MEMOIRES DE VOLTAIRE - Partie 4

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Voltaire

 

 

 

 

 

 

 

 

MÉMOIRES DE VOLTAIRE.

 

 

 

 

 

 

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PARTIE 4

 

 

 

 

 

 

 

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Cardinal de Fleury

 

 

1653 - 1743

 

 

 

 

  

 

Le cardinal de Fleury mourut, le 29 de janvier 1743, âgé de quatre-vingt-dix ans : jamais personne n’était parvenu plus tard au ministère, et jamais ministre n’avait gardé sa place plus longtemps. Il commença sa fortune, à l’âge de soixante-treize ans, par être roi de France, et le fut jusqu’à sa mort sans contradiction ; affectant toujours la plus grande modestie, n’amassant aucun bien, n’ayant aucun faste, et se bornant uniquement à régner. Il laissa la réputation d’un esprit fin et aimable plutôt que d’un génie, et passa pour avoir mieux connu la cour que l’Europe.

 

J’avais eu l’honneur de le voir beaucoup chez madame la maréchale de Villars, quand il n’était qu’ancien évêque de la petite vilaine ville de Fréjus, dont il s’était toujours intitulé évêque par l’indignation divine, comme on le voit dans quelques-unes de ses lettres. Fréjus était une très laide femme qu’il avait répudiée le plus tôt qu’il avait pu. Le maréchal de Villeroi, qui ne savait pas que l’évêque avait été longtemps l’amant de la maréchale sa femme, le fit nommer par Louis XIV précepteur de Louis XV ; de précepteur il devint premier ministre, et ne manqua pas de contribuer à l’exil du maréchal son bienfaiteur. C’était, à l’ingratitude près, un assez bon homme. Mais, comme il n’avait aucun talent, il écartait tous ceux qui en avaient, dans quelque genre que ce pût être (1).

 

Plusieurs académiciens voulurent que j’eusse sa place à l’Académie française. On demanda, au souper du roi, qui prononcerait l’oraison funèbre du cardinal à l’Académie. Le roi répondit que ce serait moi. Sa maîtresse, la duchesse de Châteauroux, le voulait ; mais le comte de Maurepas, secrétaire d’Etat, ne le voulut point : il avait la manie de se brouiller avec toutes les maîtresses de son maître, et il s’en est trouvé mal (2).

 

Un vieil imbécile, précepteur du dauphin, autrefois théatin, et depuis évêque de Mirepoix, nommé Boyer, se chargea, par principe de conscience, de seconder le caprice de M. de Maurepas. Ce Boyer avait la feuille des bénéfices ; le roi lui abandonnait toutes les affaires du clergé : il traita celle-ci comme un point de discipline ecclésiastique. Il représenta que c’était offenser Dieu qu’un profane comme moi succédât à un cardinal. Je savais que M. de Maurepas le faisait agir ; j’allai trouver ce ministre ; je lui dis : Une place à l’Académie n’est pas une dignité bien importante ; mais, après avoir été nommé, il est triste d’être exclu. Vous êtes brouillé avec madame de Châteauroux, que le roi aime, et avec M. le duc de Richelieu, qui la gouverne ; quel rapport y a-t-il, je vous prie, de vos brouilleries avec une pauvre place à l’Académie française ? Je vous conjure de me répondre franchement : en cas que madame de Châteauroux l’emporte sur M. l’évêque de Mirepoix, vous y opposerez-vous ?... Il se recueillit un moment et me dit : Oui, et je vous écraserai.

 

 

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Le prêtre enfin l’emporta sur la maîtresse ; et je n’eus point une place dont je ne me souciais guère. J’aime à me rappeler cette aventure qui fait voir les petitesses de ceux qu’on appelle grands, et qui marque combien les bagatelles sont quelquefois importantes pour eux.

