MEMOIRES DE VOLTAIRE - Partie 11
Voltaire
1694 - 1778
Voici une petite aventure aussi singulière qu’on en ait vu depuis qu’il y a eu des rois et des poètes sur la terre : Frédéric ayant passé un temps assez long à garder les frontières de la Silésie dans un camp inexpugnable, s’y est ennuyé, et, pour passer le temps, il a fait une ode contre la France et contre le roi. Il m’envoya, au commencement de mai 1759, son ode signée Frédéric, et accompagnée d’un paquet énorme de vers et de prose. J’ouvre le paquet, et je m’aperçois que je ne suis pas le premier qui l’ait ouvert : il était visible qu’en chemin il avait été décacheté. Je fus transi de frayeur en lisant dans l’ode les strophes suivantes :
O nation folle et vaine,
Quoi ! sont-ce là ces guerriers
Sous Luxembourg, sous Turenne,
Couverts d’immortels lauriers ;
Qui, vrais amants de la gloire,
Affrontaient pour la victoire
Les dangers et le trépas ?
Je vois leur vil assemblage
Aussi vaillant au pillage
Que lâche dans les combats.
Quoi ! votre faible monarque,
Jouet de la Pompadour,
Flétri par plus d’une marque
Des opprobres de l’amour,
Lui qui, détestant les peines,
Au hasard remet les rênes
De son empire aux abois,
Cet esclave parle en maître !
Ce Céladon sous un hêtre
Croit dicter le sort des rois (1).
Je tremblai donc en voyant ces vers parmi lesquels il y en a de très bons, ou du moins qui passeront pour tels. J’ai malheureusement la réputation méritée d’avoir jusqu’ici corrigé les vers du roi de Prusse. Le paquet a été ouvert en chemin, les vers transpireront dans le public, le roi de France les croira de moi, et me voilà criminel de lèse-majesté, et, qui pis est, coupable envers madame de Pompadour.
Dans cette perplexité, je priai le résident de France à Genève (2) de venir chez moi ; je lui montre le paquet ; il convient qu’il a été décacheté avant de me parvenir. Il juge qu’il n’y a pas d’autre parti à prendre, dans une affaire où il y allait de ma tête, que d’envoyer le paquet à M. le duc de Choiseul, ministre en France : en toute autre circonstance je n’aurais point fait cette démarche ; mais j’étais obligé de prévenir ma ruine ; je faisais connaître à la cour tout le fond du caractère de son ennemi. Je savais bien que le duc de Choiseul n’en abuserait pas, et qu’il se bornerait à persuader le roi de France que le roi de Prusse était un ennemi irréconciliable qu’il fallait écraser, si on pouvait. Le duc de Choiseul ne se borna pas là ; c’est un homme de beaucoup d’esprit, il fait des vers, il a des amis qui en font ; il paya le roi de Prusse en même monnaie, et m’envoya une ode contre Frédéric, aussi mordante, aussi terrible que l’était celle de Frédéric contre nous. En voici des échantillons détachés :
Ce n’est plus cet heureux génie
Qui des arts dans la Germanie
Devait allumer le flambeau ;
Epoux, fils, et frère coupable,
C’est celui qu’un père équitable
Voulut étouffer au berceau.
Cependant c’est lui dont l’audace
Des neufs Sœurs et du dieu de Thrace
Croit réunir les attributs,
Lui qui, chez Mars comme au Parnasse,
N’a jamais occupé de place
Qu’entre Zoïle et Mévius (3).
Vois, malgré la garde romaine,
Néron poursuivi sur la scène
Par les mépris des légions ;
Vois l’oppresseur de Syracuse
Sans fruit prostituant sa muse
Aux insultes des nations.
Jusque là, censeur moins sauvage,
Souffre l’innocent badinage
De la Nature et des Amours.
Peux-tu condamner la tendresse,
Toi qui n’en as connu l’ivresse
Que dans les bras de tes tambours.
Le duc de Choiseul, en me faisant parvenir cette réponse, m’assura qu’il allait la faire imprimer, si le roi de Prusse publiait son ouvrage, et qu’on battrait Frédéric à coups de plume comme on espérait le battre à coups d’épée. Il ne tenait qu’à moi, si j’avais voulu me réjouir, de voir le roi de France et le roi de Prusse faire la guerre en vers : c’était une scène nouvelle dans le monde. Je me donnai un autre plaisir, celui d’être plus sage que Frédéric : je lui écrivis (4) que son ode était fort belle, mais qu’il ne devait pas la rendre publique, qu’il n’avait pas besoin de cette gloire, qu’il ne devait pas se fermer toutes les voies de réconciliation avec le roi de France, l’aigrir sans retour, et le forcer à faire les derniers efforts pour tirer de lui une juste vengeance. J’ajoutai que ma nièce avait brûlé son ode, dans la crainte mortelle qu’elle ne me fût imputée. Il me crut, me remercia, non sans quelques reproches d’avoir brûlé les plus beaux vers qu’il eût faits en sa vie. Le duc de Choiseul, de son côté, tint parole, et fut discret.
