SIECLE DE LOUIS XIV : Affaire Rousseau-La Motte-Houdar-Saurin

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CATALOGUE

 

DE LA PLUPART DES ÉCRIVAINS FRANÇAIS

QUI ONT PARU DANS LE

 

 

SIÈCLE DE LOUIS XIV

 

 

Pour servir à l’histoire littéraire de ce temps

 

 

 

 

 

 

 

 

 

ROUSSEAU (Jean-Baptiste)

 

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           Né à Paris en 1660 (1).

 

           De beaux vers, de grandes fautes et de longs malheurs le rendirent très fameux. Il faut, ou lui imputer les couplets qui le firent bannir, couplets semblables à plusieurs qu’il avait avoués, ou flétrir deux tribunaux qui prononcèrent contre lui. Ce n’est pas que deux tribunaux, et même des corps plus nombreux, ne puissent commettre unanimement de très violentes injustices, quand l’esprit de parti domine. Il y avait un parti furieux acharné contre Rousseau. Peu d’hommes ont autant excité et senti la haine. Tout le public fut soulevé contre lui jusqu’à son bannissement, et même encore quelques années après ; mais enfin les succès de La Motte, son rival, l’accueil qu’on lui faisait, sa réputation qu’on croyait usurpée, l’art qu’il avait eu de s’établir une espèce d’empire dans la littérature, révoltèrent contre lui tous les gens de lettres, et les ramenèrent à Rousseau, qu’ils ne craignaient plus. Ils lui  rendirent presque tout le public. La Motte leur parut trop heureux, parce qu’il était riche et accueilli. Ils oubliaient que cet homme était aveugle et accablé de maladies. Ils voyaient dans Rousseau un banni infortuné, sans songer qu’il est plus triste d’être aveugle et malade que de vivre à Vienne et à Bruxelles. Tous deux étaient en effet très malheureux ; l’un par la nature, l’autre par l’aventure funeste qui le fit condamner. Tous deux servent à faire voir combien les hommes sont injustes, combien ils varient dans leurs jugements, et qu’il y a de la folie à se tourmenter pour arracher leurs suffrages. Mort à Bruxelles, en 1740 (2)

 

           Rousseau eut rarement dans ses ouvrages de l’aménité, des grâces, du sentiment, de l’invention ; il savait très bien tourner une épigramme licencieuse et une stance. Ses épîtres sont écrites avec une plume de fer trempée dans le fiel le plus dégoûtant. Il appelle mesdemoiselles Louvancourt, qui étaient trois sœurs très aimables, trio de louves acharnées : il appelle le conseiller d’Etat Rouillé Tabarin mordant, caustique et rustre, après lui avoir prodigué des louanges dans une ode assez médiocre. Les mots de  maroufle, de bélître, salissent ses épîtres. Il faut, sans doute, opposer une noble fierté à ses ennemis : mais ces basses injures sans gaieté, sans agréments, sont le contraire d’une âme noble.

 

           Quant aux couplets qui le firent bannir, voyez les articles La Motte et Saurin (ci-dessous).

 

           On se contentera de remarquer ici que Rousseau ayant avoué qu’il avait fait cinq de ces malheureux couplets, il était coupable de tous les autres au tribunal de tous les  juges et de tous les honnêtes gens. Sa conduite après sa condamnation n’est nullement une preuve en sa faveur ; on a entre les mains des lettres du sieur Médine, de Bruxelles, du 7 Mai 1737, conçues en ces termes : « Rousseau n’avait d’autre table que la mienne, d’autre asile que chez moi ; il m’avait baisé et embrassé cent fois le jour qu’il força mes créanciers à me faire arrêter. »

 

           Qu’on joigne à cela un pèlerinage fait par Rousseau à Notre-Dame de Hall, et qu’on juge s’il doit en être cru sur sa parole dans l’affaire des couplets (3).

 

 

1 – En 1671. (G.A.)

 

2 – En 1741. (G.A.)

 

3 – On pourrait ajouter  que Rousseau, ayant été maltraité en public par La Faye, insulté dans les couplets, consentit à recevoir de l’argent, et renonça aux poursuites qu’il avait commencées ; ces excès de bassesse le rendent indigne de toute croyance. (K.)

