SIECLE DE LOUIS XIV : Particularités et anecdotes - Partie 5
Photo de PAPAPOUSS
PARTIE 5
Louis XIV dévorait sa douleur en public ; il se laissa voir à l’ordinaire ; mais en secret les ressentiments de tant de malheurs le pénétraient, et lui donnaient des convulsions. Il éprouvait toutes ces pertes domestiques à la suite d’une guerre malheureuse, avant qu’il fût assuré de la paix, et dans un temps où la misère désolait le royaume. On ne le vit pas succomber un moment à ses afflictions.
Le reste de sa vie fut triste. Le dérangement des finances, auquel il ne put remédier, aliéna les cœurs. Sa confiance entière pour le jésuite Le Tellier, homme tropD violent, acheva de les révolter. C’est une chose très remarquable que le public, qui lui pardonna toutes ses maîtresses, ne lui pardonna pas son confesseur. Il perdit, les trois dernières années de sa vie, dans l’esprit de la plupart de ses sujets, tout ce qu’il avait fait de grand et de mémorable.
Duc du Maine Comte de Toulouse
Marquise de Montespan, maman du duc du Maine et du comte de Toulouse
(1641-1707)
Privé de presque tous ses enfants, sa tendresse, qui redoublait pour le duc du Maine et pour le comte de Toulouse, ses fils légitimés, le porta à les déclarer héritiers de la couronne, eux et leurs descendants, au défaut des princes du sang, par un édit qui fut enregistré sans aucune remontrance, en 1714. Il tempérait ainsi, par la loi naturelle, la sévérité des lois de convention qui privent les enfants nés hors du mariage de tous droits à la succession paternelle. Les rois dispensent de cette loi. Il crut pouvoir faire pour son sang ce qu’il avait fait en faveur de plusieurs de ses sujets. Il crut surtout pouvoir établir pour deux de ses enfants ce qu’il avait fait au parlement, sans opposition, pour les princes de la maison de Lorraine. Il égala ensuite le rang de ses bâtards à celui des princes du sang, en 1715. Le procès que les princes du sang intentèrent depuis aux princes légitimés est connu (1). Ceux-ci ont conservé, pour leurs personnes et pour leurs enfants, les honneurs donnés par Louis XIV. Ce qui regarde leur postérité dépendra du temps, du mérite, et de la fortune (2).
Louis XIV fut attaqué, vers le milieu du mois d’août 1715, au retour de Marly, de la maladie qui termina ses jours. Ses jambes enflèrent ; la gangrène commença à se manifester. Le comte de Stair, ambassadeur d’Angleterre, paria, selon le génie de sa nation, que le roi ne passerait pas le mois de septembre. Le duc d’Orléans, qui, au voyage de Marly, avait été absolument seul, eut alors toute la cour auprès de sa personne. Un empirique, dans les derniers jours de la maladie du roi, lui donna un élixir qui ranima ses forces. Il mangea, et l’empirique assura qu’il guérirait. La foule qui entourait le duc d’Orléans diminua dans le moment. « Si le roi mange une seconde fois, dit le duc d’Orléans, nous n’aurons plus personne. » Mais la maladie était mortelle. Les mesures étaient prises pour donner la régence absolue au duc d’Orléans. Le roi ne la lui avait laissée que très limitée par son testament, déposé au parlement ; ou plutôt il ne l’avait établi que chef d’un conseil de régence, dans lequel il n’aurait eu que la voix prépondérante. Cependant il lui dit : « Je vous ai conservé tous les droits que vous donne votre naissance (3). » C’est qu’il ne croyait pas qu’il y eût de loi fondamentale qui donnât, dans une minorité, un pouvoir sans bornes à l’héritier présomptif du royaume (4). Cette autorité suprême, dont on peut abuser, est dangereuse ; mais l’autorité partagée l’est encore davantage. Il crut qu’ayant été si bien obéi pendant sa vie, il le serait après sa mort, et ne se souvenait pas qu’on avait cassé le testament de son père (5).
