MEMOIRES DE VOLTAIRE - Partie 3

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Voltaire

 

1694 - 1778

 

 

 

 

 

 

 

 

MÉMOIRES DE VOLTAIRE.

 

 

 

 

 

PARTIE 3

 

 

 

 

 

 

 

 

 

         Le roi de Prusse, quelque temps avant la mort de son père, s’était avisé d’écrire contre les principes de Machiavel. Si Machiavel avait eu un prince pour disciple, la première chose qu’il lui eût recommandée aurait été d’écrire contre lui. Mais le prince royal n’y avait pas entendu tant de finesse. Il avait écrit de bonne foi dans le temps qu’il n’était pas encore souverain, et que son père ne lui faisait pas aimer le pouvoir despotique. Il louait alors de tout son cœur la modération, la justice ; et, dans son enthousiasme, il regardait toute usurpation comme un crime. Il m’avait envoyé son manuscrit à Bruxelles, pour le corriger et le faire imprimer ; et j’en avais déjà fait présent à un libraire de Hollande, nommé Van Duren, le plus insigne fripon de son espèce. Il me vint enfin un remords de faire imprimer l’Anti-Machiavel, tandis que le roi de Prusse, qui avait cent millions dans ses coffres, en prenait un aux pauvres Liégeois, par la main du conseiller Rambonet. Je jugeai que mon Salomon ne s’en tiendrait pas là. Son père lui avait laissé soixante et six mille quatre cents hommes complets d’excellentes troupes ; il les augmentait, et paraissait avoir envie de s’en servir à la première occasion.

 

         Je lui représentai qu’il n’était peut-être pas convenable d’imprimer son livre précisément dans le temps même qu’on pourrait lui reprocher d’en violer les préceptes. Il me permit d’arrêter l’édition. J’allai en Hollande uniquement pour lui rendre ce petit service ; mais le libraire demanda tant d’argent, que le roi, qui d’ailleurs n’était pas fâché dans le fond du cœur d’être imprimé, aima mieux l’être pour rien que de payer pour ne l’être pas. (1).

 

 

 

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         Lorsque j’étais en Hollande, occupé de cette besogne, l’empereur Charles VI mourut, au mois d’Octobre 1740, d’une indigestion de champignons qui lui causa une apoplexie ; et ce plat de champignons changea la destinée de l’Europe. Il parut bientôt que Frédéric II, roi de Prusse, n’était pas aussi ennemi de Machiavel que le prince royal avait paru l’être. Quoiqu’il roulât déjà dans sa tête le projet de son invasion en Silésie, il ne m’appela pas moins à sa cour.

 

         Je lui avais déjà signifié que je ne pouvais m’établir auprès de lui, que je devais préférer l’amitié à l’ambition, que j’étais attaché à madame du Châtelet, et que, philosophe pour philosophe, j’aimais mieux une dame qu’un roi.

 

         Il approuvait cette liberté, quoiqu’il n’aimât pas les femmes. J’allai lui faire ma cour au mois d’octobre. Le cardinal de Fleury m’écrivit une longue lettre pleine d’éloges pour l’Anti-Machiavel, et pour l’auteur ; je ne manquai pas de la lui montrer. Il rassemblait déjà ses troupes, sans qu’aucun de ses généraux ni de ses ministres pût pénétrer son dessein. Le marquis de Beauvau, envoyé auprès de lui pour le complimenter, croyait qu’il allait se déclarer contre la France en faveur de Marie-Thérèse, reine de Hongrie et de Bohême, fille de Charles VI ; qu’il voulait appuyer l’élection  à l’empire de François de Lorraine, grand-duc de Toscane, époux de cette reine ; qu’il pouvait y trouver de grands avantages.

 

         Je devais croire plus que personne qu’en effet le nouveau roi de Prusse allait prendre ce parti, car il m’avait envoyé, trois mois auparavant, un écrit politique de sa façon, dans lequel il regardait la France comme l’ennemie naturelle et déprédatrice de l’Allemagne. Mais il était dans sa nature de faire toujours tout le contraire de ce qu’il disait et de ce qu’il écrivait, non par dissimulation, mais parce qu’il écrivait et parlait avec une espèce d’enthousiasme, et agissait ensuite avec une autre.