 

 

 

 

 

 

LA MOTTE-HOUDAR (Antoine de) (1)

 

 

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           Né à Paris, en 1672.

 

           Célèbre par sa tragédie d’Inès de Castro, l’une des plus intéressantes qui soient restées au théâtre, par de très jolis opéras, et surtout par quelques odes qui lui firent d’abord une grande réputation ; il y a presque autant de choses que de vers ; il est philosophe et poète. Sa prose est encore très estimée. Il fit les Discours du marquis de Mimeure et du cardinal Dubois, lorsqu’ils furent reçus à l’Académie française ; le Manifeste de la guerre de 1718 ; le Discours que prononça le cardinal de Tencin au petit concile d’Embrun. Ce fait est mémorable : un archevêque condamne un évêque, et c’est un auteur d’opéras et de comédies qui fait le sermon de l’archevêque. Il avait beaucoup d’amis, c’est-à-dire qu’il y avait beaucoup de gens qui se plaisaient dans sa société. Je l’ai vu mourir sans qu’il eût personne auprès de son lit, en 1731. L’abbé Trublet dit qu’il y avait du monde (2) ; apparemment il y vint à d’autres heures que moi (3).

 

           L’intérêt seul de la vérité oblige à passer ici les bornes ordinaires de ces articles (4).

 

           Cet homme de mœurs si douces, et de qui jamais personne n’eut à se plaindre, a été accusé après sa mort, presque juridiquement, d’un crime énorme, d’avoir composé les horribles couplets qui perdirent Rousseau en 1710, et d’avoir conduit plusieurs années toute la manœuvre qui fit condamner un innocent. Cette accusation a d’autant plus de poids qu’elle est faite par un homme très instruit de cette affaire, et faite comme une espèce de testament de mort. Nicolas Boindin, procureur du roi des trésoriers de France, en mourant en 1751, laisse un Mémoire très circonstancié, dans lequel il charge, après plus de quarante années, La Motte-Houdar, de l’Académie française, Joseph Saurin, de l’Académie des sciences, et Malafer, marchand bijoutier, d’avoir ourdi toute cette trame, et le Châtelet et le parlement d’avoir rendu consécutivement les jugements les plus injustes.

 

           1°/ Si N. Boindin était en effet persuadé de l’innocence de Rousseau, pourquoi tant tarder à la faire connaître, pourquoi ne pas la manifester au moins immédiatement après la mort de ses ennemis ? Pourquoi ne pas donner ce Mémoire écrit il y a plus de vingt années ?

 

           2°/ Qui ne voit clairement que le Mémoire de Boindin est un libelle diffamatoire, et que cet homme haïssait également tous ceux dont il parle dans cette dénonciation faite à la postérité ?

 

           3°/ Il commence par des faits dont on connaît toute la fausseté. Il prétend que le comte de Nocé, et N. Melon, secrétaire du régent, étaient les associés de Malafer, petit marchand joaillier. Tous ceux qui les ont fréquentés savent que c’est une indigne calomnie. Ensuite il confond N. La Faye, secrétaire du cabinet du roi, avec son frère le capitaine aux gardes. Enfin comment peut-on imputer à un joaillier d’avoir eu part à toute cette manœuvre des couplets.

 

           4°/ Boindin prétend que ce joaillier et Saurin le géomètre s’unirent avec La Motte pour empêcher Rousseau d’obtenir la pension de Boileau, qui vivait encore en 1710. Serait-il possible que trois personnes de professions si différentes se fussent unies et eussent médité ensemble une manœuvre si réfléchie, si infâme, et si difficile, pour priver un citoyen, alors obscur, d’une pension qui ne vaquait pas, que Rousseau n’aurait pas eue, et à laquelle aucun de ces trois associés ne pouvait prétendre ?

