MEMOIRES DE VOLTAIRE - Partie 7
Voltaire
1694 - 1778
MÉMOIRES DE VOLTAIRE.
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PARTIE 7
En sortant de mon palais d’Alcine, j’allai passer un mois auprès de madame la duchesse de Saxe-Gotha, la meilleure princesse de la terre, la plus douce, la plus sage, la plus égale, et qui, Dieu merci, ne faisait point de vers. De là je fus quelques jours à la maison de campagne du landgrave de Hesse, qui était beaucoup plus éloigné de la poésie que la princesse de Gotha. Je respirais. Je continuais doucement mon chemin par Francfort. C’était là que m’attendait ma très bizarre destinée.
Je tombai malade à Francfort ; une de mes nièces (1), veuve d’un capitaine au régiment de Champagne, femme très aimable, remplie de talents, et qui de plus était regardée à Paris comme de bonne compagnie, eut le courage de quitter Paris pour venir me trouver sur le Mein ; mais elle me trouva prisonnier de guerre. Voici comme cette belle aventure s’était passée. Il y avait à Francfort un nommé Freytag, banni de Dresde, après y avoir été mis au carcan et condamné à la brouette, devenu depuis dans Francfort agent du roi de Prusse, qui se servait volontiers de tels ministres, parce qu’ils n’avaient de gages que ce qu’ils pouvaient attraper aux passants.
Cet ambassadeur et un marchand nommé Smith, condamné ci-devant à l’amende pour fausse monnaie, me signifièrent, de la part de sa majesté le roi de Prusse, que j’eusse à ne point sortir de Francfort, jusqu’à ce que j’eusse rendu les effets précieux que j’emportais à sa majesté. Hélas ! messieurs, je n’emporte rien de ce pays-là, je vous jure, pas même les moindres regrets. Quels sont donc les joyaux de la couronne brandebourgeoise que vous redemandez ? C’être, monsir, répondit Freytag, l’œuvre de poëshie du roi mon gracieux maître. Oh ! je lui rendrai sa prose et ses vers de tout mon cœur, lui répliquai-je, quoi que après tout j’aie plus d’un droit à cet ouvrage. Il m’a fait présent d’un bel exemplaire imprimé à ses dépens. Malheureusement cet exemplaire est à Leipsick avec mes autres effets. Alors Freytag me proposa de rester à Francfort jusqu’à ce que le trésor qui était à Leipsick fût arrivé ; et il me signa ce beau billet :
« Monsir, sitôt le gros ballot de Leipsick sera ici, où est l’œuvre de poëshie du roi mon maître, que sa majesté demande ; et l’œuvre de poëshie rendu à moi, vous pourrez partir où vous paraîtra bon. A Francfort, 1er de Juin 1753. FREYTAG, résident du roi mon maître. »
J’écrivis au bas du billet, Bon pour l’œuvre de poëshie du roi votre maître : de quoi le résident fut très satisfait.
Le 17 de juin arriva le grand ballot de poëshie. Je remis fidèlement ce sacré dépôt, et je crus pouvoir m’en aller sans manquer à aucune tête couronnée : mais, dans l’instant que je partais, on m’arrête, moi, mon secrétaire et mes gens ; on arrête ma nièce ; quatre soldats la traînent au milieu des boues chez le marchand Smith, qui avait je ne sais quel titre de conseiller privé du roi de Prusse. Ce marchand de Francfort se croyait alors un général prussien : il commandait douze soldats de la ville dans cette grande affaire, avec toute l’importance et la grandeur convenables. Ma nièce avait un passe-port du roi de France, et, de plus, elle n’avait jamais corrigé les vers du roi de Prusse. On respecte d’ordinaire les dames dans les horreurs de la guerre ; mais le conseiller Smith et le résident Freytag, en agissant pour Frédéric, croyaient lui faire leur cour en traînant le pauvre beau sexe dans les boues.
On nous fourra tous dans une espèce d’hôtellerie, à la porte de laquelle furent postés douze soldats : on en mit quatre autres dans ma chambre, quatre dans un grenier où l’on avait conduit ma nièce, quatre dans un galetas ouvert à tous les vents, où l’on fit coucher mon secrétaire sur de la paille. Ma nièce avait, à la vérité, un petit lit ; mais ses quatre soldats, avec la baïonnette au bout du fusil, lui tenaient lieu de rideaux et de femmes de chambre.
