THEÂTRE : LE DROIT DU SEIGNEUR - Partie 9
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LE DROIT DU SEIGNEUR.
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ACTE TROISIÈME.
SCÈNE I.
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LE MARQUIS, LE CHEVALIER.
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LE MARQUIS.
Cher chevalier, que mon cœur est en paix !
Que mes regards sont ici satisfaits :
Que ce château qu’ont habité nos pères,
Que ces forêts, ces plaines, me sont chères !
Que je voudrais oublier pour toujours
L’illusion, les manèges des cours !
Tous ces grands riens, ces pompeuses chimères,
Ces vanités, ces ombres passagères,
Au fond du cœur laissent un vide affreux.
C’est avec nous que nous sommes heureux.
Dans ce grand monde, où chacun veut paraître,
On est esclave, et chez moi je suis maître (1)
Que je voudrais que vous eussiez mon goût !
LE CHEVALIER.
Eh ! oui, l’on peut se réjouir partout,
En garnison, à la cour, à la guerre,
Longtemps en ville, et huit jours dans sa terre.
LE MARQUIS.
Que vous et moi nous sommes différents !
LE CHEVALIER.
Nous changerons peut-être avec le temps.
En attendant, vous savez qu’on apprête,
Pour ce jour même, une très belle fête ;
C’est une noce.
LE MARQUIS.
Oui, Mathurin vraiment
Fait un beau choix, et mon consentement
Est tout acquis à ce doux mariage ;
L’époux est riche, et sa maîtresse est sage :
C’est un bonheur bien digne de mes vœux,
En arrivant, de faire deux heureux.
LE CHEVALIER.
Acanthe encore en peut faire un troisième.
LE MARQUIS.
Je vous reconnais là, toujours vous-même.
Mon cher parent, vous m’avez fait cent fois
Trembler pour vous, par vos galants exploits.
Tout peut passer dans des villes de guerre ;
Mais nous devons l’exemple dans ma terre.
LE CHEVALIER.
L’exemple du plaisir, apparemment ?
LE MARQUIS.
Au moins, mon cher que ce soit prudemment
Daignez en croire un parent qui vous aime.
Si vous n’avez du respect pour vous-même,
Quelque grand nom que vous puissiez porter,
Vous ne pourrez vous faire respecter.
Je ne suis pas difficile et sévère ;
Mais, entre nous, songez que votre père,
Pour avoir pris le train que vous prenez,
Se vit au rang des plus infortunés,
Perdit ses biens, languit dans la misère,
Fit de douleur expirer votre mère,
Et près d’ici mourut assassiné.
J’étais enfant : son sort infortuné
Fut à mon cœur une leçon terrible,
Qui se grava dans mon âme sensible ;
Utilement témoin de ses malheurs,
Je m’instruirais en répandant des pleurs.
Si, comme moi, cette fin déplorable
Vous eût frappé, vous seriez raisonnable.
LE CHEVALIER.
Oui, je veux l’être un jour, c’est mon dessein ;
J’y pense quelquefois ; mais c’est en vain ;
Mon feu m’emporte.
LE MARQUIS.
Eh bien ! je vous présage
Que vous serez las du libertinage.
LE CHEVALIER.
Je le voudrais ; mais on fait comme on peut :
Ma foi, n’est pas raisonnable qui veut.
LE MARQUIS.
Vous vous trompez : de son cœur on est maître :
J’en fis l’épreuve : est sage qui veut l’être ;
Et, croyez-moi, cette Acanthe, entre nous,
Eut des attraits pour moi comme pour vous ;
Mais ma raison ne pouvait me permettre
Un fol amour qui m’allait compromettre ;
Je rejetai ce désir passager,
Dont la poursuite aurait pu m’affliger,
Dont le succès eût perdu cette fille,
Eût fait sa honte aux yeux de sa famille,
Et l’eût privée à jamais d’un époux.
LE CHEVALIER.
Je ne suis pas si timide que vous ;
La même pâte, il faut que j’en convienne,
N’a point formé votre branche et la mienne.