 

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         Il partit au 15 de décembre, avec la fièvre quarte, pour la conquête de la Silésie, à la tête de trente mille combattants, bien pourvus de tout, et bien disciplinés ; il dit au marquis de Beauvau, en montant à cheval : « Je vais jouer votre jeu ; si les as me viennent, nous partagerons. »

 

         Il a écrit depuis l’histoire de cette conquête ; il me l’a montrée tout entière. Voici un des articles curieux du début de ces annales (2) ; j’eus soin de le transcrire de préférence, comme un monument unique.

 

« […] Que l’on joigne à ces considérations, des troupes toujours prêtes d’agir, mon épargne bien remplie, et la vivacité de mon caractère ; c’étaient les raisons que j’avais de faire la guerre à Marie-Thérèse, reine de Bohême et de Hongrie. »

 

         Et quelques lignes ensuite, il y avait ces propres mots :

 

 

« […] L’ambition, l’intérêt, le désir de faire parler de moi, l’emportèrent ; et la guerre fut résolue. »

 

 

         Depuis qu’il y a des conquérants ou des esprits ardents qui ont voulu l’être, je crois qu’il est le premier qui se soit ainsi rendu justice. Jamais homme peut-être n’a plus senti la raison, et n’a plus écouté ses passions. Ces assemblages de philosophie et de dérèglements d’imagination ont toujours composé son caractère.

 

         C’est dommage que je lui aie fait retrancher ce passage quand je corrigeai depuis tous ses ouvrages : un aveu si rare devait passer à la postérité, et servir à faire voir sur quoi sont fondées presque toutes les guerres. Nous autres gens de lettres, poètes, historiens, déclamateurs d’académie, nous célébrons ces beaux exploits : et voilà un roi qui les fait, et qui les condamne.

 

         Ses troupes étaient déjà en Silésie quand le baron de Gotter, son ministre à Vienne fit à Marie-Thérèse la proposition incivile de céder de bonne grâce au roi électeur son maître les trois quarts de cette province, moyennant quoi le roi de Prusse lui prêterait trois millions d’écus, et ferait son mari empereur.

 

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          Marie-Thérèse n’avait alors ni troupes, ni argent, ni crédit, et cependant elle fut inflexible. Elle aima mieux risquer de tout perdre que de fléchir sous un prince qu’elle ne regardait que comme le vassal de ses ancêtres, et à qui l’empereur son père avait sauvé la vie (3). Ses généraux assemblèrent à peine vingt mille hommes ; son maréchal Neuperg, qui les commandait, força le roi de Prusse de recevoir la bataille sous les murs de Neiss, à Molwitz (4). La cavalerie prussienne fut d’abord mise en déroute par la cavalerie autrichienne ; et dès le premier choc, le roi, qui n’était pas encore accoutumé à voir des batailles, s’enfuit jusqu’à Opeleim, à douze grandes lieues du champ où l’on se battait. Maupertuis, qui avait cru faire une grande fortune, s’était mis à sa suite dans cette campagne, s’imaginant que le roi lui ferait au moins fournir un cheval. Ce n’était pas la coutume du roi. Maupertuis acheta un âne deux ducats le jour de l’action, et se mit à suivre sa majesté sur son âne, du mieux qu’il put. Sa monture ne put fournir la course ; il fut pris et dépouillée par les houssards.

 

         Frédéric passa la nuit couché sur un grabat dans un cabaret de village près de Ratibor, sur les confins de la Pologne. Il était désespéré, et se croyait réduit à traverser la moitié de la Pologne pour rentrer dans le nord de ses Etats, lorsqu’un de ses chasseurs arriva du camp de Molwitz, et lui annonça qu’il avait gagné la bataille. Cette nouvelle lui fut confirmée un quart d’heure après par un aide-de-camp. La nouvelle était vraie. Si la cavalerie prussienne était mauvaise, l’infanterie était la meilleure de l’Europe. Elle avait été disciplinée pendant trente ans par le vieux prince d’Anhalt. Le maréchal de Schwerin, qui la commandait, était un élève de Charles XII ; il gagna la bataille aussitôt que le roi de Prusse se fut enfui. Le monarque revint le lendemain, et le général vainqueur fut à peu près disgracié.

 

         Je retournai philosopher dans la retraite de Cirey. Je passais les hivers à Paris où j’avais une foule d’ennemis ; car m’étant avisé d’écrire, longtemps auparavant, l’Histoire de Charles XII, de donner plusieurs pièces de théâtre, de faire même un poème épique, j’avais, comme de raison, pour persécuteurs tous ceux qui se mêlaient de vers et de prose. Et, comme j’avais même poussé la hardiesse jusqu’à écrire sur la philosophie (5), il fallait bien que les gens qu’on appelle dévots, me traitassent d’athée, selon l’ancien usage.

 

         J’avais été le premier qui eût osé développer à ma nation les découvertes de Newton, en langage intelligible. Les préjugés cartésiens, qui avaient succédé en France aux préjugés péripatéticiens, étaient alors tellement enracinés, que le chancelier d’Aguesseau regardait comme un homme ennemi de la raison et de l’Etat quiconque adoptait des découvertes faites en Angleterre. Il ne voulut jamais donner de privilège pour l’impression des Eléments de la Philosophie de Newton.

 

         J’étais grand admirateur de Locke : je le regardais comme le seul métaphysicien raisonnable ; je louais surtout cette retenue si nouvelle, si sage en même temps, et si hardie, avec laquelle il dit que nous n’en saurons jamais assez par les lumières de notre raison pour affirmer que Dieu ne peut accorder le don du sentiment et de la pensée à l’être appelé matière.

 

         On ne peut concevoir avec quel acharnement et avec quelle intrépidité d’ignorance on se déchaîna contre moi sur cet article. Le sentiment de Locke n’avait point fait de bruit en France auparavant, parce que les docteurs lisaient saint Thomas et Quesnel (6), et que le gros du monde lisait des romans. Lorsque j’eus loué Locke, on cria contre lui et contre moi. Les pauvres gens qui s’emportaient dans cette dispute ne savaient sûrement ni ce que c’est que la matière, ni ce que c’est que l’esprit. Le fait est que nous ne savons rien de nous-mêmes, que nous avons le mouvement, la vie, le sentiment, et la pensée, sans savoir comment ; que les éléments de la matière nous sont aussi inconnus que le reste ; que nous sommes des aveugles qui marchons et raisonnons à tâtons ; et que Locke a été très sage en avouant que ce n’est pas à nous à décider de ce que le Tout-Puissant ne peut pas faire.

 

         Cela, joint à quelques succès de mes pièces de théâtre, m’attira une bibliothèque immense de brochures dans lesquelles on prouvait que j’étais un mauvais poète athée, et fils d’un paysan (7).

 

         On imprima l’histoire de ma vie, dans laquelle on me donna cette belle généalogie. Un Allemand n’a pas manqué de ramasser tous les contes de cette espèce, dont on avait farci les libelles qu’on imprimait contre moi. On m’imputait des aventures avec des personnes que je n’avais jamais connues, et avec d’autres qui n’avaient jamais existé.

 

         Je trouve, en écrivant ceci, une lettre de M. le maréchal de Richelieu qui me donnait avis d’un gros libelle où il était prouvé que sa femme m’avait donné un beau carrosse, et quelque autre chose, dans le temps qu’il n’avait point de femme. Je m’étais d’abord donné le plaisir de faire un recueil de ces calomnies ; mais elles se multiplièrent au point que j’y renonçai.

 

         C’était là tout le fruit que j’avais tiré de mes travaux. Je m’en consolais aisément, tantôt dans la retraite de Cirey, et tantôt dans la bonne compagnie de Paris.

