LE TEMPLE DU GOUT : Partie 2
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LE TEMPLE DU GOÛT.
− PARTIE 2 −
Nous sortîmes au plus vite : ce ne fut qu’au travers de bien des aventures pareilles que nous arrivâmes enfin au Temple du Goût .
Jadis en Grèce on en posa
Le fondement ferme et durable
Puis jusqu’au ciel on exhaussa
Le faîte de ce temple aimable :
L’univers entier l’encensa.
Le Romain, longtemps intraitable,
Dans ce séjour s’apprivoisa ;
Le musulman, plus implacable,
Conquit le temps, et le rasa (1).
En Italie on ramassa
Tous les débris que l’infidèle
Avec fureur en dispersa.
Bientôt François premier osa
En bâtir un sur ce modèle ;
Sa postérité méprisa
Cette architecture si belle.
Richelieu vint, qui répara
Le temple abandonné par elle.
Louis-le-Grand le décora :
Colbert, son ministre fidèle,
Dans ce sanctuaire attira
Des beaux-arts la troupe immortelle.
L’Europe jalouse admira
Ce temple en sa beauté nouvelle ;
Mais je ne sais s’il durera.
Je pourrais décrire ce temple
Et détailler les ornements
Que le voyageur y contemple ;
Mais n’abusons point de l’exemple
De tant de faiseurs de romans ;
Surtout fuyons le verbiage
De monsieur de Félibien (2),
Qui noie éloquemment un rien
Dans un fatras de beau langage.
Cet édifice précieux
N’est point chargé des antiquailles
Que nos très gothiques aïeux
Entassaient autour des murailles
De leurs temples, grossiers comme eux (3).
Il n’a point les défauts pompeux
De la chapelle de Versailles.(4),
Ce colifichet fastueux,
Qui du peuple éblouit les yeux,
Et dont le connaisseur se raille.
Il est plus aisé de dire ce que ce Temple n’est pas, que de faire connaître ce qu’il est. J’ajouterai seulement, en général, pour éviter la difficulté :
Simple en était la noble architecture ;
Chaque ornement, à sa place arrêté,
Y semblait mis par la nécessité :
L’art s’y cachait sous l’air de la nature ;
L’œil satisfait embrassait sa structure,
Jamais surpris, et toujours enchanté (5).
Le Temple était environné d’une foule de virtuoses, d’artistes, et de juges de toute espèce, qui s’efforçaient d’entrer, mais qui n’entraient point ;
Car la Critique, à l’œil sévère et juste,
Gardant les clefs de cette porte auguste,
D’un bras d’airain fièrement repoussait
Le peuple goth qui sans cesse avançait (6).
Oh ! Que d’hommes considérables, que de gens du bel air, qui président si impérieusement à de petites sociétés, ne sont point reçus dans ce Temple, malgré les dîners qu’ils donnent aux beaux esprits, et malgré les louanges qu’ils reçoivent dans les journaux !
On ne voit point dans ce pourpris
Les cabales toujours mutines
De ces prétendus beaux esprits
Qu’on vit soutenir dans Paris
Les Pradons et les Scudérys (7)
Contre les immortels écrits
Des Corneilles et des Racines.
On repoussait aussi rudement ces ennemis obscurs de tout mérite éclatant, ces insectes de la société, qui ne sont aperçus que parce qu’ils piquent (8). Ils auraient envié également Rocroy au grand Condé, Denain à Villars, et Polyeucte à Corneille ; ils auraient exterminé Le Brun pour avoir fait le tableau de la Famille de Darius. Ils ont forcé le célèbre Le Moine à se tuer pour avoir fait l’admirable Salon d’Hercule (9). Ils ont toujours dans les mains la ciguë que leurs pareils firent boire à Socrate.
L’Orgueil les engendra dans les flancs de l’Envie.
L’Intérêt, le Soupçon, l’infâme Calomnie,
Et souvent les dévots, monstres plus odieux,
Entr’ouvrent en secret d’un air mystérieux
Les portes des palais à leur cabale impie.
C’est là que d’un Midas ils fascinent les yeux ;
Un fat lesr applaudit, un méchant les appuie :
Le Mérite indigné, qui se tait devant eux,
Verse en secret des pleurs, que le temps seul essuie.
