LA HENRIADE - Chant dixième - Partie 1
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CHANT DIXIÈME.
ARGUMENT.
Retour du roi à son armée : il recommence le siège. Combat singulier du vicomte de Turenne et du chevalier d’Aumale. Famine horrible qui désole la ville. Le roi nourrit lui-même les habitants qu’il assiège. Le ciel récompense enfin ses vertus. La vérité vient l’éclairer. Paris lui ouvre ses portes et la guerre est finie.
Ces moments dangereux, perdus dans la mollesse,
Avaient fait aux vaincus oublier leur faiblesse.
A de nouveaux exploits Mayenne est préparé ;
D’un espoir renaissant le peuple est enivré.
Leur espoir les trompait : Bourbon, que rien n’arrête,
Accourt, impatient d’achever sa conquête.
Paris épouvanté revit ses étendards ;
Le héros reparut au pied de ses remparts,
De ces mêmes remparts où fume encor sa foudre,
Et qu’à réduire en cendre il ne put se résoudre,
Quand l’ange de la France, apaisant son courroux,
Retint son bras vainqueur, et suspendit ses coups.
Déjà le camp du roi jette des cris de joie ;
D’un œil d’impatience il dévorait sa proie.
Les ligueurs cependant, d’un juste effroi troublés,
Près du prudent Mayenne étaient tous rassemblés.
Là, d’Aumale, ennemi de tout conseil timide,
Leur tenait fièrement ce langage intrépide :
« Nous n’avons point encore appris à nous cacher ;
L’ennemi vient à nous : c’est là qu’il faut marcher,
C’est là qu’il faut porter une fureur heureuse.
Je connais des Français la fougue impétueuse ;
L’ombre de leurs remparts affaiblit leur vertu ;
Le Français qu’on attaque est à demi-vaincu.
Souvent le désespoir a gagné des batailles ;
J’attends tout de nous seuls, et rien de nos murailles.
Héros qui m’écoutez, volez aux champs de Mars ;
Peuples qui nous suivez, vos chefs sont vos remparts. »
Il se tut à ces mots : les ligueurs en silence
Semblaient de son audace accuser l’imprudence.
Il en rougit de honte, et dans leurs yeux confus
Il lut, en frémissant, leur crainte et leur refus.
« Et bien ! poursuivit-il, si vous n’osez me suivre,
Français, à cet affront je ne veux point survivre :
Vous craignez les dangers ; seul je m’y vais offrir,
Et vous apprendre à vaincre, ou du moins à mourir. »
De Paris à l’instant il fait ouvrir la porte ;
Du peuple qui l’entoure il éloigne l’escorte ;
Il s’avance : un héraut, ministre des combats,
Jusqu’aux tentes du roi marche devant ses pas,
Et crie à haute voix : »Quiconque aime la gloire,
Qu’il dispute en ces lieux l’honneur de la victoire :
D’Aumale vous attend, ennemis, paraissez. »
Tous les chefs, à ces mots, d’un beau zèle poussés,
Voulaient contre d’Aumale essayer leur courage :
Tous briguaient près du roi cet illustre avantage ;
Tous avaient mérité ce prix de la valeur :
Mais le vaillant Turenne emporta cet honneur.
Le roi mit dans ses mains la gloire de la France.
« Va, dit-il, d’un superbe abaisser l’insolence ;
Combats pour ton pays, pour ton prince, et pour toi,
Et reçois, en partant, les armes de ton roi. »
Le héros, à ces mots, lui donne son épée.
« Votre attente, ô grand roi ! ne sera point trompée,
Lui répondit Turenne embrassant ses genoux :
J’en atteste ce fer, et j’en jure par vous. »
Il dit. Le roi l’embrasse, et Turenne s’élance
Vers l’endroit où d’Aumale, avec impatience,
Attendait qu’à ses yeux un combattant parût.
Le peuple de Paris aux remparts accourut ;
Les soldats de Henri près de lui se rangèrent :
Sur les deux combattants tous les yeux s’attachèrent.
Chacun, dans l’un des deux voyant son défenseur,
Du geste et de la voix excitait sa valeur.
Cependant sur Paris s’élevait un nuage
Qui semblait apporter le tonnerre et l’orage.
Ses flancs noirs et brûlants, tout à coup entr’ouverts,
Vomissent dans ces lieux les monstres des enfers,
Le Fanatisme affreux, la Discorde farouche ;
La sombre Politique au cœur faux, à l’œil louche,
Le démon des combats respirant les fureurs,
Dieux enivrés de sang, dieux dignes des ligueurs.
Aux remparts de la ville ils fondent, ils s’arrêtent ;
En faveur de d’Aumale au combat ils s’apprêtent.
Voilà qu’au même instant, du haut des cieux ouverts,
Un ange est descendu sur le trône des airs,
Couronné de rayons, nageant dans la lumière,
Sur des ailes de feu parcourant sa carrière,
Et laissant loin de lui l’occident éclairé
Des sillons lumineux dont il est entouré.
Il tenait d’une main cette olive sacrée,
Présage consolant d’une paix désirée ;
Dans l’autre étincelait ce fer d’un Dieu vengeur,
Ce glaive dont s’arma l’ange exterminateur,
Quand jadis le Très-Haut à la Mort dévorante
Livra les premiers-nés d’une race insolente.
A l’aspect de ce glaive, interdits, désarmés,
Les monstres infernaux semblent inanimés ;
La Terreur les enchaîne ; un pouvoir invincible
Fait tomber tous les traits de leur troupe inflexible.
Ainsi de son autel teint du sang des humains
Tomba ce fier Dagon, ce dieu des Philistins,
Lorsque de l’Eternel, en son temple apportée,
A ses yeux éblouis l’arche fut présentée.
Paris, le roi, l’armée, et l’enfer, et les cieux,
Sur ce combat illustre avaient fixé les yeux (1).
Bientôt les deux guerriers entrent dans la carrière.
Henri du champ d’honneur leur ouvre la barrière.
Leur bras n’est point chargé du poids d’un bouclier ;
Ils ne se cachent point sous ces bustes d’acier,
Des anciens chevaliers ornement honorable,
Eclatant à la vue, aux coups impénétrable ;
Ils négligent tous deux cet appareil qui rend
Et le combat plus long, et le danger moins grand.
Leur arme est une épée ; et, sans autre défense,
Exposé tout entier, l’un et l’autre s’avance.
« O Dieu ! cria Turenne, arbitre de mon roi,
Descends, juge sa cause, et combats avec moi ;
Le courage n’est rien sans ta main protectrice ;
J’attends peu de moi-même, et tout de ta justice. »
D’Aumale répondit : « J’attends tout de mon bras ;
C’est de nous que dépend le destin des combats :
En vain l’homme timide implore un Dieu suprême ;
Tranquille au haut du ciel, il nous laisse à nous-mêmes :
Le parti le plus juste est celui du vainqueur ;
Et le dieu de la guerre est la seule valeur. »
Il dit ; et d’un regard enflammé d’arrogance,
Il voit de son rival la modeste assurance.
Mais la trompette sonne : ils s’élancent tous deux ;
Ils commencent enfin ce combat dangereux.
Tout ce qu’on pu jamais la valeur et l’adresse,
L’ardeur, la fermeté, la force, la souplesse,
Parut des deux côtés en ce choc éclatant.
Cent coups étaient portés et parés à l’instant.
Tantôt avec fureur l’un d’eux se précipite ;
L’autre d’un pas léger se détourne, et l’évite :
Tantôt, plus rapprochés, ils semblent se saisir ;
Leur péril renaissant donne un affreux plaisir ;
On se plaît à les voir s’observer et se craindre,
Avancer, s’arrêter, se mesurer, s’atteindre :
Le fer étincelant, avec art détourné
Par de feints mouvements trompe l’œil étonné.
Telle on voit du soleil la lumière éclatante
Briser ses traits de feu dans l’onde transparente,
Et, se rompant encor par des chemins divers,
De ce cristal mouvant repasser dans les airs (2).
Le spectateur surpris, et ne pouvant le croire,
Voyait à tout moment leur chute et leur victoire.
D’Aumale est plus ardent, plus fort, plus furieux :
Turenne est plus adroit, et moins impétueux ;
Maître de tous ses sens, animé sans colère,
Il fatigue à loisir son terrible adversaire.
D’Aumale en vains efforts épuise sa vigueur :
Bientôt son bras lassé ne sert plus sa valeur.
Turenne, qui l’observe, aperçoit sa faiblesse ;
Il se ranime alors, il le pousse, il le presse ;
Enfin, d’un coup mortel il lui perce le flanc.
D’Aumale est renversé dans les flots de son sang :
Il tombe, et de l’enfer tous les monstres frémirent ;
Ces lugubres accents dans les airs s’entendirent :
« De la Ligue à jamais le trône est renversé ;
Tu l’emportes, Bourbon ; notre règne est passé. »
Tout le peuple y répond par un cri lamentable.
