce n’est que la grandeur ou le mérite d’une âme qui doivent nous effrayer, ou nous intimider. Craindre ou respecter le corps et ses accessoires, force, beauté, royauté, ministère, généralat, c’est, dit-il, pure sottise. Les hommes naissent égaux et meurent égaux. Respectons la vertu et le mérite de leurs âmes, méprisons les imperfections de ces âmes. Sans doute nous éviterons, par prudence, le mal que peut nous faire cette puissance physique, comme nous nous tiendrions en garde d’un taureau couronné, d’un singe intronisé, d’un mâtin lâché contre nous. Gardons-nous-en ; cherchons même s’il est possible, à les modérer, à les adoucir. Mais que ce sentiment soit bien différent de l’estime et du respect que nous ne devons qu’aux âmes. C’est avec cette façon de penser que nous pouvons devenir de grands hommes ; autrement nous devenons misérables et petits ».
Voltaire n’a presque fait aucun ouvrage en prose, poème, tragédie où il n’ait répandu cette pensée, qu’au surplus on trouve déjà dans la satire de Boileau adressée à M. Dangeau.
Ceci me rappelle une comparaison ingénieuse qui se trouve dans l’Anti-Lucrèce du cardinal de Polignac. L’âme est un joueur d’orgue, le corps est l’instrument dont il joue. Le joueur et l’instrument peuvent avoir, l’un et l’autre, leurs qualités et leurs défauts. Guignon lui-même (3) ne saurait tirer d’un mauvais instrument que des sons faux et discordants. Mais, ainsi que le musicien est plus ou moins parfait, nos âmes aussi, pures émanations de la Divinité, peuvent être plus ou moins déliées, plus ou moins subtiles, moulées enfin de parties diverses, quoique toujours prises hors de l’étendue.
De là Voltaire, passant à lui-même, se croit et avec raison beaucoup d’esprit, plus qu’à tous ceux qu’il rencontre. Il se voit donc bien au-dessus d’eux. C’est un roi qui commande à des sujets. Soyons bons juges de ses parallèles, et nous y gagnerons. Mais je me défierai toujours de ce droit superficiel de critique, bonne ou mauvaise. Rien n’est si facile, fût-ce même à un sot, que de trouver à redire sur un ouvrage d’esprit. Il est fort aisé de reprendre et malaisé de faire mieux. Quand nous nous sentirons la même supériorité que possède Voltaire, permettons-nous alors de dédaigner, de mépriser comme lui les âmes des autres, mais pas auparavant.
Au surplus, il faut avouer que l’on ne fut jamais aussi ingrat que le sont aujourd’hui quelques-uns des lecteurs de Voltaire. Je les vois transportés d’admiration, puis, le livre fermé, se récrier contre l’auteur, et, à force de le haïr, ils trouvent le moyen de dépriser les passages mêmes qui viennent de leur causer
tant de plaisir.
Nos dévôts détestent Voltaire, et ne trouvent rien de bon dans ce qu’il écrit, parce qu’il n’est pas bon croyant dans une religion qui veut qu’on ne haïsse personne. Je l’ai dit une fois à feu M. le chancelier d’Aguesseau, qu’il se damnait, sans y penser, par sa haine contre Voltaire.
Il y a longtemps que l’on a distingué le courage de l’esprit de celui du corps. On les trouve rarement réunis. Voltaire m’en est un exemple. Il a dans l’âme un courage digne de Turenne, de Moïse, de Gustave Adolphe, il voit de haut, il entreprend, il ne s’étonne de rien ; mais il craint les moindres dangers pour son corps, et est poltron avéré. Je connais des grenadiers fort intrépides, mais irrésolus, incapables de rien entreprendre de leur chef, et se figurant des dangers là où il n’en existe pas. Et moi aussi, quelque loin que je puisse me laisser entraîner, je suis par nature ennemi de toute violence, et, comme l’Eglise, j’abhorre le sang.
1 – René-Louis de Voyer, marquis d’Argenson, condisciple de Voltaire.
2 – Le P. Tournemise, jésuite, l’un des maîtres de Voltaire au collège Louis-le-Grand.
3 – Jean-Pierre Guignon, dernier « roi des violons », né à Turin vers 1692, mort à Versailles, le 30 Janvier 1774.