L'ORPHELIN DE LA CHINE - Partie 1

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L’ORPHELIN DE LA CHINE

 

 

 

 

 

TRAGÉDIE EN CINQ ACTES,

 

 

 

REPRÉSENTÉE POUR LA PREMIÈRE FOIS LE 20 AOÛT 1755.

 

 

 

Avec l’ÉPREUVE RÉCIPROQUE de LEGRAND.

 

 

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 NOMS DES ACTEURS QUI JOUÈRENT DANS CETTE SOIRÉE

 

 

 

 

 

ZAMTI                       Legrand, La Thorillière, Dubreuil, Sarrazin.

 

GENGIS                    Dangeville, Bonneval, Dubois, Lekain.

 

IDAMÉ                   Préville, Paulin, Mmes Lavoy, Drouin, Clairon.

 

                              Brillant, Hus.

 

 

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RECETTE : 4,717 livres.

 

 

Dans sa nouveauté, l’Orphelin de la Chine eut seize représentations. (G.A.)

 

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AVERTISSEMENT POUR LA PRÉSENTE ÉDITION.

 

 

 

          Si les deux pièces précédentes furent composées au moment de la mort de madame du Châtelet, la conception de cette tragédie chinoise eut lieu à l’heure d’une crise non moins violente. C’est après sa rupture avec le roi de Prusse, et lorsqu’il errait sans asile sur la frontière de France, que Voltaire en emprunta l’idée aux Chinois eux-mêmes, dont alors il étudiait l’histoire pour son Essai sur les mœurs. Il ne vit d’abord là que matière à un ouvrage de fantaisie en trois actes, pour amuser son ami, M. d’Argental, qui se trouvait avec lui aux eaux de Plombières ; et quand d’Argental lui conseilla d’en faire une pleine tragédie en cinq actes pour le public, il crut que la chose n’était pas possible. Mais, quelques semaines plus tard, ayant appris qu’on allait imprimer par trahison sa Pucelle avec des vers conte le roi, contre madame de Pompadour, contre Richelieu, etc., Voltaire voulut conjurer l’orage prochain par un succès théâtral qui disposât les esprits en sa faveur, et vite il remania, développa et acheva l’Orphelin, selon l’idée de d’Argental. Ô douleur ! la pièce achevée, l’auteur vit qu’elle pouvait encore passer pour une satire contre la Pompadour ; car il s’agissait là d’une femme mariée, qui, au rebours de madame d’Etiolles, refusait ses faveurs au roi son maître. Mais, réflexion faite, Voltaire se tira d’affaire en envoyant directement une copie musquée avec de la jolie nonpareille à la favorite elle-même, et, bravant les méchants, il donna sa pièce aux comédiens.

 

          L’Orphelin de la Chine eut un grand succès, et d’autant plus grand, qu’on y vit pour la première fois les acteurs revêtus de costumes analogues à leurs rôles. Lekain parut en habit de Tartare, et mademoiselle Clairon en robe chinoise et sans paniers. Pour cette nouveauté, Voltaire avait abandonné la rétribution de sa pièce à ces messieurs et à ces dames.

 

          L’édition originale de l’Orphelin de la Chine eut aussi sa curiosité, Voltaire avait songé d’abord à dédier sa tragédie à son inspirateur, M. d’Argental ; mais il crut mieux faire en adressant son hommage au duc de Richelieu, qu’il était accusé d’avoir insulté dans sa Pucelle encore manuscrite. Or, si le nom de Richelieu le roué figura en tête de l’Orphelin, ce fut celui du Diogène moderne, J.-J. Rousseau, qui apparut en queue. Voltaire, en effet, fit imprimer à la suite de sa pièce une longue lettre qu’il avait adressée à Rousseau pour le remercier de l’envoi de son discours sur l’Inégalité, et dans laquelle il lui marquait tous ses dégoûts littéraires.

 

          Puisque nous parlons de Jean-Jacques, faisons remarquer qu’il se mit à soupirer dans le roman, à l’heure même où Voltaire se félicitait d’avoir purgé la scène française de toute sentimentalité amoureuse.

 

 

 

Georges AVENEL.

 

 

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A MONSEIGNEUR LE MARÉCHAL DUC DE RICHELIEU,

 

PAIR DE FRANCE, PREMIER GENTILHOMME DE LA CHAMBRE DU ROI, COMMANDANT EN LANGUEDOC, L’UN DES QUARANTE DE L’ACADÉMIE.

 

 

 

          Je voudrais, Monseigneur, vous présenter de beau marbre comme les Génois (1), et je n’ai que des figures chinoises à vous offrir. Ce petit ouvrage ne paraît pas fait pour vous ; il n’y a aucun héros dans cette pièce qui ait réuni tous les suffrages par les agréments de son esprit, ni qui ait soutenu une république prête à succomber, ni qui ait imaginé de renverser une colonne anglaise avec quatre canons. Je sens mieux que personne le peu que je vous [illisible] ; mais tout se pardonne à un attachement de quarante années. On dira peut-être qu’au pied des Alpes, et vis-à-vis des neiges éternelles, où je me suis retiré, et où je devais n’être que philosophe, j’ai succombé à la vanité d’imprimer que ce qu’il y a eu de plus brillant sur les bords de la Seine. Cependant je n’ai jamais consulté que mon cœur ; il me conduit seul : il a toujours inspiré mes actions et mes paroles : il se trompe quelquefois, vous le savez ; mais ce n’est pas après des épreuves si longues (2). Permettez donc que, si cette faible tragédie peut durer quelque temps après moi, on sache que l’auteur ne vous a pas été indifférent ; permettez qu’on apprenne que, si votre oncle fonda les beaux-arts en France, vous les avez soutenus dans leur décadence.

 

          L’idée de cette tragédie me vint, il y a quelque temps, à la lecture de l’Orphelin de Tchao, tragédie chinoise, traduite par le Père Prémare (3), qu’on trouve dans le recueil que le P. du Halde a donné au public. Cette pièce chinoise fut composée au quatorzième siècle, sous la dynastie même de Gengis-kan : c’est une nouvelle preuve que les vainqueurs tartares ne changèrent point les mœurs de la nation vaincue ; ils protégèrent tous les arts établis à la Chine : ils adoptèrent toutes ses lois.

 

          Voilà un grand exemple de la supériorité naturelle que donnent la raison et le génie sur la force aveugle et barbare ; et les Tartares ont deux fois donné cet exemple : car lorsqu’ils ont conquis encore ce grand empire, au commencement du siècle passé, ils se sont soumis une seconde fois à la sagesse des vaincus ; et les deux peuples n’ont formé qu’une nation, gouvernée par les plus anciennes lois du monde ; évènement frappant, qui a été le premier but de mon ouvrage.

 

          La tragédie chinoise qui porte le nom de l’Orphelin est tirée d’un recueil immense des pièces de théâtre de cette nation : elle cultivait depuis plus de trois mille ans cet art, inventé un peu plus tard par les Grecs, de faire des portraits vivants des actions des hommes, et d’établir de ces écoles de morale où l’on enseigne la vertu en action et en dialogues. Le poème dramatique ne fut donc longtemps en honneur que dans ce vaste pays de la Chine, séparé et ignoré du reste du monde, et dans la seule ville d’Athènes. Rome ne le cultiva qu’au bout de quatre cents années. Si vous le cherchez chez les Perses, chez les Indiens, qui passent pour des peuples inventeurs, vous ne l’y trouverez pas ; il n’y est jamais parvenu (4). L’Asie se contentait des fables de Pilpay et de Lokman, qui renferment toute la morale, et qui instruisent en allégories toutes les nations et tous les siècles.

