ODE : Sur les malheurs du temps
Photo de PAPAPOUSS
SUR LES MALHEURS DU TEMPS
(1)
− 1713 −
Aux maux les plus affreux le ciel nous abandonne :
Le Désespoir, la Mort, la Faim nous environne ;
Et les dieux, contre nous soulevés tant de fois,
Equitables vengeurs des crimes de la terre,
Ont frappé du tonnerre
Les peuples et les rois.
Des plaines de Tortose aux bords du Borysthène
Mars a conduit son char, attelé par la Haine :
Les vents contagieux ont volé sur ses pas ;
Et, soufflant de la mort les semences funestes,
Ont dévoré les restes
Echappés aux combats.
D’un monarque puissant la race fortunée
Remplissait de son nom l’Europe consternée :
Je n’ai fait que passer, ils étaient disparus (2) ;
Et le peuple abattu, que ce malheur étonne,
Les cherche auprès du trône,
Et ne les trouve plus.
Peuples, reconnaissez la main qui vous accable ;
Ce n’est point du destin l’arrêt irrévocable,
C’est le courroux des dieux, mais facile à calmer :
Méritez d’être heureux, osez quitter le vice.
C’est par ce sacrifice
Qu’on peut le désarmer.
Rome, en sage héros autrefois si fertile,
Rome, jadis des rois la terreur ou l’asile,
Rome fut vertueuse et dompta l’univers :
Mais l’Orgueil et le Luxe, enfants de la Victoire,
Du comble de la gloire
L’ont mise dans les fers.
Quoi ! Verra-t-on toujours de ces tyrans serviles (3)
Oppresseurs insolents des veuves, des pupilles,
Elever des palais dans nos champs désolés ?
Verra-t-on cimenter leurs portiques durables
Du sang des misérables
Devant eux immolés ?
Elevés dans le sein d’une infâme avarice,
Leurs enfants ont sucé le lait de l’Injustice,
Et dans les tribunaux vont juger les humains :
Malheur à qui, fondé sur la seule innocence,
A mis son espérance
En leurs indignes mains !
Des nobles cependant l’ambition captive
S’endort entre les bras de la Mollesse oisive,
Et ne porte aux combats que des corps languissants :
Cédez, abandonnez à des mains plus vaillantes
Ces piques trop pesantes
Pour vos bras impuissants.
Voyez cette beauté sous les yeux de sa mère ;
Elle apprend en naissant l’art dangereux de plaire,
Et d’exciter en nous de funestes penchants ;
Son enfance prévient le temps d’être coupable :
Le Vice trop aimable
Instruit ses premiers ans.
Bientôt bravant les yeux de l’époux qu’elle outrage,
Elle abandonne aux mains d’un courtisan volage
De ses trompeurs appas le charme empoisonneur :
Que dis-je ! Cet époux, à qui l’hymen la lie,
Trafiquant l’infamie,
La livre au déshonneur.
Ainsi vous outragez les dieux et la nature !
Oh ! Que ce n’était pas de cette source impure
Qu’on vit naître les Francs, des Scythes successeurs,
Qui, du char d’Attila détachant la Fortune,
De la cause commune
Furent les défenseurs !
Le citoyen alors savait porter les armes ;
Sa fidèle moitié, qui négligeait ses charmes,
Pour son retour heureux préparait des lauriers,
Recevait de ses mains sa cuirasse sanglante,
Et sa hache fumante
Du trépas des guerriers.
Au travail endurci leur superbe courage
Ne prodigua jamais un imbécile homme
A de vaines beautés, à leurs yeux sans appas ;
Et d’un sexe timide et né pour la mollesse
Ils plaignaient la faiblesse,
Et ne l’adoraient pas.
De ces sauvages temps l’héroïque rudesse
Leur dérobait encor la délicate adresse
D’excuser leurs forfaits par un subtil détour ;
Jamais on n’entendit leur bouche peu sincère
Donner à l’adultère
Le tendre nom d’amour.
Mais insensiblement l’adroite Politesse,
Des cœurs efféminés souveraine maîtresse,
Corrompit de nos mœurs l’austère pureté,
Et, du subtil Mensonge empruntant l’artifice,
Bientôt à l’injustice
Donna l’air d’équité.
Le Luxe à ses côtés marche avec arrogance ;
L’or qui naît sous ses pas s’écoule en sa présence :
Le fol Orgueil le suit : compagnon de l’Erreur,
Il sape des Etats la grandeur souveraine,
De leur chute certaine
Brillant avant-coureur (4)
1 – Ceci n’est pas une pièce de concours. Le poète nous peint en tout vérité la désolation du royaume dans les dernières années de Louis XIV. (G.A.)
2 – Le dauphin et son fils, le duc de Bourgogne et sa femme, venaient de mourir tous quatre. (G.A.)
3 – Les officiers de justice. (G.A.)
4 – Comme on le voit, il y a dans cette ode bien des réminiscences d’Athalie. (G.A.)