Quoi ! vous pensez être dans tous les temps
Maître absolu de vos yeux, de vos sens ?
LE MARQUIS.
Et pourquoi non ?
LE CHEVALIER.
Très fort je vous respecte ;
Mais la sagesse est tant soit peu suspecte.
Les plus prudents se laissent captiver,
Et le vrai sage est encore à trouver ;
Craignez surtout le titre ridicule
De philosophe.
LE MARQUIS.
O l’étrange scrupule !
Ce noble nom, ce nom tant combattu,
Que veut-il dire ? amour de la vertu.
Le fat en raille avec étourderie,
Le sot le craint, le fripon le décrie ;
L’homme de bien dédaigne les propos
Des étourdis, des fripons et des sots ;
Et ce n’est pas sur les discours du monde
Que le bonheur et la vertu se fonde (2).
Ecoutez-moi. Je suis las aujourd’hui
Du train des cours où l’on vit pour autrui ;
Et j’ai pensé, pour vivre à la campagne,
Pour être heureux, qu’il faut une compagne.
J’ai le projet de m’établir ici,
Et je voudrais vous marier aussi.
LE CHEVALIER.
Très humble serviteur.
LE MARQUIS.
Ma fantaisie
N’est pas de prendre une jeune étourdie.
LE CHEVALIER.
L’étourderie a du bon.
LE MARQUIS.
Je voudrais
Un esprit doux, plus que de doux attraits.
LE CHEVALIER.
J’aimerais mieux le dernier.
LE MARQUIS.
La jeunesse,
Les agréments, n’ont rien qui m’intéresse.
LE CHEVALIER.
Tant pis.
LE MARQUIS.
Je veux affermir ma maison
Par un hymen qui soit tout de raison.
LE CHEVALIER.
Oui, tout d’ennui.
LE MARQUIS.
J’ai pensé que Dormène
Serait très propre à former cette chaîne.
LE CHEVALIER.
Notre Dormène est bien pauvre.
LE MARQUIS.
Tant mieux.
C’est un bonheur si pur, si précieux,
De relever l’indigente noblesse,
De préférer l’honneur à la richesse !
C’est l’honneur seul qui chez nous doit former
Tout notre sang ; lui seul doit animer
Ce sang reçu de nos braves ancêtres,
Qui dans les camps doit couler pour ses maîtres.
LE CHEVALIER.
Je pense ainsi : les Français libertins
Sont gens d’honneur. Mais, dans vos beaux desseins,
Vous avez donc, malgré votre réserve,
Un peu d’amour !
LE MARQUIS.
Qui, moi ? Dieu m’en préserve !
Il faut savoir être maître chez soi ;
Et si j’aimais, je recevrais la loi.
Se marier par amour, c’est folie.
LE CHEVALIER.
Ma foi, marquis, votre philosophie
Me paraît tout à rebours du bon sens ;
Pour moi, je crois au pouvoir de nos sens,
Je les consulte en tout, et j’imagine
Que tous ces gens si graves par la mine,
Pleins de morale et de réflexions,
Sont destinés aux grandes passions.
Les étourdis esquivent l’esclavage,
Mais un coup d’œil peut subjuguer un sage.
LE MARQUIS.
Soit, nous verrons.
LE CHEVALIER.
Voici d’autres époux ;
Voici la noce ; allons, égayons-nous.
C’est Mathurin, c’est la gentille Acanthe,
C’est le vieux père, et la mère, et la tante,
C’est le bailli, Colette, et tout le bourg.
1 – C’est Voltaire qui parle ici. Il venait de s’installer à Ferney. (G.A.)
2 – Ce morceau sur les philosophes fut envoyé au moment des répétitions. « Je crois que la pièce de M. Le Gouz, écrivait Voltaire, restera au théâtre, et qu’ainsi le nom de philosophe y restera en honneur. Je m’imagine que frère Platon (Diderot) n’en sera pas fâché. » (G.A.)