 

Cependant les affaires publiques n’allaient pas mieux depuis la mort du cardinal que dans ses deux dernières années. La maison d’Autriche renaissait de sa cendre. La France était pressée par elle et par l’Angleterre. Il ne nous restait alors d’autre ressource que dans le roi de Prusse, qui nous avait entraînés dans la guerre, et qui nous avait abandonnés au besoin.

 

On imagina de m’envoyer secrètement chez ce monarque pour sonder ses intentions, pour voir s’il ne serait pas d’humeur à prévenir les orages qui devaient tomber tôt ou tard de Vienne sur lui, après avoir tombé sur nous, et s’il ne voudrait pas nous prêter cent mille hommes, dans l’occasion, pour mieux assurer sa Silésie. Cette idée était tombée dans la tête de M. de Richelieu et de madame de Châteauroux. Le roi l’adopta ; et M. Amelot, ministre des affaires étrangères, mais ministre très subalterne, fut chargé seulement de presser mon départ.

 

Il fallait un prétexte. Je pris celui de ma querelle avec l’ancien évêque de Mirepoix. Le roi approuva cet expédient. J’écrivis au roi de Prusse (3), que je ne pouvais plus tenir aux persécutions de ce théatin, et que j’allais me réfugier auprès d’un roi philosophe, loin des tracasseries d’un bigot. Comme ce prélat signait toujours l’anc. Evêq. de Mirepoix, en abrégé, et que son écriture était assez incorrecte, on lisait : L’âne de Mirepoix, au lieu de l’ancien : ce fut un sujet de plaisanteries, et jamais négociation ne fut plus gaie.

 

Le roi de Prusse, qui n’y allait pas de main morte quand il fallait frapper sur les moines et sur les prélats de cour, me répondit avec un déluge de railleries sur l’âne de Mirepoix, et me pressa de venir. J’eus grand soin de faire lire mes lettres et les réponses. L’évêque en fut informé. Il alla se plaindre à Louis XV de ce que je le faisais passer, disait-il, pour un sot dans les cours étrangères. Le roi lui répondit que c’était une chose dont on était convenu, et qu’il ne fallait pas qu’il y prît garde.

 

Cette réponse de Louis XV, qui n’est guère dans son caractère, m’a toujours paru extraordinaire. J’avais à la fois le plaisir de me venger de l’évêque qui m’avait exclu de l’Académie, celui de faire un voyage très agréable, et celui d’être à portée de rendre service au roi et à l’Etat. M. de Maurepas entrait même avec chaleur dans cette aventure, parce qu’alors il gouvernait M. Amelot, et qu’il croyait être le ministre des affaires étrangères.

 

 

         Ce qu’il y eut de plus singulier, c’est qu’il fallut mettre madame du Châtelet de la confidence. Elle ne voulait point, à quelque prix que ce fût, que je la quittasse pour le roi de Prusse ; elle ne trouvait rien de si lâche et de si abominable dans le monde que de se séparer d’une femme pour aller chercher un monarque. Elle aurait fait un vacarme horrible. On convint, pour l’apaiser, qu’elle entrerait dans le mystère, et que les lettres passeraient par ses mains.

 

         J’eus tout l’argent que je voulus pour mon voyage, sur mes simples reçus, de M. de Montmartel (4). Je n’en abusai pas. Je m’arrêtai quelque temps en Hollande, pendant que le roi de Prusse courait d’un bout à l’autre de ses Etats pour faire des revues. Mon séjour ne fut pas inutile à La Haye. Je logeai dans le palais de la Vieille-Cour, qui appartenait alors au roi de Prusse par ses partages avec la maison d’Orange. Son envoyé, le jeune comte de Podewils, amoureux et aimé de la femme d’un des principaux membres de l’Etat, attrapait par les bontés de cette dame des copies de toutes les résolutions secrètes de leurs hautes puissances très malintentionnées contre nous. J’envoyais ces copies à la cour ; et mon service était très agréable.

