ERIPHYLE - Partie 5 : Acte troisième

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 Photo de PAPAPOUSS

 

 

 

 

 

É R I P H Y L E

 

 

 

ACTE TROISIÈME.

 

 

SCÈNE I.

 

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HERMOGIDE, EUPHORBE, SUITE D’HERMOGIDE.

 

 

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HERMOGIDE.

 

Voici l’instant fatal où, dans ce temple même,

La reine avec sa main donne son diadème.

Euphorbe, ou je me trompe, ou de bien des horreurs

Ces dangereux moments sont les avant-coureurs.

 

EUPHORBE.

 

Polémon de sa part flatte votre espérance.

 

HERMOGIDE.

 

Polémon veut en vain tromper ma défiance.

 

EUPHORBE.

 

En faveur de vos droits ce peuple enfin s’unit ;

Du trône devant vous le chemin s’aplanit ;

Argos, par votre main, faite à la servitude,

Longtemps de votre joug prit l’heureuse habitude :

Nos chefs seront pour vous.

 

HERMOGIDE.

 

Je compte sur leur foi,

Tant que leur intérêt les peut joindre avec moi.

Mais surtout Alcméon me trouble et m’importune ;

Son destin, je l’avoue, étonne ma fortune.

Je le crains malgré moi. La naissance et le sang

Séparent pour jamais sa bassesse et mon rang ;

Cependant par son nom ma grandeur est ternie ;

Son ascendant vainqueur impose à mon génie :

Son seul aspect ici commence à m’alarmer.

Je le hais d’autant plus qu’il sait se faire aimer,

Que des peuples séduits l’estime est son partage ;

Sa gloire m’avilit, et sa vertu m’outrage.

Je ne sais, mais le nom de ce fier citoyen,

Tout obscur qu’il était, semble égaler le mien.

Et moi, près de ce trône où je dois seul prétendre,

J’ai lassé ma fortune à force de l’attendre.

Mon crédit, mon pouvoir adoré si longtemps,

N’est qu’un colosse énorme ébranlé par les ans,

Qui penche vers sa chute, et dont le poids immense

Veut, pour se soutenir la suprême puissance :

Mais du moins en tombant je saurai me venger.

 

EUPHORBE.

 

Qu’allez-vous faire ici ?

 

HERMOGIDE.

Ne plus rien ménager ;

Déchirer, s’il le faut, le voile heureux et sombre

Qui couvrit mes forfaits du secret de son ombre ;

Les justifier tous par un nouvel effort,

Par les plus grands succès, ou la plus belle mort,

Et, dans le désespoir où je vois qu’on m’entraîne,

Ma fureur … Mais on entre, et j’aperçois la reine.

 

 

 

SCÈNE II.

 

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ÉRIPHYLE, ALCMÉON, HERMOGIDE, POLÉMON, EUPHORBE, CHŒUR D’ARGIENS.

 

 

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ALCMÉON

 

Oui, ce peuple, madame, et les chefs, et les rois,

Sont prêts à confirmer, à chérir votre choix ;

Et je viens, en leur nom, présenter leur hommage

A votre heureux époux, leur maître, et votre ouvrage.

Ce jour va de la Grèce assurer le repos.

 

ÉRIPHYLE

 

Vous, chefs, qui m’écoutez, et vous peuple d’Argos,

Qui venez en ces lieux reconnaître l’empire

Du nouveau souverain que ma main doit élire,

Je n’ai point à choisir : je n’ai plus qu’à quitter

Un sceptre que mes mains n’avaient pas dû porter.

Votre maître est vivant, mon fils respire encore.

Ce fils infortuné, qu’à sa première aurore

Par un trépas soudain vous crûtes enlevé,

Loin des yeux de sa mère en secret élevé,

Fut porté, fut nourri dans l’enceinte sacrée,

Dont le ciel à mon sexe a défendu l’entrée.

Celui que je chargeai de ses tristes destins

Ignorait quel dépôt fut mis entre ses mains.

Je voulus qu’avec lui renfermé dès l’enfance,

Mon fils de ses parents n’eût jamais connaissance.

Mon amour maternel, timide et curieux,

A cent fois sur sa vie interrogé les cieux ;

Aujourd’hui même encore, ils m’ont dit qu’il respire.

Je vais mettre en ses mains mes jours et mon empire,

Je sais trop que ce dieu, maître éternel des cieux,

Jupiter, dont l’oracle est présent en ces lieux,

Me prédit, m’assura, que ce fils sanguinaire

Porterait le poignard dans le sein de sa mère.

Puisse aujourd’hui, grand dieu, l’effort que je me fais,

Vaincre l’affreux destin qui l’entraîne aux forfaits !

Oui, peuple, je le veux : oui, le roi va paraître :

Je vais à le montrer obliger le grand-prêtre ;

Les dieux qui m’ont parlé veillent encor sur lui.

Ce secret au grand jour va briller aujourd’hui,

De mon fils désormais il n’est rien que je craigne,

Qu’on me rende mon fils, qu’il m’immole et qu’il règne.

 

HERMOGIDE.