Pour rendre la plaisanterie complète, j’imaginai de poser les premiers fondements de la paix de l’Europe sur ces deux pièces qui devaient perpétuer la guerre jusqu’à ce que Frédéric fût écrasé. Ma correspondance avec le duc de Choiseul me fit naître cette idée ; elle me parut si ridicule, si digne de tout ce qui se passait alors, que je l’embrassai ; et je me donnai la satisfaction de prouver par moi-même sur quels petits et faibles pivots roulent les destinées des royaumes. M. de Choiseul m’écrivit plusieurs lettres ostensibles tellement conçues, que le roi de Prusse pût se hasarder à faire quelques ouvertures de paix, sans que l’Autriche pût prendre ombrage du ministère de France ; et Frédéric m’en écrivit de pareilles dans lesquelles il ne risquait pas de déplaire à la cour de Londres. Ce commerce très délicat dure encore ; il ressemble aux mines que font deux chats qui montrent d’un côté patte de velours, et des griffes de l’autre. Le roi de Prusse, battu par les Russes, et ayant perdu Dresde, a besoin de la paix ; la France, battue sur terre par les Hanovriens, et sur mer par les Anglais, ayant perdu son argent très mal à propos, est forcée de finir cette guerre ruineuse.
Voilà, belle Emilie, à quel point nous en sommes.
Cinna, I, III.
Aux Délices, ce 27 de Novembre 1759.
Je continue, et ce sont toujours des choses singulières. Le roi de Prusse m’écrit du 17 Décembre (5) : « Je vous en manderai davantage de Dresde, où je serai dans trois jours ; » et le troisième jour est battu par le maréchal Daun, et il perd dix-huit mille hommes. Il me semble que tout ce que je vois est la fable du Pot au lait. Notre grand marin Berrier, ci-devant lieutenant de police à Paris, et qui a passé de ce poste à celui de secrétaire d’Etat et de ministre des mers, sans avoir jamais vu d’autre flotte que la galiote de Saint-Cloud et le coche d’Auxerre ; notre Berrier, dis-je, s’était mis dans la tête de faire un bel armement naval pour opérer une descente en Angleterre : à peine notre flotte a-t-elle mis le nez hors de Brest, qu’elle a été battue par les Anglais, brisée par les rochers, détruite par les vents, ou engloutie dans la mer.
Nous avons eu pour contrôleur général des finances un Silhouette que nous ne connaissions que pour avoir traduit en prose quelques vers de Pope : il passait pour un aigle ; mais, en moins de quatre mois, l’aigle s’est changé en oison (6). Il a trouvé le secret d’anéantir le crédit, au point que l’Etat a manqué d’argent tout d’un coup pour payer les troupes. Le roi a été obligé d’envoyer sa vaisselle à la Monnaie ; une bonne partie du royaume a suivi cet exemple.
12 Février 1760.
Enfin, après quelques perfidies du roi de Prusse, comme d’avoir envoyé à Londres des lettres que je lui avais confiées, d’avoir voulu semer la zizanie entre nous et nos alliés, toutes perfidies très permises à un grand roi, surtout en temps de guerre, je reçois des propositions de paix de la main du roi de Prusse, non sans quelques vers, il faut toujours qu’il en fasse. Je les envoie à Versailles ; je doute qu’on les accepte : il ne veut rien céder, et il propose, pour dédommager l’électeur de Saxe, qu’on lui donne Erfurth, qui appartient à l’électeur de Mayence : il faut toujours qu’il dépouille quelqu’un ; c’est sa façon. Nous verrons ce qui résultera de ces idées, et surtout de la campagne qu’on va faire.
Comme cette grande et horrible tragédie est toujours mêlée de comique, on vient d’imprimer à Paris, les Poëshies du roi mon maître (7), comme disait Freytag ; il y a une épître au maréchal Keith, dans laquelle il se moque beaucoup de l’immortalité de l’âme et des chrétiens. Les dévots n’en sont pas contents, les prêtres calvinistes murmurent ; ces pédants le regardaient comme le soutien de la bonne cause ; ils l’admiraient quand il jetait dans des cachots les magistrats de Leipsick, et qu’il vendait leurs lits pour avoir leur argent. Mais depuis qu’il s’est avisé de traduire quelques passages de Sénèque, de Lucrèce, et de Cicéron, ils le regardent comme un monstre. Les prêtres canoniseraient Cartouche dévot.
FIN DES MÉMOIRES DE VOLTAIRE.
1 – Palissot rapporte autrement les trois derniers vers :
Ce Céladon sous un hêtre
Prétend nous parler en maître
Et dicter le sort des rois ! (G.A.)
2 – De Montpéroux. (G.A.)
3 – Palissot, qualifié lui-même de Zoïle pour sa comédie des Philosophes, remplaça cette strophe par la suivante :
Jaloux d’une double couronne,
Il ose, infidèle à Bellone,
Courir sur les pas d’Apollon ;
Dût-il des sommets du Parnasse,
Pour expier sa folle audace,
Subit le sort de Phaéton. (G.A.)
4 – On n’a ni la lettre du roi de Prusse envoyant son ode, ni la réponse de Voltaire. (G.A.)
5 – Ou plutôt le 17 Novembre. Voyez la Correspondance avec Frédéric. (G.A.)
6 – Voltaire est injuste pour Silhouette. (G.A.)
7 – Poésies diverses, ou Œuvres du philosophe de Sans-Souci, 1760. (G.A.)