 

         Quand j’arrivai à Berlin, le roi me logea chez lui, comme il avait fait dans mes précédents voyages. Il menait à Potsdam la vie qu’il a toujours menée depuis son avènement au trône. Cette vie mérite quelque petit détail.

 

         Il se levait à cinq heures du matin en été, et à six en hiver. Si vous voulez savoir les cérémonies royales de ce lever, quelles étaient les grandes et les petites entrées, quelles étaient les fonctions de son grand-aumônier, de son grand-chambellan, de son premier gentilhomme de la chambre, de ses huissiers ; je vous répondrai qu’un laquais venait allumer son feu, l’habiller, et le raser ; encore s’habillait-il presque tout seul. Sa chambre était assez belle ; une riche balustrade d’argent, ornée de petits amours très bien sculptés, semblait fermer l’estrade d’un lit dont on voyait les rideaux, mais derrière les rideaux était, au lieu de lit, une bibliothèque : et quant au lit du roi, c’était un grabat de sangles avec un matelas mince, caché par un paravent. Marc-Aurèle et Julien, ces deux apôtres, et les plus grands hommes du stoïcisme, n’étaient pas plus mal couchés.

 

         Quand sa majesté était habillée et bottée, le stoïque donnait quelques moments à la secte d’Epicure : il faisait venir deux ou trois favoris, soit lieutenants de son régiment, soit pages, soit heiduques, ou jeunes cadets. On prenait du café. Celui à qui on jetait le mouchoir restait demi-quart d’heure tête à tête. Les choses n’allaient pas jusqu’aux dernières extrêmités, attendu que le prince, du vivant de son père, avait été fort maltraité dans ses amours de passade, et non moins mal guéri. Il ne pouvait jouer le premier rôle : il fallait se contenter des seconds.

 

         Ces amusements d’écoliers étant finis, les affaires d’Etat prenaient la place. Son premier ministre arrivait par un escalier dérobé, avec une grosse liasse de papiers sous le bras. Ce premier ministre était un commis qui logeait au second étage dans la maison de Federsdoff, ce soldat devenu valet de chambre et favori, qui avait autrefois servi le roi prisonnier dans le château de Custrin. Les secrétaires d’Etat envoyaient toutes leurs dépêches au commis du roi. Il en apportait l’extrait : le roi faisait mettre les réponses à la marge, en deux mots. Toutes les affaires du royaume s’expédiaient ainsi en une heure. Rarement les secrétaires d’Etat, les ministres en charge, l’abordaient : il y en a même à qui il n’a jamais parlé. Le roi son père avait mis un tel ordre dans les finances, tout s’exécutait si militairement, l’obéissance était si aveugle, que quatre cents lieues de pays étaient gouvernées comme une abbaye.

 

         Vers les onze heures, le roi, en bottes, faisait dans son jardin la revue de son régiment des gardes ; et, à la même heure, tous les colonels en faisaient autant dans toutes les provinces. Dans l’intervalle de la parade et du dîner, les princes ses frères, les officiers généraux, un ou deux chambellans mangeaient à sa table, qui était aussi bonne qu’elle pouvait l’être dans un pays où il n’y a ni gibier, ni viande de boucherie passable, ni une poularde, et où il faut tirer le froment de Magdebourg.

 

         Après le repas, il se retirait seul dans son cabinet, et faisait des vers jusqu’à cinq ou six heures. Ensuite venait un jeune homme nommé Darget (5), ci-devant secrétaire de Valori, envoyé de France, qui faisait la lecture. Un petit concert commençait à sept heures : le roi y jouait de la flûte aussi bien que le meilleur artiste. Les concertants exécutaient souvent de ses compositions ; car il n’y avait aucun art qu’il ne cultivât, et il n’eût pas essuyé chez les Grecs la mortification qu’eut Epaminondas d’avouer qu’il ne savait pas la musique.

