TANCREDE - Partie 15

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    Photo de PAPAPOUSS 

 

 

 

TANCRÈDE.

 

 

 

 

______

 

 

 

 

ACTE CINQUIÈME.

 

(1)

 

SCÈNE V.

 

_______

 

 

ARGIRE, AMÉNAÏDE, ALDAMON, FANIE.

 

 

_______

 

 

 

 

AMÉNAÏDE.

 

Parlez, cher Aldamon, Tancrède est donc vainqueur ?

 

ALDAMON.

 

Sans doute il l’est, madame.

 

AMÉNAÏDE.

 

A ces chants d’allégresse,

A ces voix que j’entends, il s’avance en ces lieux ?

 

ALDAMON.

 

Ces chants vont se changer en des cris de tristesse.

 

AMÉNAÏDE.

 

Qu’entends-je ? Ah, malheureuse !

 

ALDAMON.

 

Un jour si glorieux

Est le dernier des jours de ce héros fidèle.

 

AMÉNAÏDE.

 

Il est mort !

 

ALDAMON.

 

La lumière éclaire encor ses yeux :

Mais il est expirant d’une atteinte mortelle.

Je vous apporte ici de funestes adieux.

Cette lettre fatale, et de son sang tracée,

Doit vous apprendre, hélas ! sa dernière pensée.

Je m’acquitte en tremblant de cet affreux devoir.

 

ARGIRE.

 

O jour de l’infortune ! ô jour du désespoir !

 

AMÉNAÏDE, revenant à elle.

 

Donnez-moi mon arrêt, il me défend de vivre ;

Il m’est cher… O Tancrède ! ô maître de mon sort !

Ton ordre, quel qu’il soit, est l’ordre de te suivre ;

J’obéirai… Donnez votre lettre et la mort.

 

ALDAMON.

 

Lisez donc ; pardonnez ce triste ministère.

 

AMÉNAÏDE, revenant à elle.

 

O mes yeux ! lirez-vous ce sanglant caractère ?

Le pourrai-je ? il le faut… c’est mon dernier effort.

 

(Elle lit.)

 

« Je ne pouvais survivre à votre perfidie ;

Je meurs dans les combats, mais je meurs par vos coups.

J’aurais voulu, cruelle, en m’exposant pour vous,

Vous avoir conservé la gloire avec la vie… »

Eh bien ! mon père ?

 

(Elle se jette dans les bras de Fanie.)

 

ARGIRE.

 

Enfin, les destins désormais

Ont assouvi leur haine, ont épuisé leurs traits :

Nous voilà maintenant sans espoir et sans crainte.

Ton état et le mien e permet plus la plainte.

Ma chère Aménaïde, avant que de quitter

Ce jour, ce monde affreux que je dois détester,

Que j’apprenne du moins à ma triste patrie

Les honneurs qu’on devait à ta vertu trahie ;

Que, dans l’horrible excès de ma confusion,

J’apprenne à l’univers à respecter ton nom !

 

AMÉNAÏDE.

 

Eh ! que fait l’univers à ma douleur profonde ?

Que me fait ma patrie, et le reste du monde ?

Tancrède meurt.

 

ARGIRE.

 

Je cède aux coups qui m’ont frappé.

 

AMÉNAÏDE.

 

Tancrède meurt, ô ciel, sans être détrompé !

Vous en êtes la cause… Ah ! devant qu’il expire…

Que vois-je ? mes tyrans !

 

 

 

 

 

SCÈNE VI.

 

_______

 

 

LORÉDAN, CHEVALIERS, SUITE, AMÉNAÏDE, ARGIRE, FANIE, ALDAMON .TANCRÈDE, dans le donc, porté par des soldats.

 

 

_______

 

 

 

 

LORÉDAN.

 

O malheureux Argire !

O fille infortunée ! on conduit devant vous

Ce brave chevalier percé de nobles coups.

Il a trop écouté son aveugle furie ;

Il a voulu mourir, mais il meurt en héros.

De ce sang précieux, versé pour la patrie,

Nos secours empressés ont suspendu les flots.

Cette âme qu’enflammait un courage intrépide,

Semble encor s’arrêter pour voir Aménaïde ;

Il la nomme ; les pleurs coulent de tous les yeux ;

Et d’un juste remords je ne puis me défendre.

 

 

(Pendant qu’il parle, on approche lentement Tancrède vers Aménaïde presque évanouie entre les bras de ses femmes ; elle se débarrasse précipitamment des femmes qui la soutiennent, et, se retournant avec horreur vers Lorédan, dit : )

 

 

AMÉNAÏDE.

 

Barbares, laissez là vos remords odieux.

 

 

(Puis courant à Tancrède, et se jetant à ses pieds.)

 

 

Tancrède, cher amant trop cruel et trop tendre,

Dans nos derniers instants, hélas ! peux-tu m’entendre ?

Tes yeux appesantis peuvent-ils me revoir ?

Hélas ! reconnais-moi, connais mon désespoir.

Dans le même tombeau souffre au moins ton épouse ;

C’est là le seul honneur dont mon âme est jalouse.

Ce nom sacré m’est dû ; tu me l’avais promis :

Ne sois point plus cruel que tous nos ennemis ;

Honore d’un regard ton épouse fidèle…

 

(Il la regarde.)

 

C’est donc là le dernier que tu jettes sur elle !...

De ton cœur généreux son cœur est-il haï ?

Peux-tu me soupçonner ?

 

 

TANCRÈDE, se soulevant un peu.