 

           5°/ Après être convenu que Rousseau avait fait les cinq premiers couplets, suivis de ceux qui lui attirèrent sa disgrâce, il fait tomber sur La Motte-Houdar le soupçon d’une douzaine d’autres dans le même goût ; et, pour unique preuve de cette accusation, il dit que ces douze couplets contre une douzaine de personnes qui devaient s’assembler dans cette maison. Or, dit-il, Rousseau n’avait pu en une heure de temps composer et transcrire ces vers diffamatoires. C’est La Motte qui les apporta ; donc La Motte en est l’auteur. Au contraire, c’est, ce me semble, parce qu’il a la bonne foi de les apporter, qu’il ne doit pas être soupçonné de la scélératesse de les avoir faits. On les a jetés à sa porte, ainsi qu’à la porte de quelques autres particuliers. Il a ouvert le paquet ; il a trouvé des injures atroces contre tous ses amis et contre lui-même ; il vient en rendre compte : rien n’a plus l’air de l’innocence.

 

           6°/ Ceux qui s’intéressent à l’histoire de ce mystère d’iniquité doivent savoir que l’on s’assemblait depuis un mois chez N. de Villiers, et que ceux qui s’y assemblaient étaient, pour la plupart, les mêmes que Rousseau avait déjà outragés dans cinq couplets qu’il avait imprudemment récités à quelques personnes. Le premier même de ces douze nouveaux couplets marquait assez que les intéressés s’assemblaient tantôt au café, tantôt chez Villiers.

 

 

Sots assemblés chez de Villiers,

Parmi les sots troupe d’élite,

D’un vil café dignes piliers,

Craignez la fureur qui m’irrite.

Je vais vous poursuivre en tous lieux,

Vous noircir, vous rendre odieux ;

Je veux que partout on vous chante.

Vous percer et rire à vos yeux

Est une douceur qui m’enchante.

 

 

           7°/ Il est très faux que les cinq premiers couplets reconnus pour être de Rousseau, ne fissent qu’effleurer le ridicule de cinq ou six particuliers, comme le dit le Mémoire, on y voit les mêmes horreurs que dans les autres.

 

 

Que le bourreau, par son valet,

Fasse un jour serrer le sifflet

De Bérin et de sa séquelle ;

Que Pécourt, qui fait le ballet,

Ait le fouet au pied de l’échelle.

 

 

           C’est là le style des cinq premiers couplets avoués par Rousseau. Certainement ce n’est pas là de la fine plaisanterie. C’est le même style que celui de tous les couplets qui suivirent.

 

           8°/ Quant aux derniers couplets sur le même air, qui furent, en 1710, la matière du procès intenté à Saurin, de l’Académie des sciences, le Mémoire ne dit rien que ce que les pièces du procès ont appris depuis longtemps. Il prétend seulement que le malheureux (5) qui fut condamné au bannissement, pour avoir été suborné par Rousseau, devait être condamné aux galères, si en effet il avait été faux témoin. C’est en quoi le sieur Boindin se trompe ; car, en premier lieu, il eût été d’une injustice ridicule de condamner aux galères le suborné, quand on ne décernait que la peine du bannissement au suborneur : en second lieu, ce malheureux ne s’était pas porté accusateur contre Saurin. Il n’avait pu être entièrement suborné. Il avait fait plusieurs déclarations contradictoires ; la nature de sa faute et la faiblesse de son esprit ne comportaient pas une peine exemplaire.

 

           9°/ N. Boindin fait entendre expressément dans son Mémoire que la maison de Noailles et les jésuites servirent à perdre Rousseau dans cette affaire, et que Saurin fit agir le crédit et la faveur. Je sais avec certitude, et plusieurs personnes vivantes encore le savent comme moi, que ni la maison de Noailles ni les jésuites ne sollicitèrent. La faveur fut d’abord tout entière pour Rousseau ; car, quoique le cri public s’élevât contre lui, il avait gagné deux secrétaires d’Etat, M. de Pontchartrain et M. Voisin, que ce cri public n’épouvantait pas. Ce fut sur leurs ordres, en forme de sollicitations, que le lieutenant criminel Lecomte décréta et emprisonna Saurin, l’interrogea, le confronta, le récola, le tout en moins de vingt-quatre heures, par une procédure précipitée. Le chancelier réprimanda le lieutenant criminel sur cette procédure violente et inusitée.