 

         On soupait dans une petite salle dont le plus singulier ornement était un tableau dont il avait donné le dessin à Pesne, son peintre, l’un de nos meilleurs coloristes. C’était une belle priapée. On voyait des jeunes gens embrassant des femmes, des nymphes sous des satyres, des amours qui jouaient au jeu des Encolpes et des Gitons, quelques personnes qui se pâmaient en regardant ces combats, des tourterelles qui se baisaient, des boucs sautant sur des chèvres, et des béliers sur des brebis.

 

         Les repas n’étaient pas souvent philosophiques. Un survenant qui nous aurait écoutés, en voyant cette peinture, aurait cru entendre les sept sages de la Grèce au bordel. Jamais on ne parla en aucun lieu du monde avec tant de liberté de toutes les superstitions des hommes, et jamais elles ne furent traitées avec plus de plaisanteries et de mépris. Dieu était respecté, mais tous ceux qui avaient trompé les hommes en son nom n’étaient pas épargnés.

 

         Il n’entrait jamais dans le palais ni femmes ni prêtres. En un mot, Frédéric vivait sans cour, sans conseil, et sans culte.

 

         Quelques juges de province voulurent faire brûler je ne sais quel pauvre paysan accusé par un prêtre d’une intrigue galante avec son ânesse : on n’exécutait personne sans que le roi eût confirmé la sentence, loi très humaine qui se pratique en Angleterre et dans d’autres pays (6) ; Frédéric écrivit au bas de la sentence qu’il donnait dans ses Etats liberté de conscience et de v…

 

         Un prêtre d’auprès de Stettin, très scandalisé de cette indulgence, glissa, dans un sermon sur Hérode, quelques traits qui pouvaient regarder le roi son maître : il fit venir ce ministre de village à Potsdam en le citant au consistoire quoiqu’il n’y eût à la cour pas plus de consistoire que de messe. Le pauvre homme fut amené : le roi prit une robe et un rabat de prédicant ; d’Argens, l’auteur des Lettres juives, et un baron de Pollnitz qui avait changé trois ou quatre fois de religion, se revêtirent du même habit ; on mit un tome du Dictionnaire de Bayle sur une table, en guise d’Evangile, et le coupable fut introduit par deux grenadiers devant ces trois ministres du Seigneur. « Mon frère, lui dit le roi, je vous demande au nom de Dieu sur quel Hérode vous avez prêchéSur Hérode qui fit tuer tous les petits enfants, répondit le bonhomme. Je vous demande, ajouta le roi, si c’était Hérode premier du nom, car vous devez savoir qu’il y en a eu plusieurs. » Le prêtre de village ne sut que répondre. « Comment ! dit le roi, vous osez prêcher sur un Hérode, et vous ignorez quelle était sa famille ? vous êtes indigne du saint ministère. Nous vous pardonnons cette fois ; mais sachez que nous vous excommunierons si jamais vous prêchez quelqu’un sans le connaître. » Alors on lui délivra sa sentence et son pardon. On signa trois noms ridicules, inventés à plaisir. « Nous allons demain à Berlin, ajouta le roi ; nous demanderons grâce pour vous à nos frères : ne manquez pas de nous venir parler. » Le prêtre alla dans Berlin, chercher les trois ministres : on se moqua de lui ; et le roi, qui était plus plaisant que libéral, ne se soucia pas de payer son voyage.

 

 

 

 

 

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1 – Ce n’est là qu’une esquisse du portait qui se trouve dans le chapitre III du Précis du Siècle de Louis XV. (G.A.)

 

2 – Madame de Pompadour le fit exiler de Versailles en 1749. (G.A.)

 

3 – On n’a pas cette lettre, mais voyez sur toute cette affaire la CORRESPONDANCE à cette époque.

 

4 – C’était le troisième des frères Pâris. Il était garde du trésor royal. (G.A.)

 

5 – Voltaire eut commerce de lettres avec lui. Voyez la CORRESPONDANCE. (G.A.).

 

6 – Et dont Voltaire ne cessa de réclamer l’application en France (G.A.)

 

 

 

 

 

 

 

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