D’Aumale sans vigueur, étendu sur le sable,
Menace encor Turenne, et le menace en vain ;
Sa redoutable épée échappe de sa main :
Il veut parler ; sa voix expire dans sa bouche.
L’horreur d’être vaincu rend son air plus farouche.
Il se lève, il retombe, il ouvre un œil mourant,
Il regarde Paris, et meurt en soupirant.
Tu le vis expirer, infortuné Mayenne ;
Tu le vis ; tu frémis ; et ta chute prochaine
Dans ce moment affreux s’offrit à tes esprits.
Cependant des soldats dans les murs de Paris
Rapportaient à pas lents le malheureux d’Aumale (3).
Ce spectacle sanglant, cette pompe fatale
Entre au milieu d’un peuple interdit, égaré :
Chacun voit, en tremblant, ce corps défiguré,
Ce front souillé de sang, cette bouche entr’ouverte,
Cette tête penchée, et de poudre couverte,
Ces yeux où le trépas étale ses horreurs.
On n’entend point de cris, on ne voit point de pleurs :
La honte, la pitié, l’abattement, la crainte,
Etouffent leurs sanglots, et retiennent leur plainte :
Tout se tait, et tout tremble. Un bruit rempli d’horreur
Bientôt de ce silence augmente la terreur.
Les cris des assiégeants jusqu’au ciel s’élevèrent ;
Les chefs et les soldats près du roi s’assemblèrent ;
Ils demandent l’assaut : mais l’auguste Louis,
Protecteur des Français, protecteur de son fils,
Modérait de Henri le courage terrible.
Ainsi des éléments le moteur invisible
Contient les aquilons suspendus dans les airs,
Et pose la barrière où se brisent les mers :
Il fonde les cités, les disperse en ruines,
Et les cœurs des mortels sont dans ses mains divines.
Henri, de qui le ciel a réprimé l’ardeur,
Des guerriers qu’il gouverne enchaîne la fureur.
Il sentit qu’il aimait son ingrate patrie ;
Il voulut la sauver de sa propre furie.
Haï de ses sujets, prompt à les épargner,
Eux seuls voulaient se perdre ; il les voulut gagner.
Heureux si sa bonté, prévenant leur audace,
Forçait ces malheureux à lui demander grâce !
Pouvant les emporter, il les fait investir ;
Il laisse à leur fureur le temps du repentir.
Il crut que, sans assauts (4), sans combats, sans alarmes,
La disette et la faim, plus forte que ses armes,
Lui livrerait sans peine un peuple inanimé,
Nourri dans l’abondance, au luxe accoutumé ;
Qui, vaincu par ses maux, souple dans l’indigence,
Viendrait à ses genoux implorer sa clémence :
Mais le faux Zèle, hélas ! qui ne saurait céder,
Enseigne à tout souffrir, comme à tout hasarder.
Les mutins, qu’épargnait cette main vengeresse,
Prenaient d’un roi clément la vertu pour faiblesse ;
Et, fiers de ses bontés, oubliant sa valeur,
Ils défiaient leur maître, ils bravaient leur vainqueur ;
Ils osaient insulter à sa vengeance oisive.
Mais lorsque enfin les eaux de la Seine captive
Cessèrent d’apporter dans ce vaste séjour
L’ordinaire tribut des moissons d’alentour ;
Quand on vit dans Paris la Faim pâle et cruelle,
Montrant déjà la Mort qui marchait après elle,
Alors on entendit des hurlements affreux ;
Ce superbe Paris fut plein de malheureux
De qui la main tremblante et la voix affaiblie,
Demandaient vainement le soutien de leur vie.
Bientôt le riche même, après de vains efforts,
Eprouva la famine au milieu des trésors.
Ce n’était plus ces jeux, ces festins, et ces fêtes
Où de myrte et de rose ils couronnaient leurs têtes ;
Où, parmi des plaisirs toujours trop peu goûtés,
Les vins les plus parfaits, les mets les plus vantés,
Sous des lambris dorés qu’habite la Mollesse,
De leurs goûts dédaigneux irritaient la paresse.
On vit avec effroi tous ces voluptueux,
Pâles, défigurés, et la mort dans les yeux,
Périssant de misère au sein de l’opulence,
Détester de leurs biens l’inutile abondance,
Le vieillard dont la faim va terminer les jours,
Voit son fils au berceau, qui périt sans secours.
Ici meurt dans la rage une famille entière.
Plus loin des malheureux, couchés sur la poussière,
Se disputaient encore, à leurs derniers moments,
Les restes odieux des plus vils aliments.