 

Peuple, chefs, il faut donc m’expliquer à mon tour :

L’affreuse vérité va donc paraître au jour,

Ce fils qu’on redemande afin de mieux m’exclure,

Cet enfant dangereux, l’horreur de la nature,

Né pour le parricide, et dont la cruauté

Devait verser le sang du sein qui l’a porté,

Il n’est plus. Son supplice a prévenu son crime.

 

ÉRIPHYLE

 

Ciel !

 

HERMOGIDE.

 

Aux portes du temple on frappa la victime.

Celui qui l’enlevait le suivit au tombeau.

Il fallait étouffer ce monstre en son berceau ;

A la reine, à l’Etat, son sang fut nécessaire ;

Les dieux le demandaient : je servis leur colère.

Peuple n’en doutez-point : Euphorbe, Nicétas,

Sont les secrets témoins de ce juste trépas.

J’atteste mes aïeux et ce jour qui m’éclaire,

Que j’immolai le fils, que j’ai sauvé la mère ;

Que si ce sang coupable a coulé sous nos coups,

J’ai prodigué le mien pour la Grèce et pour vous.

Vous m’en devez le prix : vous voulez tous un maître ;

L’oracle en promet un, je vais périr ou l’être ;

Je vais venger mes droits contre un roi supposé ;

Je vais rompre un vain charme à moi seul opposé.

Soldat par mes travaux, et roi par ma naissance,

De vingt ans de combats j’attends la récompense.

Je vous ai tous servis. Ce rang des demi-dieux

Défendu par mon bras, fondé par mes aïeux,

Cimenté de mon sang, doit être mon partage.

Je le tiendrai de vous, de moi, de mon courage,

De ces dieux dont je sors, et qui seront pour moi.

Amis, suivez mes pas, et servez votre roi (1).

 

(Il sort suivi des siens.)

 

1 – Voyez, sur cette scène, la lettre de Voltaire à Cideville, 2 Octobre 1731. (G.A.)

 

 

 

SCÈNE III.

 

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ÉRIPHYLE, ALCMÉON, POLÉMON, CHŒUR D’ARGIENS.

 

 

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ÉRIPHYLE.

 

Où suis-je ? De quels traits le cruel m’a frappée !

Mon fils ne serait plus ! Dieux ! M’auriez-vous trompée ?

 

(A Polémon.)

 

Et vous que j’ai chargé de rechercher son sort…

 

POLÉMON

 

On l’ignore en ce temple, et sans doute il est mort.

 

ALCMÉON

 

Reine, c’est trop souffrir qu’un monstre vous outrage :

Confondez son orgueil et punissez sa rage.

Tous vos guerriers sont prêts, permettez que mon bras …

 

ÉRIPHYLE.

 

Es-tu lasse, Fortune ? Est-ce assez d’attentats ?

Ah ! Trop malheureux fils, et toi, cendre sacrée,

Cendre de mon époux de vengeance altérée,

Mânes sanglants, faut-il que votre meurtrier

Règne sur votre tombe et soit votre héritier ?

Le temps, le péril presse, il faut donner l’empire.

Un dieu dans ce moment, un dieu parle et m’inspire.

Je cède ; je ne puis, dans ce jour de terreur,

Résister à la voix qui s’explique à mon cœur.

C’est vous, maître des rois et de la destinée,

C’est vous qui me forcez à ce grand hyménée.

Alcméon, si mon fils est tombé sous ses coups…

Seigneur … Vengez mon fils, et le trône est à vous.

 

ALCMÉON

 

Grande reine, est-ce à moi que ces honneurs insignes…

 

ÉRIPHYLE.

 

Ah ! Quels rois dans la Grèce en seraient aussi dignes ?

Ils n’ont que des aïeux, vous avez des vertus.

Ils sont rois, mais c’est vous qui les avez vaincus.

C’est vous que le ciel nomme, et qui m’allez défendre :

C’est vous qui de mon fils allez venger la cendre.

Peuple, voilà ce roi si longtemps attendu,

Qui seul vous a fait vaincre, et seul vous était dû,

Le vainqueur de deux rois, prédit par les dieux même.

Qu’il soit digne à jamais de ce saint diadème !

Que je retrouve en lui les biens qu’on m’a ravis,

Votre appui, votre roi, mon époux, et mon fils !

 

 

SCÈNE IV.

 

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ÉRIPHYLE, ALCMÉON, POLÉMON, THÉANDRE,

CHŒUR D’ARGIENS.

 

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THÉANDRE.

 

Que faites-vous, madame, et qu’allez-vous résoudre ?

Le jour fuit, le ciel gronde ; entendez-vous la foudre ?

De la tombe du roi le pontife a tiré

Un fer que sur l’autel ses mains ont consacré.

Sur l’autel à l’instant ont paru les Furies :

Les flambeaux de l’hymen sont dans leurs mains impies.

Tout le peuple tremblant, d’un saint respect touché,

Baisse un front immobile, à la terre attaché.

 

ÉRIPHYLE.

 

Jusqu’où veux-tu pousser la fureur vengeresse,

O ciel ! Peuple, rentrez ; Théandre, qu’on me laisse.

Quel juste effroi saisit mes esprits égarés ?

Quel jour pour un hymen !

 

 

SCