LE TEMPLE DU GOUT : Avertissement
Photo de PAPAPOUSS
LE TEMPLE DU GOÛT.
− 1731 −
[Voici une des plus jolies esquisses de critique littéraire qui aient jamais été faites. Cela parut sans permission au mois de mars 1733, c’est-à-dire deux ans après avoir été écrit. Toute la gent littéraire s’ameuta contre l’auteur, et peu s’en fallut qu’il ne fût persécuté pour s’être permis de juger librement ses confrères vivants ou morts. Ce fut à qui le mordrait le plus fort. On fit des brochures, des épigrammes, des pièces de théâtre sur le Temple du Goût. Ainsi harcelé, Voltaire retoucha maintes fois à son poème, dont les variantes sont considérables. Nous nous contenterons de reproduire les plus curieuses.] (G.A.)
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AVERTISSEMENT DES ÉDITEURS DE KEHL.
Le Temple du Goût a fait à Voltaire plus d’ennemis peut-être que ceux de ses ouvrages où il a combattu les préjugés les plus puissants et les plus funestes.
On ne pardonna point à l’auteur de la Henriade, d’Œdipe, de Brutus, et de Zaïre, d’oser juger les poètes du siècle passé, trouver des défauts dans Corneille, dans Racine, dans Despréaux, et apprécier ce qu’on était convenu d’admirer. Cependant un demi-siècle s’est écoulé, et il n’y a peut-être pas un seul des jugements du Temple du Goût qui ne soit devenu l’opinion générale des hommes éclairés.
Nous croyons devoir dire un mot des variantes de ce poème.
La critique conseillait à Voltaire de ne point faire de vers dans sa vieillesse, et de ne pas aller en Allemagne. Il n’a point profité de ces conseils, et nous y aurions beaucoup perdu s’il avait suivi le premier. Il a laissé subsister ces vers pour éviter apparemment qu’on lui reprochât de les avoir ôtés : mais il a supprimé,
Donnez plus d’intrigue à Brutus,
Plus de vraisemblance à Zaïre ;
parce que ces conseils de la critique étaient moins l’expression de son jugement qu’un sacrifice qu’il faisait à l’opinion publique du moment.
Il a supprimé également quelques louanges qui n’étaient que des compliments de société, et qui, dans un ouvrage lu par toute l’Europe et destiné pour la postérité, auraient contrasté avec les jugements sévères, mais justes, que contient le reste du poème.
Il n’a pas cru devoir conserver non plus les éloges qu’il avait donnés d’abord au cardinal de Fleury, parce que le cardinal se rendit, peu de temps après, l’instrument de la haine des cagots contre Voltaire, quoiqu’il les méprisât autant que Voltaire lui-même pouvait les mépriser. Toutes les fois qu’un homme de lettres loue un ministre ou un prince, il conserve le droit d’effacer ses éloges, s’ils cessent de les mériter.
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LETTRE A M. CIDEVILLE
(1)
SUR LE TEMPLE DU GOÛT.
Monsieur, vous avez vu et vous pouvez rendre témoignage comment cette bagatelle fut conçue et exécutée. C’était une plaisanterie de société. Vous y avez eu part comme un autre : chacun fournissait ses idées, et je n’ai guère eu d’autre fonction que celle de les mettre par écrit.
M. de *** disait que c’était dommage que Bayle eût enflé son dictionnaire de plus de deux cents articles de ministres et de professeurs luthériens ou calvinistes ; qu’en cherchant l’article de César, il n’avait rencontré que celui de Jean Césarius, professeur à Cologne ; et qu’au lieu de Scipion, il avait trouvé six grandes pages sur Gaspard Scioppius. De là on concluait, à la pluralité des voix, à réduire Bayle en un seul tome dans la bibliothèque du Temple du Goût.
Vous m’assuriez tous que vous aviez été assez ennuyés en lisant l’Histoire de l’Académie française (2) ; que vous vous intéressiez fort peu à tous les détails des ouvrages de Balesdens, de Porchères, de Bardin, de Baudoin, de Faret, de Colletet, et d’autres pareils grands hommes, et je vous en crus sur votre parole. On ajoutait qu’il n’y a guère aujourd’hui de femmes d’esprit qui n’écrivent de meilleures lettres que Voiture ; on disait que Saint-Evremond n’aurait jamais dû faire de vers, et qu’on ne devait pas imprimer toute sa prose. C’est le sentiment du public éclairé : et moi, qui trouve toujours tous les livres trop longs, et surtout les miens, je réduisais aussitôt tous ces volumes à très peu de pages.
Je n’étais en tout cela que le secrétaire du public. Si ceux qui perdent leur cause se plaignent, ils ne doivent pas s’adresser à celui qui a écrit l’arrêt.
Je sais que des politiques ont regardé cette innocente plaisanterie du Temple du Goût comme un grave attentat. Ils prétendent qu’il n’y a qu’un malintentionné qui puisse avancer que le château de Versailles n’a que sept croisées de face sur la cour, et soutenir que Le Brun, qui était premier peintre du roi, a manqué de coloris.
Des rigoristes disent qu’il est impie de mettre des filles de l’Opéra, Lucrèce, et des docteurs de Sorbonne, dans le Temple du Goût.
Des auteurs auxquels on n’a point pensé crient à la satire, et se plaignent que leurs défauts sont désignés, et leurs grandes beautés passées sous silence ; crime irrémissible qu’ils ne pardonneront de leur vie : et ils appellent le Temple du Goût un libelle diffamatoire.
On ajoute qu’il est d’une âme noire de ne louer personne sans un petit correctif, et que, dans cet ouvrage dangereux, nous n’avons jamais manqué de faire quelque égratignure à ceux que nous avons caressés.
Je répondrai en deux mots à cette accusation : Qui loue tout n’est qu’un flatteur ; celui-là seul sait louer, qui loue avec restriction.
Ensuite, pour mettre de l’ordre dans nos idées, comme il convient dans ce siècle éclairé, je dirai qu’il faudrait un peu distinguer entre la critique, la satire, et le libelle.
Dire que le Traité des Etudes est un livre à jamais utile, et que par cette raison même il en faut retrancher quelques plaisanteries et quelques familiarités peu convenables à ce sérieux ouvrage ; dire que les Mondes est un livre charmant et unique (3), et qu’on est fâché d’y trouver que le jour est une beauté blonde, et la nuit une beauté brune, et d’autres petites douceurs : voilà, je crois, de la critique.
Que Despréaux ait écrit ,
Si je pense exprimer un auteur sans défaut,
La raison dit Virgile et la rime Quinault ;
c’est de la satire, et de la satire même assez injuste en tous sens (avec le respect que je lui dois) : car la rime de défaut n’est point assez belle pour rimer avec Quinault : et il est aussi peu vrai de dire que Virgile est sans défaut, que de dire que Quinault est sans naturel et sans grâces.
Les Couplets de J.B. Rousseau (4), le Masque de Laverne (5), et telle autre horreur, certains ouvrages de Gacon ; voilà ce qui s’appelle un libelle diffamatoire.
Tous les honnêtes gens qui pensent sont critiques, les malins sont satiriques, les pervers font des libelles ; et ceux qui ont fait avec moi le Temple du Goût ne sont assurément ni malins, ni méchants.
Enfin, voilà ce qui nous amusa pendant plus de quinze jours. Les idées se succédaient les unes aux autres ; on changeait tous les soirs quelque chose ; et cela a produit sept ou huit Temples du Goût absolument différents.
Un jour nous y mettions les étrangers, le lendemain nous n’admettions que les Français. Les Maffei, les Pope, les Bononcini, ont perdu à cela plus de cinquante vers, qui ne sont pas fort à regretter. Quoi qu’il en soit, cette plaisanterie n’était point du tout faite pour être publique.
Une des plus mauvaises et des plus infidèles copies d’un des plus négligés brouillons de cette bagatelle, ayant couru dans le monde, a été imprimée sans mon aveu ; et celui qui l’a donnée, quel qu’il soit, a très grand tort.
Peut-être fait-on plus mal encore de donner cette nouvelle édition ; il ne faut jamais prendre le public pour confident de ses amusements ; mais la sottise est faite, et c’est un des cas où l’on ne peut faire que des fautes.
Voici donc une faute nouvelle ; et le public aura une petite esquisse (si cela même peut en mériter le nom), telle qu’elle a été faite dans une société où l’on savait s’amuser sans la ressource du jeu, où l’on cultivait les belles-lettres sans esprit de parti, où l’on aimait la vérité plus que la satire, et où l’on savait louer sans flatterie.
S’il avait été question de faire un traité du Goût, on aurait prié les de Cotte et les Boffrand de parler d’architecture, les Coypel de définir leur art avec esprit, les Destouches de dire quelles sont les grâces de la musique, les Crébillon de peindre la terreur qui doit animer le théâtre : pour peu que chacun d’eux eût voulu dire ce qu’il sait, cela aurait fait un gros in-folio. Mais on s’est contenté de mettre en général les sentiments du public dans un petit écrit sans conséquence, et je me suis chargé uniquement de tenir la plume.
Il me reste à dire un mot sur notre jeune noblesse, qui emploie l’heureux loisir de la paix à cultiver les lettres et les arts ; bien différente en cela des augustes Visigoths, leurs ancêtres, qui ne savaient pas signer leurs noms. S’il y a encore dans notre nation si polie quelques barbares et quelques mauvais plaisants qui osent désapprouver des occupations si estimables, on peut assurer qu’ils en feraient autant s’ils le pouvaient. Je suis très persuadé que quand un homme ne cultive point un talent, c’est qu’il ne l’a pas, qu’il n’y a personne qui ne fît des vers s’il était né poète, et de la musique s’il était né musicien.
Il faut seulement que les graves critiques, aux yeux desquels il n’y a d’amusement honorable dans le monde que le lansquenet et le biribi, sachent que les courtisans de Louis XIV, au retour de la conquête de Hollande, en 1672, dansèrent à Paris sur le théâtre de Lulli, dans le jeu de paume de Belleaire, avec les danseurs de l’Opéra, et que l’on n’osa pas en murmurer. A plus forte raison, doit-on, je crois, pardonner à la jeunesse d’avoir eu de l’esprit dans un âge où l’on ne connaissait que la débauche.
Omne tulit punctum qui miscuit utile dulci.
Je suis, etc.
1 – Ami de Voltaire, conseiller au parlement de Rouen. (G.A.)
2 – Par Pellisson. (G.A.)
3 – Le Traité des Etudes est de Rollin, et les Mondes sont de Fontenelle. (G.A.)
4 – Voyez le Catalogue des écrivains du Siècle de Louis XIV, articles LA MOTTE et SAURIN. (G.A.)
5 – Autrement dit, la Francinade, ouvrage de J.-B. Rousseau. (G.A.)