Agonie de Louis XIV
(1er septembre 1715). D’ailleurs personne n’ignore avec quelle grandeur d’âme il vit approcher la mort, disant à madame de Maintenon : « J’avais cru qu’il était plus difficile de mourir ; » et à ses domestiques : « Pourquoi pleurez-vous ? M’avez-vous cru immortel ? » donnant tranquillement ses ordres sur beaucoup de choses, et même sur sa pompe funèbre. Quiconque a beaucoup de témoins de sa mort meurt toujours avec courage. Louis XIII, dans sa dernière maladie, avait mis en musique le De profundis qu’on devait chanter pour lui. Le courage d’esprit avec lequel Louis XIV vit sa fin fut dépouillé de cette ostentation répandue sur toute sa vie. Ce courage alla jusqu’à avouer ses fautes. Son successeur a toujours conservé écrites au chevet de son lit les paroles remarquables que ce monarque lui dit, en le tenant sur son lit entre ses bras : ces paroles ne sont point telles qu’elles sont rapportées dans toutes les histoires. Les voici fidèlement copiées :
« Vous allez être bientôt roi d’un grand royaume. Ce que je vous recommande plus fortement est de n’oublier jamais les obligations que vous avez à Dieu. Souvenez-vous que vous lui devez tout ce que vous êtes. Tâchez de conserver la paix avec vos voisins. J’ai trop aimé la guerre ; ne m’imitez pas en cela, non plus que dans les trop grandes dépenses que j’ai faites. Prenez conseil en toutes choses, et cherchez à connaître le meilleur pour le suivre toujours. Soulagez vos peuples le plus tôt que vous le pourrez, et faites ce que j’ai eu le malheur de ne pouvoir faire moi-même, etc. »
(6) Ce discours est très éloigné de la petitesse d’esprit qu’on lui impute dans quelques Mémoires.
On lui a reproché d’avoir porté sur lui des reliques, les dernières années de sa vie. Ses sentiments étaient grands ; mais son confesseur, qui ne l’était pas, l’avait assujetti à ces pratiques peu convenables, et aujourd’hui désusitées, pour l’assujettir plus pleinement à ses insinuations ; et d’ailleurs ces reliques, qu’il avait la faiblesse de porter, lui avaient été données par madame de Maintenon.
Quoique la vie et la mort de Louis XIV eussent été glorieuses, il ne fut pas aussi regretté qu’il le méritait. L’amour de la nouveauté, l’approche d’un temps de minorité, où chacun se figurait une fortune, la querelle de la Constitution qui aigrissait les esprits, tout fit recevoir la nouvelle de sa mort avec un sentiment qui allait plus loin que l’indifférence. Nous avons vu ce même peuple qui, en 1686, avait demandé au ciel avec larmes la guérison de son roi malade, suivre son convoi funèbre avec des démonstrations bien différentes. On prétend que la reine sa mère lui avait dit un jour dans sa grande jeunesse : « Mon fils, ressemblez à votre grand-père, et non pas à votre père. » Le roi en ayant demandé la raison : « C’est, dit-elle, qu’à la mort de Henri IV on pleurait, et qu’on a ri à celle de Louis XIII (7). »
Quoiqu’on lui ait reproché des petitesses, des duretés dans son zèle contre le jansénisme, trop de hauteur avec les étrangers dans ses succès, de la faiblesse pour plusieurs femmes, de trop grandes sévérités dans des choses personnelles, des guerres légèrement entreprises, l’embrasement du Palatinat, les persécutions contre les réformés, cependant ses grandes qualités et ses actions, mises enfin dans la balance, l’on emporté sur ses fautes. Le temps, qui mûrit les opinions des hommes, a mis le sceau à sa réputation ; et malgré tout ce qu’on a écrit contre lui, on ne prononcera point son nom sans respect, et sans concevoir à ce nom l’idée d’un siècle éternellement mémorable. Si l’on considère ce prince dans sa vie privée, on le voit à la vérité trop plein de sa grandeur, mais affable, ne donnant point à sa mère de part au gouvernement, mais remplissant avec tous les devoirs d’un fils, et observant avec son épouse tous les dehors de la bienséance : bon père, bon maître, toujours décent en public, laborieux dans le cabinet, exact dans les affaires, pensant juste, parlant bien, et aimable avec dignité.