Nous avions beau dire que nous en appelions à César (2), que l’empereur avait été élu dans Francfort, que mon secrétaire était Florentin (3), et sujet de sa majesté impériale, que ma nièce et moi nous étions sujets du roi très chrétien, et que nous n’avions rien à démêler avec le margrave de Brandebourg : on nous répondit que le margrave avait plus de crédit dans Francfort que l’empereur. Nous fûmes douze jours prisonniers de guerre, et il nous fallut payer cent quarante écus par jour.
Le marchand Smith s’était emparé de tous mes effets, qui me furent rendus plus légers de moitié. On ne pouvait payer plus chèrement l’œuvre de poëshie du roi de Prusse. Je perdis environ la somme qu’il avait dépensée pour me faire venir chez lui, et pour prendre de mes leçons. Partant nous fûmes quittes.
Pour rendre l’aventure complète, un certain Van Duren, libraire à la Haye, fripon de profession, et banqueroutier par habitude, était alors retiré à Francfort. C’était le même homme à qui j’avais fait présent, treize ans auparavant, du manuscrit de l’Anti-Machiavel de Frédéric. On retrouve ses amis dans l’occasion. Il prétendit que sa majesté lui redevait une vingtaine de ducats, et que j’en étais responsable. Il compta l’intérêt, et l’intérêt de l’intérêt. Le sieur Fichard, bourgmestre de Francfort, qui était même le bourgmestre régnant, comme cela se dit, trouva, en qualité de bourgmestre, le compte très juste, et, en qualité de régnant, il me fit débourser trente ducats, en prit vingt-six pour lui, et en donna quatre au fripon de libraire.
Toute cette affaire d’Ostrogoths et de Vandales étant finie, j’embrassai mes hôtes, et je les remerciai de leur douce réception.
Quelque temps après, j’allai prendre les eaux de Plombières ; je bus surtout celles du Léthé, bien persuadé que les malheurs, de quelque espèce qu’ils soient, ne sont bons qu’à oublier. Ma nièce, madame Denis, qui faisait la consolation de ma vie, et qui s’était attachée à moi par son goût pour les lettres, et par la plus tendre amitié (4), m’accompagna de Plombières à Lyon.
J’y fus reçu avec des acclamations par toute la ville, et assez mal par le cardinal de Tencin, archevêque de Lyon, si connu par la manière dont il avait fait sa fortune en rendant catholique ce Law ou Lass, auteur du système qui bouleversa la France. Son concile d’Embrun (5) acheva la fortune que la conversion de Lass avait commencée. Le système le rendit si riche, qu’il eut de quoi acheter un chapeau de cardinal. Il fut ministre d’Etat, et, en qualité de ministre, il m’avoua confidemment qu’il ne pouvait me donner à dîner en public, parce que le roi de France était fâché contre moi de ce que je l’avais quitté pour le roi de Prusse. Je lui dis que je ne dînais jamais, et qu’à l’égard des rois, j’étais l’homme du monde qui prenais le plus aisément mon parti, aussi bien qu’avec les cardinaux. On m’avait conseillé les eaux d’Aix en Savoie ; quoiqu’elles fussent sous la domination d’un roi, je pris ma route pour aller en boire. Il fallait passer par Genève : le fameux médecin Tronchin, établi à Genève depuis peu, me déclara que les eaux d’Aix me tueraient, et qu’il me ferait vivre.
J’acceptai le parti qu’il me proposait. Il n’est permis à aucun catholique de s’établir à Genève, ni dans les cantons suisses protestants. Il me parut plaisant d’acquérir des domaines dans les seuls pays de la terre où il ne m’était pas permis d’en avoir.