Ces lâches persécuteurs s’enfuirent en voyant paraître mes deux guides. Leur fuite précipitée fit place à un spectacle plus plaisant : c’était une foule d’écrivains de tout rang, de tout état, et de tout âge, qui grattaient à la porte, et qui priaient la Critique de les laisser entrer. L’un apportait un roman mathématique, l’autre une harangue à l’Académie ; celui-ci venait de composer une comédie métaphysique, celui-là tenait un petit recueil de ses poésies, imprimé depuis longtemps incognito, avec une longue approbation (10) et un privilège. Cet autre venait présenter un mandement en style précieux, et était tout surpris qu’on se mît à rire au lieu de lui demander sa bénédiction. Je suis le révérend Père Albertus Garassus, disait un moine noir (11) ; je prêche mieux que Bourdaloue : car jamais Bourdaloue ne fit brûler de livres ; et moi j’ai déclamé avec tant d’éloquence contre Pierre Bayle, dans une petite province toute pleine d’esprit, j’ai touché tellement les auditeurs, qu’il y en eut six qui brûlèrent chacun leur Bayle. Jamais l’éloquence n’obtint un si beau triomphe. − Allez, frère Garassus, lui dit la Critique, allez, barbare ; sortez du Temple du Goût ; sortez de ma présence, Visigoth moderne, qui avez insulté celui que j’ai inspiré. − J’apporte ici Marie Alacoque, disait un homme fort grave (12). − Allez souper avec elle, répondit la déesse.
Un raisonneur avec un fausset aigre
Criait : Messieurs ? je suis ce juge intègre
Qui toujours parle, argue, et contredit ;
Je viens siffler tout ce qu’on applaudit.
Alors la Critique apparut, et lui dit :
Ami Bardou (13), vous êtes un grand maître,
Mais n’entrerez en cet aimable lieu ;
Vous y venez pour fronder notre dieu :
Contentez-vous de ne le pas connaître.
M. Bardou se mit alors à crier : Tout le monde est trompé et le sera ; il n’y a point de dieu du Goût, et voici comme je le prouve. Alors il proposa, il divisa, il subdivisa, il distingua, il résuma ; personne ne l’écouta, et l’on s’empressait à la porte plus que jamais.
Parmi les flots de la foule insensée
De ce parvis obstinément chassée,
Tout doucement venait La Motte-Houdard,
Lequel disait d’un ton de papelard :
Ouvrez, messieurs, c’est mon Œdipe en prose (14) :
Mes vers sont durs, d’accord, mais forts de chose (15).
De grâce, ouvrez ; je veux à Despréaux
Contre les vers dire avec goût deux mots.
La Critique le reconnut à la douceur de son maintien et à la dureté de ses derniers vers, et elle le laissa quelque temps entre Perrault et Chapelain, qui assiégeaient la porte depuis cinquante ans, en criant contre Virgile.
Dans le moment arriva un autre versificateur, soutenu par deux petits satyres, et couvert de lauriers et de chardons.
Je viens, dit-il (16), pour rire et pour m’ébattre,
Me rigolant, menant joyeux déduit,
Et jusqu’au jour faisant le diable à quatre.
Qu’est-ce que j’entends là ? dit la Critique. C’est moi, reprit le rimeur. J’arrive d’Allemagne pour vous voir, et j’ai pris la saison du printemps :
Car les jeunes zéphirs, de leurs chaudes haleines,
Ont fondu l’écorce des eaux (17).
Plus il parlait ce langage, moins la porte s’ouvrait. Quoi ! L’on me prend donc, dit-il,
Pour (18) une grenouille aquatique,
Qui du fond d’un petit thorax
Va chantant, pour toute musique,
Brekeke, kake, koax, koax, koax ?
Ah! Bon Dieu ! s’écria la Critique, quel horrible jargon ! Elle ne put d’abord reconnaître celui qui s’exprimait ainsi. On lui dit que c’était J.B.- Rousseau, dont les Muses avaient changé la voix en punition de ses méchancetés : elle ne pouvait le croire, et refusait d’ouvrir.
Elle ouvrit pourtant en faveur de ses premiers vers ; mais elle s’écria :
O vous, messieurs les beaux esprits,
Si vous voulez être chéris
Du dieu de la double montagne,
Et que toujours dans vos écrits
Le dieu du goût vous accompagne,
Faites tous vos vers à Paris,
Et n’allez point en Allemagne.
Puis, me faisant approcher, elle me dit tout bas : Tu le connais ; il fut ton ennemi, et tu lui rends justice.