 

           Quant aux jésuites, il est si faux qu’ils se fussent déclarés contre Rousseau, qu’immédiatement après la sentence contradictoire du Châtelet, par laquelle il fut unanimement condamné, il fit une retraite au noviciat des jésuites, sous la direction du P. Sanadon, dans le temps qu’il appelait au parlement. Cette retraite chez les jésuites prouve deux choses : la première, qu’ils n’étaient pas ses ennemis ; la seconde, qu’il voulait opposer les pratiques de la religion aux accusations de libertinage que d’ailleurs on lui suscitait. Il avait déjà fait ses meilleurs psaumes, en même temps que ses épigrammes licencieuses, qu’il appelait les gloria patri de ses psaumes, et Danchet lui avait adressé ces vers :

 

 

A te masquer habile,

Traduis tour à tour

Pétrone à la ville,

David à la cour, etc.

 

 

           Il ne serait donc pas étonnant qu’ayant pris le manteau de la religion, comme tant d’autres, tandis qu’il portait celui de cynique, il eût depuis conservé le premier, qui lui était devenu absolument nécessaire. On ne veut tirer aucune conséquence de cette induction, il n’y a que Dieu qui connaisse le cœur de l’homme.

 

           10°/ Il est important d’observer que pendant plus de trente années que La Motte-Houdar, Saurin, et Malafer, ont survécu à ce procès, aucun d’eux n’a été soupçonné ni de la moindre mauvaise manœuvre, ni de la plus légère satire. La Motte-Houdar n’a jamais même répondu à ces invectives atroces, connues sous le nom de Calottes, et sous d’autres titres, dont un ou deux hommes, qui étaient en horreur à tout le monde, l’accablèrent si longtemps. Il ne déshonora jamais son talent par la satire, et même, lorsqu’en 1709, outragé continuellement par Rousseau, il fit cette belle ode,

 

 

On ne choisit point son père ;

Par un reproche populaire

Le sage n’est point abattu.

Oui, quoi que le vulgaire pense,

Rousseau, la plus vile naissance

Donne du lustre à la vertu, etc.

 

 

quand, dis-je, il fît cet ouvrage, ce fut bien plutôt une leçon de morale et de philosophie qu’une satire. Il exhortait Rousseau qui reniait son père, à ne point rougir de sa naissance. Il l’exhortait à dompter l’esprit d’envie et de satire. Rien ne ressemble moins à la rage qui respire dans les couplets dont on l’accuse.

 

           Mais Rousseau, après une condamnation qui devait le rendre sage, soit qu’il fût innocent ou coupable, ne put dompter son penchant : il outragea souvent, par des épigrammes, les mêmes personnes attaquées dans les couplets, La Faye, Danchet, La Motte-Houdar, etc. Il fit des vers contre ses anciens et nouveaux protecteurs. On en retrouve quelques-uns dans des lettres, peu dignes d’être connues, qu’on a imprimées ; et la plupart de ces vers sont du style de ces couplets pour lesquels le parlement l’avait condamné ; témoin ceux-ci contre l’illustre musicien Rameau :

 

 

Distillateurs d’accords baroques,

Dont tant d’idiots sont férus,

Chez les Thraces et les Iroques

Portez vos opéras bourrus, etc.

 

 

           On en retrouve du même goût dans le recueil intitulé Portefeuille de Rousseau (6), contre l’abbé d’Olivet, qui avait formé un projet de le faire revenir en France. Enfin, lorsque sur la fin de sa vie, il vint se cacher quelque temps à Paris, affichant la dévotion, il ne peut s’empêcher de faire encore des épigrammes violentes. Il est vrai que l’âge avait gâté son style, mais il ne réforma point son caractère, soit que par un mélange bizarre, mais ordinaire chez les hommes, il joignît cette atrocité à la dévotion, soit que, par une méchanceté non moins ordinaire, cette dévotion fût hypocrisie.

 

           11°/ Si Saurin, La Motte, et Malafer, avaient comploté le crime dont on les accuse, ces trois hommes, ayant été depuis assez mal ensemble, il est bien difficile qu’il n’eût rien transpiré de leur crime. Cette réflexion n’est pas une preuve ; mais, jointe aux autres, elle est d’un grand poids.