J’ai déjà remarqué ailleurs (8) qu’il ne prononça jamais les paroles qu’on lui fait dire, lorsque le premier gentilhomme de la chambre et le grand-maître de la garde-robe se disputaient l’honneur de le servir : « Qu’importe lequel de mes valets me serve ? » Un discours si grossier ne pouvait partir d’un homme aussi poli et aussi attentif qu’il l’était, et ne s’accordait guère avec ce qu’il dit un jour au duc de La Rochefoucauld au sujet de ses dettes : « Que ne parlez-vous pas à vos amis ? » Mot bien différent, qui, par lui-même, valait beaucoup, et qui fut accompagné d’un don de cinquante mille écus.
Il n’est pas même vrai qu’il ait écrit au duc de La Rochefoucauld : « Je vous fait mon compliment, comme votre ami, sur la charge de grand-maître de la garde-robe, que je vous donne comme votre roi. » Les historiens lui font honneur de cette lettre. C’est ne pas sentir combien il est peu délicat, combien même il est dur de dire à celui dont on est le maître, qu’on est son maître. Cela serait à sa place, si on écrivait à un sujet qui aurait été rebelle : c’est ce que Henri IV aurait pu dire au duc de Mayenne avant l’entière réconciliation. Le secrétaire de cabinet, Rose, écrivit cette lettre ; et le roi avait trop de bon goût pour l’envoyer. C’est ce bon goût qui lui fit supprimer les inscriptions fastueuses dont Charpentier, de l’Académie française, avait chargé les tableaux de Lebrun, dans la galerie de Versailles : L’incroyable passage du Rhin, la merveilleuse prise de Valenciennes, etc. Le roi sentit que La prise de Valenciennes, le passage du Rhin, disaient davantage. Charpentier avait eu raison d’orner d’inscriptions en notre langue les monuments de sa patrie ; la flatterie seule avait nui à l’exécution.
On a recueilli quelques réponses, quelques mots de ce prince, qui se réduisent à très peu de choses. On prétend que, quand il résolut d’abolir en France le calvinisme, il dit : « Mon grand-père aimait les huguenots, et ne les craignait pas ; mon père ne les aimait point, et les craignait ; moi je ne les aime, ni ne les crains. »
Ayant donné, en 1658, la place de premier président du parlement de Paris à M. de Lamoignon, alors maître des requêtes, il lui dit : « Si j’avais connu un plus homme de bien et un plus digne sujet, je l’aurais choisi. » Il usa à peu près des mêmes termes avec le cardinal de Noailles, lorsqu’il lui donna l’archevêché de Paris. Ce qui fait le mérite de ces paroles, c’est qu’elles étaient vraies, et qu’elles inspiraient la vertu.
On prétend qu’un prédicateur indiscret le désigna un jour à Versailles : témérité qui n’est pas permise envers un particulier, encore moins envers un roi. On assure que Louis XIV se contenta de lui dire : « Mon père, j’aime bien à prendre ma part d’un sermon ; mais je n’aime pas qu’on me la fasse. » Que ce mot ait été dit ou non, il peut servir de leçon.
Il s’exprimait toujours noblement et avec précision, s’étudiant en public à parler comme à agir en souverain. Lorsque le duc d’Anjou partit pour aller régner en Espagne, il lui dit, pour marquer l’union qui allait désormais joindre les deux nations : « Il n’y a plus de Pyrénées (9). »
Rien ne peut assurément faire mieux connaître son caractère que le Mémoire suivant, qu’on a tout entier écrit de sa main (10).