 

Ah ! vous m’avez trahi !

 

AMÉNAÏDE.

 

Qui ! moi ? Tancrède.

 

ARGIRE, se jetant aussi à genoux de l’autre côté,

et embrassant Tancrède, puis se relevant.

 

Hélas ! ma fille infortunée,

Pour t’avoir trop aimé, fut par nous condamnée,

Et nous la punissions de te garder sa foi.

Nous fûmes tous cruels envers elle, envers toi.

Nos lois, nos chevaliers, un tribunal auguste,

Nous avons failli tous ; elle seule était juste.

Son écrit malheureux qui nous avait armés,

Cet écrit fut pour toi, pour le héros qu’elle aime.

Cruellement trompé, je t’ai trompé moi-même.

 

TANCRÈDE.

 

Aménaïde… ô ciel ! est-il vrai ? vous m’aimez !

 

AMÉNAÏDE.

 

Va, j’aurais en effet mérité mon supplice,

Ce supplice honteux dont tu m’as su tirer,

Si j’avais un moment cessé de t’adorer,

Si mon cœur eût commis cette horrible injustice.

 

TANCRÈDE, en reprenant un peu de force, et élevant la voix.

 

Vous m’aimez ! ô bonheur plus grand que mes revers !

Je sens trop qu’à ce mot je regrette la vie.

J’ai mérité la mort, j’ai cru la calomnie.

Ma vie était horrible, hélas ! et je la perds

Quand un mot de ta bouche allait la rendre heureuse !

 

AMÉNAÏDE.

 

Ce n’est donc, juste Dieu ! que dans cette heure affreuse,

Ce n’est qu’en le perdant que j’ai pu lui parler !

Ah, Tancrède !

 

TANCRÈDE.

 

Vos pleurs devraient me consoler ;

Mais il faut vous quitter, ma mort est douloureuse !

Je sens qu’elle s’approche. Argire, écoutez-moi :*

Voilà de nos soupçons la victime innocente ;

A sa tremblante main joignez ma main sanglante ;

Que j’emporte au tombeau le nom de son époux.

Soyez mon père.

 

ARGIRE, prenant leurs mains.

 

Hélas ! mon cher fils, puissiez-vous

Vivre encore adoré d’une épouse chérie !

 

TANCRÈDE.

 

J’ai vécu pour venger ma femme et ma patrie ;

J’expire entre leurs bras, digne de toutes deux,

De toutes deux aimé… j’ai rempli tous mes vœux…

Ma chère Aménaïde !...

 

AMÉNAÏDE.

 

Eh bien ?

 

TANCRÈDE.

 

Gardez de suivre

Ce malheureux amant… et jurez-moi de vivre…

 

(Il retombe.)

 

CATANE

 

Il expire… et nos cœurs de regret pénétrés…

Qui l’ont connu trop tard…

 

AMÉNAÏDE, se jetant sur le corps de Tancrède..

 

Il meurt, et vous pleurez…

Vous cruels, vous tyrans, qui lui coûtez la vie !

 

 

(Elle se relève et marche.)

 

Que l’enfer engloutisse et vous, et ma patrie,

Et ce sénat barbare, et ces horribles droits

D’égorger l’innocence avec le fer des lois !

Que ne puis-je expirer dans Syracuse en poudre,

Sur vos corps tout sanglants écrasés par la foudre !

 

(Elle se rejette sur le corps de Tancrède.)

 

Tancrède ! cher Tancrède !

 

(Elle se relève en fureur.)

 

Il meurt, et vous vivez !

Vous vivez !... Je le suis…Je l’entends, il m’appelle…

Il se rejoint à moi dans la nuit éternelle.

Je vous laisse aux tourments qui vous sont réservés.

 

(Elle tombe dans les bras de Fanie.)

 

ARGIRE.

 

Ah, ma fille !

 

AMÉNAÏDE, égarée et le repoussant.

 

Arrêtez… vous n’êtes point mon père (2).

Votre cœur n’en eut point le sacré caractère :

Vous fûtes leur complice… Ah ! pardonnez, hélas !

 

(A Tancrède.)

 

Je meurs en vous aimant… J’expire entre tes bras,

Cher Tancrède…

 

(Elle tombe à côté de lui.)

 

ARGIRE.

 

O ma fille ! ô ma chère Fanie !

Qu’avant ma mort, hélas ! on la rende à la vie (3)

 

 

 

F.I.N

 

 

 

 

 

1 – Voltaire compta beaucoup sur l’effet de ces deux dernières scènes. (G.A.)

 

2 – « Je conviens que mademoiselle Clairon peut faire une très belle figure en tombant aux pieds de Tancrède ; mais si vous aviez vu madame Denis pleurante et égarée se relever d’entre les bras qui la soutiennent, et dire d’une voix terrible : Arrêtez !... vous n’êtes point mon père !... vous avoueriez que nul tableau n’approche de cette action pathétique, que c’est là la véritable tragédie. Une partie des spectateurs se leva à ce cri par un mouvement involontaire, et pardonnez arracha l’âme. Qui empêche mademoiselle Clairon de se jeter et de mourir aux pieds de Tancrède quand son père, éperdu et immobile, est éloigné d’elle, ou qu’il marche à elle ? Qui l’empêche de dire : J’expire ! et de tomber près de son amant ? » (G.A.)

 

3 – « Le troisième acte, disait Voltaire, est tout en action, le quatrième en sentiment, le cinquième, sentiment et action. » (G.A.)

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