 

           12°/ Si un garçon aussi simple et aussi grossier que le nommé Guillaume Arnoult, condamné comme témoin suborné par Rousseau, n’avait point été en effet coupable, il l’aurait dit, il l’aurait crié toute sa vie à tout le monde. Je l’ai connu. Sa mère aidait dans la cuisine de mon père, ainsi qu’il est dit dans le factum de Saurin ; et sa mère et lui ont dit plusieurs fois à toute ma famille, en ma présence, qu’il avait été justement condamné.

 

           Pourquoi donc, au bout de quarante-deux ans, N. Boindin a-t-il voulu laisser, en mourant, cette accusation authentique contre trois hommes qui ne sont plus ? C’est que le Mémoire était composé il y a plus de vingt ans ; c’est que Boindin les haïssait tous trois ; c’est qu’il ne pouvait pardonner à La Motte de n’avoir pas sollicité pour lui une place à l’Académie française, et de lui avoir avoué que ses ennemis, qui l’accusaient d’athéisme, lui donneraient l’exclusion. Il s’était brouillé avec Saurin, qui était, comme lui, un esprit altier et inflexible. Il s’était brouillé de même avec Malafer, homme dur et impoli. Il était devenu l’ennemi de Lériget de La Faye, qui avait fait contre lui cette épigramme :

 

 

Oui, Vadius, on connaît votre esprit ;

Savoir s’y joint ; et quand le cas arrive

Qu’œuvre paraît par quelque coin fautive,

Plus aigrement qui jamais la reprit ?

Mais on ne voit qu’en vous aussi se montre

L’art de louer le beau qui s’y rencontre,

Dont cependant maints beaux esprits font cas.

De vos pareils que voulez-vous qu’on pense ?

Et quoi ! Qu’ils sont connaisseurs délicats ?

Pas n’en voudrais tirer la conséquence ;

Mais bien qu’ils sont gens à fuir de cent pas.

 

 

           C’était là en effet le caractère de Boindin, et c’est lui qui est peint dans le Temple du goût, sous le nom de Bardou. Il fut dans son Mémoire la dupe de sa haine, incapable de dire ce qu’il ne croyait pas, et incapable de changer d’avis sur ce que son humeur lui inspirait. Ses mœurs étaient irréprochables ; il vécut toujours en philosophe rigide ; il fit des actions de générosité ; mais cette humeur dure et insociable lui donnait des préventions dont il ne revenait jamais.

 

           Toute cette funeste affaire, qui a eu de si longues suites, et dont il n’y a guère d’hommes, qui a eu de si longues suites, et dont il n’y a guère d’hommes plus instruits que moi, dut son origine au plaisir innocent que prenaient plusieurs personnes de mérite de s’assembler dans un café. On n’y respectait pas assez la première loi de la société, de  se ménager les uns les autres. On se critiquait durement, et de simples impolitesses donnèrent lieu à des haines durables et à des crimes. C’est au lecteur à juger si dans cette affaire il y a eu trois criminels ou un seul.

 

           On a dit qu’il se pourrait à toute force que Saurin eût été l’auteur des derniers couplets attribués à Rousseau. Il se pourrait que Rousseau ayant été reconnu coupable des cinq premiers, qui étaient de la même atrocité, Saurin eût fait les derniers pour le perdre, quoiqu’il n’y eût aucune rivalité entre ces deux hommes (7), quoique Saurin fût alors plongé dans les calculs de l’algèbre, quoique lui-même fût cruellement outragé dans ces derniers couplets, quoique tous les offensés les imputassent unanimement à Rousseau, enfin quoiqu’un jugement solennel ait déclaré Saurin innocent. Mais, si la chose est physiquement dans l’ordre des possibles, elle n’est nullement vraisemblable. Rousseau l’en accusa toute sa vie : il le chargea de ce crime par son testament ; mais le professeur Rollin, auquel Rousseau montra ce testament quand il vint clandestinement à Paris, l’obligea de rayer cette accusation. Rousseau se contenta de protester de son innocence à l’article de la mort ; mais il n’osa jamais accuser La Motte, ni pendant le cours du procès, ni durant le reste de sa vie, ni à ses derniers moments. Il se contenta de faire toujours des vers contre lui. (Voyez l’article Joseph SAURIN, ci-dessous.)

 

 

 

1 – On écrit aussi Houdart et Houdar. (G.A.)