« Les rois sont souvent obligés à faire des choses contre leur inclination, et qui blessent leur bon naturel. Ils doivent aimer à faire plaisir, et il faut qu’ils châtient souvent, et perdent des gens à qui naturellement ils veulent du bien. L’intérêt de l’Etat doit marcher le premier. On doit forcer son inclination, et ne pas se mettre en état de se reprocher, dans quelque chose d’importance, qu’on pouvait faire mieux ; mais quelques intérêts particuliers m’en ont empêché, et ont détourné les vues que je devais avoir pour la grandeur, le bien, et la puissance de l’Etat. Souvent il y a des endroits qui font peine ; il y en a de délicats qu’il est difficile de démêler ; on a des idées confuses. Tant que cela est, on peut demeurer sans se déterminer ; mais dès que l’on se fixe l’esprit à quelque chose, et qu’on croit voir le meilleur parti, il le faut prendre. C’est ce qui m’a fait réussir souvent dans ce que j’ai entrepris. Les fautes que j’ai faites, et qui m’ont donné des peines infinies, ont été par complaisance, et pour me laisser aller trop nonchalamment aux avis des autres. Rien n’est si dangereux que la faiblesse de quelque nature qu’elle soit. Pour commander aux autres, il faut s’élever au-dessus d’eux ; et après avoir entendu ce qui vient de tous les endroits, on se doit déterminer par le jugement qu’on doit faire sans préoccupation, et pensant toujours à ne rien ordonner ni exécuter qui soit indigne de soi, du caractère qu’on porte, ni de la grandeur de l’Etat. Les princes qui ont de bonnes intentions et quelque connaissance de leurs affaires, soit par expérience, soit par étude et une grande application à se rendre capables, trouvent tant de différentes choses par lesquelles ils se peuvent faire connaître, qu’ils doivent avoir un soin particulier et une application universelle à tout. Il faut se garder contre soi-même, prendre garde à son inclination, et être toujours en garde contre son naturel. Le métier de roi est grand, noble et flatteur (11), quand on se sent digne de bien s’acquitter de toutes les choses auxquelles il engage ; mais il n’est pas exempt de peines, de fatigues, d’inquiétudes. L’incertitude désespère quelquefois ; et quand on a passé un temps raisonnable à examiner une affaire, il faut se déterminer, et prendre le parti qu’on croit le meilleur (12).
Quand on a l’Etat en vue, on travaille pour soi ; le bien de l’un fait la gloire de l’autre : quand le premier est heureux, élevé et puissant, celui qui en est cause en est glorieux, et par conséquent doit plus goûter que ses sujets, par rapport à lui et à eux, tout ce qu’il y a de plus agréable dans la vie. Quand on s’est mépris, il faut réparer sa faute le plus tôt qu’il est possible, et que nulle considération n’en empêche, pas même la bonté.
En 1671, un homme mourut, qui avait la charge de secrétaire d’Etat, ayant le département des étrangers. Il était homme capable, mais non pas sans défauts : il ne laissait pas de bien remplir ce poste, qui est très important.
Je fus quelque temps à penser à qui je ferais avoir cette charge ; et après avoir bien examiné, je trouvai qu’un homme, qui avait longtemps servi dans des ambassades, était celui qui la remplirait le mieux (13).
Je lui fis mander de venir. Mon choix fut approuvé de tout le monde ; ce qui n’arrive pas toujours. Je le mis en possession de cette charge à son retour. Je ne le connaissais que de réputation, et par les commissions dont je l’avais chargé, et qu’il avait exécutées ; mais l’emploi que je lui ai donné s’est trouvé trop grand et trop étendu pour lui. Je n’ai pas profité de tous les avantages que je pouvais avoir, et tout cela par complaisance et bonté. Enfin, il a fallu que je lui ordonne de se retirer, parce que tout ce qui passait par lui perdait de la grandeur et de la force qu’on doit avoir en exécutant les ordres d’un roi de France. Si j’avais pris le parti de l’éloigner plus tôt, j’aurais évité les inconvénients qui me sont arrivés, et je ne me reprocherais pas que ma complaisance pour lui a pu nuire à l’Etat. J’ai fait ce détail pour faire voir un exemple de ce que j’ai dit ci-devant. »
Ce monument si précieux, et jusqu’à présent inconnu, dépose à la postérité en faveur de la droiture et de la magnanimité de son âme. On peut même dire qu’il se juge trop sévèrement, qu’il n’avait nul reproche à se faire sur M. de Pomponne, puisque les services de ce ministre et sa réputation avaient déterminé le choix de ce prince, confirmé par l’approbation universelle et s’il se condamne sur le choix de M. de Pomponne, qui eut au moins le bonheur de servir dans les temps les plus glorieux, que ne devait-il pas se dire sur M. de Chamillart, dont le ministère fut si infortuné, et condamné si universellement ?
Il avait écrit plusieurs mémoires dans ce goût, soit pour se rendre compte à lui-même, soit pour l’instruction du dauphin, duc de Bourgogne. Ces réflexions vinrent après les événements. Il eût approché davantage de la perfection où il avait le mérite d’aspirer, s’il eût pu se former une philosophie supérieure à la politique ordinaire et aux préjugés ; philosophie que dans le cours de tant de siècles on voit pratiquée par si peu de souverains, et qu’il est bien pardonnable aux rois de ne pas connaître, puisque tant d’hommes privés l’ignorent.
Voici une partie des instructions qu’il donne à son petit-fils Philippe V, partant pour l’Espagne. Il les écrivit à la hâte avec une négligence qui découvre bien mieux l’âme qu’un discours étudié. On y voit le père et le roi (14).
· Aimez les Espagnols et tous vos sujets attachés à vos couronnes et à votre personne. Ne préférez pas ceux qui vous flatteront le plus ; estimez ceux qui, pour le bien, hasarderont de vous déplaire. Ce sont là vos véritables amis.
· Faites le bonheur de vos sujets ; et dans cette vue n’ayez de guerre que lorsque vous y serez forcé et que vous en aurez bien considéré et bien pesé les raisons dans votre conseil.
· Essayez de remettre vos finances ; veillez aux Indes et à vos flottes ; pensez au commerce, vivez dans une grande union avec la France, rien n’étant si bon pour nos deux puissances que cette union à laquelle rien ne pourra résister (15).
· Si vous êtes contraint de faire la guerre, mettez-vous à la tête de vos armées.
· Songez à rétablir vos troupes partout, et commencez par celles de Flandre.
· Ne quittez jamais vos affaires pour votre plaisir ; mais faites-vous une sorte de règle qui vous donne des temps de liberté et de divertissement.
· Il n’y en a guère de plus innocents que la chasse et le goût de quelque maison de campagne, pourvu que vous n’y fassiez pas trop de dépense.
· Donnez une grande attention aux affaires quand on vous en parle ; écoutez beaucoup dans les commencements, sans rien décider.
· Quand vous aurez plus de connaissance, souvenez-vous que c’est à vous à décider ; mais quelque expérience que vous ayez, écoutez toujours tous les avis et tous les raisonnements de votre conseil, avant que de faire cette décision.
· Faites tout ce qui vous est possible pour bien connaître les gens les plus importants, afin de vous en servir à propos.
· Tâchez que vos vice-rois et gouverneurs soient toujours Espagnols.
· Traitez-bien tout le monde ; ne dites jamais rien de fâcheux à personne ; mais distinguez les gens de qualité et de mérite.
· Témoignez de la reconnaissance pour le feu roi et pour tous ceux qui ont été d’avis de vous choisir pour lui succéder.
· Ayez une grande confiance au cardinal Porto-Carrero, et lui marquez le gré que vous lui savez de la conduite qu’il a tenue.
· Je crois que vous devez faire quelque chose de considérable pour l’ambassadeur qui a été assez heureux pour vous demander, et pour vous saluer le premier en qualité de sujet.
· N’oubliez pas Bedmar, qui a du mérite, et qui est capable de vous servir.
· Ayez une entière créance au duc d’Harcourt ; il est habile homme, et honnête homme, et ne vous donnera des conseils que par rapport à vous.
· Tenez tous les Français dans l’ordre.
· Traitez bien vos domestiques, mais ne leur donnez pas trop de familiarité, et encore moins de créance. Servez-vous d’eux tant qu’ils seront sages : renvoyez-les à la moindre faute qu’ils feront, et ne les soutenez jamais contre les Espagnols.
· N’ayez de commerce avec la reine douairière que celui dont vous ne pouvez vous dispenser. Faites en sorte qu’elle quitte Madrid, et qu’elle ne sorte pas d’Espagne. En quelque lieu qu’elle soit, observez sa conduite, et empêchez qu’elle ne se mêle d’aucune affaire. Ayez pour suspects ceux qui auront trop de commerce avec elle.
· Aimez toujours vos parents. Souvenez-vous de la peine qu’ils ont eue à vous quitter. Conservez un grand commerce avec eux dans les grandes choses et dans les petites. Demandez-nous ce que vous aurez besoin ou envie d’avoir qui ne se trouve pas chez vous ; nous en userons de même avec vous.
· N’oubliez jamais que vous êtes Français, et ce qui peut vous arriver. Quand vous aurez assuré la succession d’Espagne par des enfants, visitez vos royaumes, allez à Naples et en Sicile : passez à Milan, et venez en Flandre (16) ; ce sera une occasion de nous revoir : en attendant visitez la Catalogne, l’Aragon, et autres lieux. Voyez ce qu’il y aura à faire pour Ceuta.
· Jetez quelque argent au peuple quand vous serez en Espagne, et surtout en entrant dans Madrid.
· Ne paraissez pas choqué des figures extraordinaires que vous trouverez. Ne vous en moquez point. Chaque pays a ses manières particulières ; et vous serez bientôt accoutumé à ce qui vous paraîtra d’abord le plus surprenant.
· Evitez, autant que vous pourrez, de faire des grâces à ceux qui donnent de l’argent pour les obtenir. Donnez à propos et libéralement ; et ne recevez guère de présents, à moins que ce soit des bagatelles. Si quelquefois vous ne pouvez éviter d’en recevoir, faites-en à ceux qui vous en auront donné de plus considérables, après avoir laissé passer quelques jours.
· Ayez une cassette pour mettre ce que vous aurez de particulier, dont vous aurez seul la clef.
· Je finis par un des plus importants avis que je puisse vous donner. Ne vous laissez point gouverner. Soyez le maître ; n’ayez jamais de favori ni de premier ministre (17). Ecoutez, consultez votre conseil, mais décidez. Dieu, qui vous a fait roi, vous donnera les lumières qui vous sont nécessaires, tant que vous aurez de bonnes intentions (18). »
1 – Voyez l’Histoire du Parlement, chapitre LIX. (G.A.)
2 – Voltaire écrit tout cela par reconnaissance envers la cour de Sceaux, dont il fut un des favoris. (G.A.)
3 – Les Mémoires de madame de Maintenon, tome V, page 194, disent que Louis XIV voulut faire le duc du Maine lieutenant général du royaume. Il faut avoir des garants authentiques pour avancer une chose aussi extraordinaire et aussi importante. Le duc du Maine eût été au-dessus du duc d’Orléans : c’eût été tout bouleverser ; aussi le fait est-il faux.
4 – Voltaire a beau tâcher d’expliquer la parole du roi au duc d’Orléans, il ne peut ôter de l’idée que le roi a menti in articulo mortis. M. Michelet raconte que Louis XIV s’était fait affilier aux jésuites, et qu’il put participer au privilège de mentir sans pécher. (G.A.)
5 – Le maréchal de Berwick dit, dans ses Mémoires, qu’il tient de la reine d’Angleterre que cette princesse ayant félicité Louis XIV sur la sagesse de son testament : « On a voulu absolument que je le fisse, répondit-il ; mais dès que je serai mort, il n’en sera ni plus ni moins. » (K.)
6 – Au lieu des deux alinéas suivants, on lisait dans les premières éditions
« Il est à croire que ces paroles n’ont pas peu contribué, trente ans après, à cette paix que Louis XV a donnée à ses ennemis, dans laquelle on a vu un roi victorieux rendre toutes ses conquêtes pour tenir sa parole, rétablir tous ses alliés, et devenir l’arbitre de l’Europe par son désintéressement plus encore que par ses victoires. »
Voyez le Supplément au Siècle de Louis XIV, deuxième partie. (G.A.)
7 – J’ai vu de petites tentes dressées sur le chemin de Saint-Denis. On y buvait, on y chantait, on riait. Les sentiments des citoyens de Paris avaient passé jusqu’à la populace. Le jésuite Le Tellier était la principale cause de cette joie universelle. J’entendis plusieurs spectateurs dire qu’il fallait mettre le feu aux maisons des jésuites avec les flambeaux qui éclairaient la pompe funèbre.
8 - Anecdotes sur Louis XIV, publiés en 1748. (G.A.)
9 – Ce mot ne se trouve pas dans les Mémoires antérieurs à Voltaire. On ne le croit pas authentique. (G.A.)
10 – Il est déposé à la Bibliothèque du roi, depuis plusieurs années. Voici la copie littérale du commencement et de la fin du Mémoire :
« Les roys sont souuent obligés à faire des choses contre leur inclination et qui blesse leur bon naturel ils doiuent aimer à faire plesir et il faut quils chatie suuent et perde des gens a qui naturellement ils ueulent du bien linterest de Lestat doit marcher le premier on doit forser son iclination et ne ce pas mettre en estat de ce reprocher dans quelque chose dimportant quon pouuoit faire mieux mais que quelques interest particuliers en ont empesché et ont destourné les ueues quon deuoit auoir pour la grandeur le bien et la puissance de lestat souuent ou il y a des androits quils font peines il y en a de delicats quil est difficile a desmesler on a des idées confuses tant que cela est on peut demeurer sans ce desterminer mais desque lon cest fixé lesprit a quelquechose et quon croit uoir le meilleur party il le faut prendre, cest ce qui ma fait reussir souuent dans ce que jay fait. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . En 1761 un ministre mourut qui auoit une charge de secrétaire destat aiant le despartement des estrangers il estoit homme capable mais non pas sen defaut il ne laissoit pas de bien remplir ce poste qui est très important je fus quelque temps a penser a qui je ferois avoir la charge et après avoir bien examiné je trouué quun homme qui auroit longtemps seruy dans des ambassades estoit, celuy qui la rempliroit la mieux je lenuoyé querir mon choix fut aprouvé de tout le monde ce qui narrive pas toujours je le mis en possession de la charge a son retour je ne le connoissois que de reputation et par les commissions dont je l’auois chargé quil anoit bien exécutée mais lemploy que je luy ay donné sest trouué trop grand et trop estendu pour luy jay soufer plusieurs années de sa foiblesse de son opiniastreté et de son inaplication il men a cousté des choses considérables je nay pas profité de tous les auantages que je pouuaix avoir et tout cela par complaisance et bonté enfin il