 

         Tandis que les excréments de la littérature me faisaient ainsi la guerre, la France la faisait à la reine de Hongrie : et il faut avouer que cette guerre n’était pas plus juste ; car, après avoir solennellement stipulé, garanti, juré la pragmatique-sanction de l’empereur Charles VI, et la sanction et la succession de Marie-Thérèse à l’héritage de son père ; après avoir eu la Lorraine pour prix de ces promesses, il ne paraissait pas trop conforme au droit des gens de manquer à un tel engagement. On entraîna le cardinal de Fleury hors de ces mesures. Il ne pouvait pas dire, comme le roi de Prusse, que c’était la vivacité de son tempérament qui lui faisait prendre les armes. Cet heureux prêtre régnait à l’âge de quatre-vingt-six ans, et tenait les rênes de l’Etat d’une main très faible. On s’était uni avec le roi de Prusse dans le temps qu’il prenait la Silésie ; on avait envoyé en Allemagne deux armées pendant que Marie-Thérèse n’en avait point. L’une de ces armées avait pénétré jusqu’à cinq lieues de Vienne sans trouver d’ennemis : on avait donné la Bohême à l’électeur de Bavière, qui fut élu empereur, après avoir été nommé lieutenant-général des armées du roi de France. Mais on fit bientôt toutes les fautes qu’il fallait pour tout perdre.

 

         Le roi de Prusse, ayant, pendant ce temps-là, mûri son courage et gagné des batailles, faisait sa paix avec les Autrichiens. Marie lui abandonna, à son très grand regret, le comté de Glatz avec la Silésie. S’étant détaché de la France sans ménagement, à ces conditions, au mois de Juin 1742, il me manda qu’il s’était mis dans les remèdes, et qu’il conseillait aux autres malades de se rétablir.

 

         Ce prince se voyait alors au comble de sa puissance, ayant à ses ordres cent trente mille hommes de troupes victorieuses, dont il avait formé la cavalerie, tirant de la Silésie le double de ce qu’elle avait produit à la maison d’Autriche, affermi dans sa nouvelle conquête, et d’autant plus heureux que toutes les autres puissances souffraient. Les princes se ruinent aujourd’hui par la guerre : il s’y était enrichi.

 

         Ses soins se tournèrent alors à embellir la ville de Berlin, à bâtir une des plus belles salles d’opéra qui soient en Europe, à faire venir des artistes en tout genre ; car il voulait aller à la gloire par tous les chemins, et au meilleur marché possible.

 

         Son père avait logé à Potsdam dans une vilaine maison ; il en fit un palais. Potsdam devint une jolie ville. Berlin s’agrandissait ; on commençait à y connaître les douceurs de la vie que le feu roi avait très négligées : quelques personnes avaient des meubles : la plupart même portaient des chemises ; car, sous le règne précédent, on ne connaissait guère que des devants de chemise qu’on attachait avec des cordons ; et le roi régnant n’avait pas été élevé autrement. Les choses changeaient à vue d’œil : Lacédémone devenait Athènes. Des déserts furent défrichés, cent trois villages furent formés dans des marais desséchés. Il n’en faisait pas moins de la musique et des livres : ainsi il ne fallait pas me savoir si mauvais gré de l’appeler le Salomon du Nord. Je lui donnais dans mes lettres ce sobriquet, qui lui demeura longtemps.

 

         Les affaires de la France n’étaient pas alors si bonnes que les siennes. Il jouissait du plaisir secret de voir les Français périr en Allemagne, après que leur diversion lui avait valu la Silésie. La cour de France perdait ses troupes, son argent, sa gloire, et son crédit, pour avoir fait Charles VII empereur ; et cet empereur perdait tout, pour avoir cru que les Français le soutiendraient.

 

 

 voltaire

 

 

 

1 – Voyez dans la CRITIQUE LITTÉRAIRE, le morceau sur l’Anti-Machiavel. (G.A.)

 

2 – L’Histoire de mon temps qui parut après la mort de Frédéric. (G.A.)

 

3 – Voyez, plus haut, le récit de la mission du comte de Seckendorff. (G.A.)

 

4 – 10 Avril 1741. (G.A.)

 

5 – Voyez les Lettres anglaises, et les Eléments de la philosophie de Newton, première partie. (G.A.)

 

6 – Après la mort d’Arnauld, Quesnel était devenu le chef des jansénistes. (G.A.)

 

7 – Voyez, le Mémoire sur la satire.(G.A.)

 

 

Publié dans Mémoires de Voltaire

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