J’achetai par un marché singulier, et dont il n’y avait point d’exemple dans le pays, un petit bien (6) d’environ soixante arpents, qu’on me vendit le double de ce qu’il eût coûté auprès de Paris : mais le plaisir n’est jamais trop cher ; la maison est jolie et commode ; l’aspect en est charmant ; il étonne et ne lasse point. C’est d’un côté le lac de Genève, c’est la ville de l’autre ; le Rhône en sort à gros bouillons, et forme un canal au bas de mon jardin ; la rivière d’Arve, qui descend de la Savoie, se précipite dans le Rhône ; plus loin on voit encore une autre rivière. Cent maisons de campagne, cent jardins riants, ornent les bords du lac et des rivières ; dans le lointain s’élèvent les Alpes, et à travers leurs précipices on découvre vingt lieux de montagnes couvertes de neiges éternelles. J’ai encore une plus belle maison (7) et une vue plus étendue à Lausanne ; mais ma maison auprès de Genève est beaucoup plus agréable. J’ai dans ces deux habitations ce que les rois ne donnent point, ou plutôt ce qu’ils ôtent, le repos et la liberté ; et j’ai encore ce qu’ils donnent quelquefois, et que je ne tiens pas d’eux ; je mets en pratique ce que j’ai dit dans le Mondain (8) :
Oh ! le bon temps que ce siècle de fer !
Toutes les commodités de la vie en ameublements, en équipages, en bonne chère, se trouvent dans mes deux maisons ; une société douce et de gens d’esprit remplit les moments que l’étude et le soin de ma santé me laissent. Il y à là de quoi faire crever de douleur plus d’un de mes chers confrères les gens de lettres : cependant je ne suis pas né riche, il s’en faut de beaucoup. On me demande par quel art je suis parvenu à vivre comme un fermier-général ; il est bon de le dire afin que mon exemple serve. J’ai vu tant de gens de lettres pauvres et méprisés, que j’ai conclu dès longtemps que je ne devais pas en augmenter le nombre.
Il faut être, en France, enclume ou marteau : j’étais né enclume. Un patrimoine court devient tous les jours plus court, parce que tout augmente de prix à la longue, et que souvent le gouvernement a touché aux rentes et aux espèces. Il faut être attentif à toutes les opérations que le ministère, toujours obéré (9) et toujours inconstant, fait dans les finances de l’Etat. Il y en a toujours quelqu’une dont un particulier peut profiter, sans avoir obligation à personne ; et rien n’est si doux que de faire sa fortune par soi-même ; le premier pas coûte quelques peines ; les autres sont aisés. Il faut être économe dans sa jeunesse ; on se trouve dans sa vieillesse un fonds dont on est surpris. C’est le temps où la fortune est le plus nécessaire, c’est celui où je jouis ; et, après avoir vécu chez des rois, je me suis fait roi chez moi, malgré des pertes immenses.
Depuis que je vis dans cette opulence paisible et dans la plus extrême indépendance, le roi de Prusse est revenu à moi ; il m’envoya, en 1755, un opéra qu’il avait fait de ma tragédie de Mérope : c’était sans contredit ce qu’il avait jamais fait de plus mauvais. Depuis ce temps il a continué à m’écrire ; j’ai toujours été en commerce de lettres avec sa sœur la margrave de Bareith, qui m’a conservé des bontés inaltérables.
Pendant que je jouissais dans ma retraite de la vie la plus douce qu’on puisse imaginer, j’eus le petit plaisir philosophique de voir que les rois de l’Europe ne goûtaient pas cette heureuse tranquillité, et de conclure que la situation d’un particulier est souvent préférable à celle des plus grands monarques, comme vous allez voir.
1 –Madame Denis. (G.A.)
2 – Voyez, dans la CORRESPONDANCE, la lettre à François 1er, empereur d’Allemagne. (G.A.)
3- Colini. Voyez, sur toutes ces aventures, Mon séjour auprès de Voltaire, par Colini, 1808. (G.A.)
4 – La phrase est ironique : madame Denis avait abandonné Voltaire à la suite de l’affaire de Francfort et elle ne se décida à revenir vivre avec lui qu’après avoir fait ses conditions. (G.A.)
5 – Voyez le chapitre XXXVII du Siècle de Louis XIV. (G.A.)
6 – C’est Saint-Jean, qu’il rebaptisa les Délices. (G.A.)
7 – Monrion, acheté en 1755, et revendu en 1757. (G.A.)
8 – Voyez aux POÉSIES. (G.A.)
9 – Qui est accablé de dettes.