a falu que je luy ordonnase de se retirer parceque tout ce qui passoit par luy perdoit de la grandeur et de la force quon doit auoir en executant les ordres d’un roy de France qui naist pas malheureux si jauois pris le party de lesloigner plustost jaurois esvité les inconueniens qui me sont arriués et je ne me reprocherois pas que ma complaisance pour luy a pu nuire a lestat jay fait ce destail pour faire uoir un exemple de ce que jay fait ce destail pour faire uoir un exemple de ce que jay dit cydeuant. » − Voltaire tenait ce fragment des Mémoires de Louis XIV, du duc de Noailles. On publia les Mémoires complets, en 1806, dans les œuvres de Louis XIV, et de nos jours en 1859. Maintenant, ces Mémoires ont-ils toute l’importance, tout l’intérêt que Voltaire et que tant d’autres historiens leur attribuent ? M. Michelet appelle ces Mémoires le livre grotesque de Pellisson. « Le roi certainement en endura la lecture, dit-il. Une partie même du manuscrit semble écrit de sa main. Mais on sait que sa main, c’était le bonhomme Rose, son faussaire patenté, dont l’écriture ne peut se distinguer de celle du roi. L’abbé Le Gendre, très instruit des choses du temps et confident d’Harlay de Chanvalon, affirme que Louis XIV savait à peine lire et écrire. » (G.A.)
11 – Le manuscrit et la copie, a fait remarquer M. Renouard, portent délicieux au lieu de flatteur. (G.A.)
12 – L’abbé Castel de Saint-Pierre, connu par plusieurs ouvrages singuliers, dans lesquels on trouve beaucoup de vues philosophiques et très peu de praticables, a laissé des Annales politiques depuis 1658 jusqu’à 1739. Il condamne sévèrement en plusieurs endroits l’administration de Louis XIV. Il ne veut pas surtout qu’on l’appelle Louis-le-Grand. Si grand signifie parfait, il est sûr que ce titre ne lui convient pas ; mais par ces Mémoires écrits de la main de ce monarque, il paraît qu’il avait d’aussi bons principes de gouvernement, pour le moins, que l’abbé de Saint-Pierre. Ces Mémoires de l’abbé de Saint-Pierre n’ont rien de curieux que la bonne foi grossière avec laquelle cet homme se croit fait pour gouverner. − Les Annales de l’abbé de Saint-Pierre ont paru deux ans après cette note. (G.A.)
13 – M. de Pomponne.
14 – Ces instructions se composent de trente-trois articles, dont voici les six premiers, omis par Voltaire :
- Ne manquez à aucun de vos devoirs, surtout envers Dieu.
- Conservez-vous dans la pureté de votre éducation.
- Faites honorer Dieu partout où vous aurez du pouvoir ; procurez sa gloire ; donnez-en l’exemple : c’est un des plus grands biens que les rois puissent faire.
- Déclarez-vous en toute occasion pour la vertu et contre le vice.
- N’ayez jamais d’attachement pour personne.
- Aimez votre femme ; vivez bien avec elle ; demandez-en une à Dieu qui vous convienne. Je ne crois pas que vous deviez prendre une Autrichienne. (E.B.)
15 – On voit qu’il se trompe dans cette conjecture.
16 – Cela seul peut servir à confondre tant d’historiens qui, sur la foi des Mémoires infidèles écrits en Hollande, ont rapporté un prétendu traité (signé par Philippe V avant son départ), par lequel traité de ce prince cédait à son grand-père la Flandre et le Milanais.
17 – Philippe V était trop jeune et trop peu instruit pour se passer de premier ministre ; et en général l’unité de vues, de principes, si nécessaire dans un bon gouvernement, doit obliger tout prince qui ne gouverne pas réellement par lui-même à mettre un seul homme à la tête de toutes les affaires. (K.)
18 – Le roi d’Espagne profita de ces conseil : c’était un prince vertueux.
*** - Louis-Auguste de Bourbon - Duc du Maine. (1670 - 1736)
*** - Louis-Alexandre de Bourbon - Comte de Toulouse. (1678-1737)