 

2 – Dans ses Mémoires pour servir à l’histoire de Fontenelle, 1759. C’était en réplique à Voltaire. L’article sur La Motte, de l’édition de 1751, ne se composait presque que des deux phrases précédentes. (G.A.)

 

3 – M. de La Motte avait une famille nombreuse dont il était aimé, et qui lui rendait beaucoup de soins par devoir et par goût. Ses infirmités ne lui avaient rien ôté de sa gaieté et de son amabilité naturelles. Mais Voltaire ne parle ici que des amis de M. de La Motte. (K.)

 

4 – Toute cette longue fin est de 1752. En ce moment, on publiait les Mémoires pour servir à l’histoire des couplets de 1710, attribués faussement à Rousseau. (G.A.)

 

5 – Guillaume Arnoult. (G.A.)

 

6 – Recueil dont nombre de pièces ne sont pas de Rousseau. (G.A.)

 

7 – En 1756, l’article continuait ainsi : « … mais il n’y a aucune raison d’en accuser La Motte. Le but de cet article est seulement de justifier La Motte que je crois innocent. Il sera difficile, après tout, de savoir qui de Joseph Saurin ou de Rousseau était le plus coupable ; mais La Motte ne l’était pas. » Et puis, au lieu de ces lignes, on lut, en 1757, à cause d’un certificat qu’on trouvera plus loin à l’article SAURIN : « Rousseau l’en accusa toute sa vie ; il l’avait même chargé encore de ce crime par son testament ; mais le professeur Rollin l’engagea à rayer cette dernière imputation. Rousseau n’osa jamais accuser La Motte pendant le cours du procès, ni pendant le reste de sa vie, ni à la mort. Voyez l’article SAURIN. » Enfin, Voltaire remania encore l’article en 1763 et 1768, sur les réclamations du fils Saurin, auteur de Spartacus. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

 

SAURIN (Joseph)

 

 

 

 

           Né près d’Orange en 1659, de l’Académie des sciences.

 

           C’était un génie propre à tout ; mais on n’a de lui que des extraits du Journal des savants, quelques mémoires de mathématiques, et son fameux factum contre Rousseau. Ce procès, si malheureusement célèbre, fit rechercher toute sa vie, et servit à susciter contre lui les plus infâmes accusations. Rousseau, réfugié en Suisse, et sachant que son ennemi avait été pasteur de l’Eglise réformée à Bercher, dans le bailliage d’Yverdun, remua tout pour avoir des témoignages contre lui. Il faut savoir que Joseph Saurin, dégoûté de son ministère, livré à la philosophie et aux mathématiques, avait préféré la France sa patrie, la ville de Paris, et l’Académie des sciences, au village de Berger. Pour remplir ce dessein, il avait fallu rentrer dans le sein de l’Eglise romaine, et il y rentra dès l’année 1690. L’évêque de Meaux, Bossuet, crut avoir converti un ministre, et il ne fit que servir à la petite fortune d’un philosophe. Saurin retourna en Suisse plusieurs années après, pour y recueillir quelques biens de sa femme, qu’il avait persuadée de quitter aussi la religion réformée. Les magistrats le décrétèrent de prise de corps, comme un pasteur apostat qui avait fait apostasier sa femme.

 

           Cela se passait en 1712, après le fameux procès de Rousseau ; et Rousseau était à Soleure précisément dans ce temps-là. Ce fut alors que les accusations les plus flétrissantes éclatèrent contre Saurin. On lui imputa d’anciens délits qui auraient mérité la corde ; on produisit ensuite contre lui une ancienne lettre, dans laquelle il avait fait lui-même, disait-on la confession de ces crimes à un pasteur de ses amis.