Ces spectres affamés, outrageant la nature,
Vont au sein des tombeaux chercher leur nourriture.
Des morts épouvantés les ossements poudreux,
Ainsi qu’un pur froment, sont préparés par eux.
Que n’osent point tenter les extrêmes misères !
On les vit se nourrir des cendres de leurs pères.
Ce détestable mets (5) avança leur trépas,
Et ce repas pour eux fut le dernier repas.
Ces prêtres cependant, ces docteurs fanatiques,
Qui, loin de partager les misères publiques,
Bornant à leurs besoins tous leurs soins paternels,
Vivaient dans l’abondance à l’ombre des autels (6),
Du Dieu qu’ils offensaient attestant la souffrance,
Allaient partout du peuple animer la constance.
Aux uns, à qui la mort allait fermer les yeux,
Leurs libérales mains ouvraient déjà les cieux ;
Aux autres ils montraient, d’un coup d’œil prophétique,
Le tonnerre allumé sur un prince hérétique,
Paris bientôt sauvé par des secours nombreux,
Et la manne du ciel prête à tomber pour eux.
Hélas ! Ces vains appâts, ces promesses stériles,
Charmaient ces malheureux, à tromper trop faciles :
Par les prêtres séduits, par les Seizes effrayés,
Soumis, presque contents, ils mouraient à leurs pieds.
Trop heureux, en effet, d’abandonner la vie !
D’un ramas d’étrangers la ville était remplie,
Tigres que nos aïeux nourrissaient dans leur sein,
Plus cruels que la mort, et la guerre, et la faim.
Les uns étaient venus des campagnes belgiques ;
Les autres, des rochers et des monts helvétiques ;
Barbares (7) dont la guerre est l’unique métier,
Et qui vendent leur sang à qui veut le payer.
De ces nouveaux tyrans les avides cohortes
Assiègent les maisons, en enfoncent les portes ;
Aux hôtes effrayés présentent mille morts,
Non pour leur arracher d’inutiles trésors,
Non pour aller ravir, d’une main adultère,
Une fille éplorée à sa tremblante mère ;
De la cruelle faim le besoin consumant
Fait expirer en eux tout autre sentiment ;
Et d’un peu d’aliments la découverte heureuse
Etait l’unique but de leur recherche affreuse.
Il n’est point de tourment, de supplice, et d’horreur,
Que, pour en découvrir, n’inventât leur fureur.
1 – Ce chant, qui était le neuvième et dernier en 1723, contenait une longue remarque devenue inutile par le rejet, au sixième chant, de la tenue des états. (G.A.)
2 – Le morceau qui suit a toujours figuré dans les Cours de littérature. C’est une imitation de la Jérusalem délivrée. Dans les premières éditions, le combat était plus précipité. (G.A.)
3 – « Je suis, je crois, le premier poète, dit Voltaire, à propos de ce passage, qui ait tiré une comparaison de la réfraction de la lumière, et le premier Français qui ait peint des coups d’escrime portés, parés, et détournés. » (Lettre à Frédéric, 1739.) (G.A.)
4 – Le chevalier d’Aumale fut tué dans ce temps-là à Saint-Denis, et sa mort affaiblit beaucoup le parti de la Ligue. Son duel avec le vicomte de Turenne n’est qu’une fiction ; mais ces combats singuliers étaient encore à la mode. Il s’en fit un célèbre derrière les Chartreux, entre le sieur de Marivaux, qui tenait pour les royalistes, et le sieur Claude de Marolles, qui tenait pour les ligueurs. Ils se battirent en présence du peuple et de l’armée, le jour même de l’assassinat de Henri III ; mais ce fut de Marolles qui fut le vainqueur. (1730.)
5 – Henri IV bloqua Paris en 1590 avec moins de vingt mille hommes. (1730.) (Voltaire.)
6 – Ce fut l’ambassadeur d’Espagne auprès de la Ligue qui donna le conseil de faire du pain avec des os de morts, conseil qui fut exécuté, et qui ne servit qu’à avancer les jours de plusieurs milliers d’hommes ; sur quoi on remarque l’étrange faiblesse de l’imagination humaine. Ces assiégés n’auraient pas osé manger la chair de leurs compatriotes qui venaient d’être tués ; mais ils mangeaient volontiers les os. (1730.) (Voltaire.)
7 – On fit la visite, dit Mézeray, dans les logis des ecclésiastiques et dans les couvents, qui se trouvèrent tous pourvus, même celui des capucins, pour plus d’un an. (1730.) (Voltaire.)