Tu vis sa muse, indifférente
Entre l’autel et le fagot,
Manier d’une main savante
De David la harpe imposante,
Et le flageolet de Marot.
Mais n’imite pas la faiblesse
Qu’il eut de rimer trop longtemps :
Les fruits des rives du Permesse
Ne croissent que dans le printemps,
Et la froide et triste vieillesse
N’est faite que pour le bon sens.
1 – Quand Mahomet II prit Constantinople en 1453, tous les Grecs qui cultivaient les arts se réfugièrent en Italie. Il y furent principalement accueillis par les maisons de Médicis, d’Est et de Bentivoglio, à qui l’Italie doit sa politesse et sa gloire. (1733.) (Voltaire.)
2 – Félibien a fait, sur la peinture, cinq volumes, où on trouve moins de choses que dans le seul volume de Piles (édition d’Amsterdam.) (1733.) (Voltaire.)
3 – Le portrait de Notre-Dame est chargé de plus d’ornements qu’on n’en voit dans tous les bâtiments de Michel-Ange, de Palladio et du vieux Mansard. (1733.) (Voltaire.)
4 – La chapelle de Versailles n’est dans aucune proportion : elle est longue et étroite à un excès ridicule. (1733.) (Voltaire.)
5 – Quand on entre dans un édifice bâti selon les véritables règles de l’architecture, toutes les proportions étant observées, rien ne paraît ni trop grand ni trop petit, et le tout semble s’agrandir insensiblement à mesure qu’on le considère ; il arrive tout le contraire dans les monuments gothiques. (1733.) (Voltaire.)
6 – Dans les premières éditions, venaient ici une trentaine de lignes contre les petits-maîtres qui font de froides railleries, et contre les satiriques obscurs qui insultent les auteurs connus. (G.A.)
7 – Scudéry était, comme de raison, ennemi déclaré de Corneille. Il avait une cabale qui le mettait fort au-dessus de ce père du théâtre. Il y a encore un mauvais ouvrage de Sarrasin fait pour prouver que je ne sais quelle pièce de Scudéry, nommée l’Amour tyrannique, était le chef-d’œuvre de la scène française. Ce Scudéry se vantait qu’il y avait eu quatre portiers tués à une de ses pièces, et il disait qu’il ne céderait à Corneille qu’en cas qu’on eût tué cinq portiers au Cid et aux Horaces.
A l’égard de Pradon, on sait que sa Phèdre fut d’abord beaucoup mieux reçue que celle de Racine, et qu’il fallut du temps pour faire céder la cabale au mérite. (1733.) (Voltaire.)
8 – Première édition : « Ils disent que Télémaque est un libelle contre Louis XIV, et Esther une satire contre le ministère : ils donnent de nouvelles clefs de La Bruyère, ils infectent tout ce qu’ils touchent. » et l’alinéa finissait là. (G.A.)
9 – Le Moine se tua en 1737. (G.A.)
10 – La plupart des mauvais livres sont imprimés avec des approbations pleines d’éloges. Les censeurs des livres manquent en cela de respect au public. Leur devoir n’est pas de dire si un livre est bon, mais s’il n’y a rien contre l’Etat. (1733.) (Voltaire.)
11 – Le texte actuel est de 1756. Albertus Garassus désigne un jésuite nommé Aubert, qui prêcha contre Bayle, à Colmar, en 1750. Voyez la lettre à d’Argens, 3 mars 1754. (G.A.)
12 – Languet de Gergy, archevêque de Sens. (G.A.)
13 – Bardou pour Boindin. Voyez, dans le Catalogue des écrivains du Siècle de Louis XIV, l’article LA MOTTE. (G.A.)
14 – Houdard de La Motte fit, en 1728, un Œdipe en prose et un Œdipe en vers. A l’égard de son Œdipe en prose, personne, que je sache, n’a pu le lire. Son Œdipe en vers fut joué trois fois. Il est imprimé avec des autres œuvres dramatiques, et l’auteur a eu soin de mettre dans un avertissement, que cette pièce a été interrompue au milieu du plus grand succès. Cet auteur a fait d’autres ouvrages estimés, quelques odes très belles, de jolis opéras, et des dissertations très bien écrites. (1739.) (Voltaire.)
15 – Expression de Fontenelle sur La Motte. (G.A.)
16 – Vers de Rousseau. (1739.) (Voltaire.)
17 – Vers de Rousseau. (1739.) (Voltaire.)
18 – Vers de Rousseau. (1739.) (Voltaire.)