 

          Il semble qu’après avoir fait parler les animaux, il n’y eût qu’un pas à faire pour faire parler les hommes, pour les introduire sur la scène, pour former l’art dramatique : cependant ces peuples ingénieux ne s’en avisèrent jamais. On doit inférer de là que les Chinois, les Grecs et les Romains, sont les seuls peuples anciens qui aient connu le véritable esprit de la société. Rien, en effet, ne rend les hommes plus sociables, n’adoucit plus leurs mœurs, ne perfectionne plus leur raison, que de les rassembler pour leur faire goûter ensemble les plaisirs purs de l’esprit : aussi nous voyons qu’à peine Pierre-le-Grand eut policé la Russie et bâti Petersbourg, que les théâtres s’y sont établis. Plus l’Allemagne s’est perfectionnée, et plus nous l’avons vue adopter nos spectacles : le peu de pays où ils n’étaient pas reçus dans le siècle passé n’étaient pas mis au rang des pays civilisés.

 

          L’Orphelin de Tchao est un monument précieux qui sert plus à faire connaître l’esprit de la Chine que toutes les relations qu’on a faites et qu’on fera jamais de ce vaste empire. Il est vrai que cette pièce est toute barbare en comparaison des bons ouvrages de nos jours ; mais aussi c’est un chef-d’œuvre, si on la compare à nos pièces du quatorzième siècle. Certainement nos troubadours, notre basoche, la société des Enfants sans souci, et de la Mère-sotte, n’approchaient pas de l’auteur chinois. Il faut encore remarquer que cette pièce est écrite dans la langue des mandarins, qui n’a point changé, et qu’à peine entendons-nous la langue qu’on parlait du temps de Louis XII et de Charles VII.

 

          On ne peut comparer l’Orphelin de Tchao qu’aux tragédies anglaises et espagnoles du dix-septième siècle, qui ne laissent pas encore de plaire au-delà des Pyrénées et de la mer. L’action de la pièce chinoise dure vingt-cinq ans, comme dans les farces monstrueuses de Shakespeare et de Lope de Vega, qu’on a nommées tragédies ; c’est un entassement d’évènements incroyables. L’ennemi de la maison de Tchao veut d’abord en faire périr le chef en lâchant sur lui un gros dogue, qu’il fait croire être doué de l’instinct de découvrir les criminels, comme Jacques Aymar, parmi nous, devinait les voleurs par sa baguette. Ensuite il suppose un ordre de l’empereur, et envoie à son ennemi Tchao une corde, du poison et un poignard ; Tchao chante selon l’usage, et se coupe la gorge, en vertu de l’obéissance que tout homme sur la terre doit, de droit divin, à un empereur de la Chine. Le persécuteur fait mourir trois cents personnes de la maison de Tchao. La princesse, veuve, accouche de l’orphelin. On dérobe cet enfant à la fureur de celui qui a exterminé toute la maison, et qui veut encore faire périr au berceau le seul qui reste. Cet exterminateur ordonne qu’on égorge dans les villages d’alentour tous les enfants, afin que l’orphelin soit enveloppé dans la destruction générale.

 

          On croit lire les Mille et une Nuits en action et en scènes ; mais, malgré l’incroyable, il y règne de l’intérêt ; et, malgré la foule des événements, tout est de la clarté la plus lumineuse : ce sont là deux grands mérites en tout temps et chez toute les nations, et ce mérite manque a beaucoup de nos pièces modernes. Il est vrai que la pièce chinoise n’a pas d’autres beautés : unité de temps et d’action, développements de sentiments, peinture des mœurs, éloquence, raison, passion tout lui manque, et cependant, comme je l’ai déjà dit, l’ouvrage est supérieur à tout ce que nous faisions alors.