 

           Enfin, pour comble d’indignité, on eut la bassesse cruelle d’imprimer ces accusations et cette lettre dans plusieurs journaux, dans le supplément de Bayle, dans celui de Moréri ; nouveau moyen malheureusement inventé pour flétrir un homme dans l’Europe. C’est étrangement avilir la littérature que de faire d’un dictionnaire un greffe criminel, et de souiller d’opprobres scandaleux des ouvrages qui ne doivent être que le dépôt des sciences ; ce n’était pas, sans doute, l’intention des premiers auteurs de ces archives de la littérature, qu’on a depuis infectées de tant d’additions aussi erronées qu’odieuses. L’art d’écrire est devenu souvent un vil métier, dans lequel des libraires qui ne savent pas lire payent des mensonges et des futilités, à tant la feuille, à des écrivains mercenaires qui ont fait de la littérature la plus lâche des professions. Il n’est pas permis au moins de consigner dans un dictionnaire des accusations criminelles, et de s’ériger en délateur sans avoir des preuves juridiques. J’ai été à portée d’examiner ces accusations contre Joseph Saurin ; j’ai parlé au seigneur de la terre : lui et tous ses parents m’ont dit unanimement qu’ils n’avaient jamais vu l’original de la lettre imputée à Saurin : ils m’ont tous marqué la plus vive indignation contre l’abus scandaleux dont on a chargé les suppléments aux dictionnaires de Bayle et de Moréri ; et cette juste indignation qu’ils m’ont témoignée doit passer dans le cœur de tous les honnêtes gens. J’ai en main les attestations de trois pasteurs, qui avouent « qu’ils n’ont jamais vu l’original de cette prétendue lettre de Saurin, ni connu personne qui l’eût vue, ni ouï dire qu’elle eût été adressée à aucun pasteur du pays de Vaud, et qu’ils ne peuvent qu’improuver l’usage qu’on a fait de cette pièce (1). »

 

           Joseph Saurin mourut en 1737, en philosophe intrépide qui connaissait le néant de toutes les choses de ce monde, et plein du plus profond mépris pour tous ces vains préjugés, pour toutes ces disputes, pour ces opinions erronées qui surchargent d’un nouveau poids les malheurs innombrables de la vie humaine (2).

 

           Joseph Saurin a laissé un fils d’un vrai mérite, auteur d’une tragédie de Spartacus, dans laquelle il y a des traits comparables à ceux de la plus grande force de Corneille (3).

 

 

1 – Il est bon de remarquer que ce certificat est de 1757, vingt ans après la mort de Saurin ; cependant les prédicants suisses voulurent déposer les trois dignes pasteurs qui avaient signé suivant leur conscience : tant la haine théologique est implacable, et tant l’hypocrite intolérance de Calvin a jeté de profondes racines dans les pays qu’il a infectés de son esprit. (K.)

 

2 – La fin de cet article fut bien des fois remaniée. Et d’abord il ne s’agissait pas de certificat en 1751. Ce ne fut qu’en 1757 que Voltaire reçut cette pièce et qu’il l’imprima pour donner satisfaction à Joseph Saurin fils. Mais, le certificat ayant été attaqué, Voltaire n’en donna plus que l’extrait qu’on lit aujourd’hui. Voici, du reste, ce qui se trouvait dans l’édition de 1757 :

 

« Nous, les pasteurs de l’Eglise de Lausanne, canton de Berne, en Suisse, déclarons que, requis de dire ce que nous pouvons savoir d’une accusation intentée contre feu M. Joseph Saurin, ci-devant pasteur de la baronnie de Bercher, au bailliage d’Yverdun, et touchant une lettre imputée audit sieur Saurin, dans laquelle il paraît s’accuser d’actions criminelles et honteuses, ladite lettre et ladite imputation étant imprimées dans les Suppléments aux Dictionnaires de Bayle et de Moréri, nous déclarons n’avoir jamais vu l’original de cette prétendue lettre, ni connu personne qui l’ait vue, ni ouï dire qu’elle ait été adressée à aucun pasteur de ce pays ; en sorte que nous ne pouvons qu’improuver l’usage qu’on a fait de ladite pièce. En foi de quoi nous nous sommes signés. Ce 30 Mars 1757, à Lausanne. Abraham de Crouzaz, premier pasteur de l’Eglise de Lausanne, et doyen, ; N. Polier de Bottens, premier pasteur de l’Eglise de Lausanne ; Daniel Povillard, pasteur. »

 

Sur cette affaire, voyez encore aux MÉLANGES, Réfutation d’un écrit anonyme concernant la mémoire de feu Joseph Saurin, et Mémoire et Requête. (G.A.)

 

3 – Cet alinéa est de 1763. (G.A.)

 

 

 

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