 

          Comment les Chinois, qui, au quatorzième siècle, et si longtemps auparavant, savaient faire de meilleurs poèmes dramatiques que tous les Européans (5), sont-ils restés toujours dans l’enfance grossière de l’art, tandis qu’à force de soins et de temps notre nation est parvenue à produire environ une douzaine de pièces qui, si elles ne sont pas parfaites, sont pourtant fort au-dessus de tout ce que le reste de la terre a jamais produit en ce genre ? Les Chinois, comme les autres Asiatiques, sont demeurés aux premiers éléments de la poésie, de l’éloquence, de la physique, de l’astronomie, de la peinture, connus par eux si longtemps avant nous. Il leur a été donné de commencer en tout plus tôt que les autres peuples, pour ne faire ensuite aucun progrès. Ils ont ressemblé aux Egyptiens, qui, ayant d’abord enseigné les Grecs, finirent par n’être pas capables d’être leurs disciples.

 

          Ces Chinois, chez qui nous avons voyagé à travers tant de périls, ces peuples de qui nous avons obtenu avec tant de peine la permission de leur apporter l’argent de l’Europe, et de venir les instruire, ne savent pas encore à quel point nous leur sommes supérieurs ; ils ne sont pas assez avancés pour oser seulement vouloir nous imiter. Nous avons puisé dans leur histoire des sujets de tragédie, et ils ignorent si nous avons une histoire.

 

          Le célèbre abbé Metastasio a pris pour sujet d’un de ses poèmes dramatiques (6) le même sujet à peu près que moi, c’est-à-dire un orphelin échappé au carnage de sa maison ; et il a puisé cette aventure dans une dynastie qui régnait neuf cents ans avant notre ère.

 

          La tragédie chinoise de l’Orphelin de Tchao est tout un autre sujet. J’en ai choisi un tout différent encore des deux autres, et qui ne leur ressemble que par le nom. Je me suis arrêté à la grande époque de Gengis-kan, et j’ai voulu peindre les mœurs des Tartares et des Chinois. Les aventures les plus intéressantes ne sont rien quand elles ne peignent pas les mœurs ; et cette peinture, qui est un des plus grands secrets de l’art, n’est encore qu’un amusement frivole quand elle n’inspire pas la vertu.

 

          J’ose dire que depuis la Henriade jusqu’à Zaïre, et jusqu’à cette pièce chinoise, bonne ou mauvais, tel a été toujours le principe qui m’a inspiré, et que, dans l’histoire du siècle de Louis XIV, j’ai célébré mon roi et ma patrie, sans flatter ni l’un ni l’autre. C’est dans un tel travail que j’ai consumé plus de quarante années. Mais voici ce que dit un auteur chinois, traduit en espagnol par le célèbre Navarette :

 

          « Si tu composes quelque ouvrage, ne le montre qu’à tes amis : crains le public et tes confrères : car on falsifiera, on empoisonnera ce que tu auras fait, et on t’imputera ce que tu n’auras pas fait. La calomnie, qui a cent trompettes, les fera sonner pour te perdre, tandis que la vérité, qui est muette, restera auprès de toi. Le célèbre Ming fut accusé d’avoir mal pensé du Tien et du Li, et de l’empereur Vang ; on trouva le vieillard moribond qui achevait le panégyrique de Vang, et un hymne au Tien et au Li (7) etc. »

 

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1 – Richelieu avait défendu leur ville en 1747, et ils lui avaient élevé une statue. (G.A.)

2 – Allusion à sa rupture avec le roi de Prusse. (G.A.)

3 – M. Stanislas Julien en a, de nos jours, donne une meilleure traduction. (G.A.)

4 – Erreur de Voltaire. Plusieurs pièces du théâtre indien sont aujourd’hui connues et traduites. On a même joué sur notre scène le Chariot d’enfant. (G.A.)

5 – Le Père du Halde, tous les auteurs des Lettres édifiantes, tous les voyageurs ont toujours écrit Européans ; ce n’est que depuis quelques années qu’on s’est avisé d’imprimer Européens.

6 – Le Héros chinois (l’Eroe cinese). (G.A.)

7 – Voltaire fait ici allusion aux accusations portées contre lui à propos des vers injurieux qu’on disait être dans la Pucelle, et de certaines phrases de l’Essai sur les mœurs. (G.A.)

 

 

 

 

 

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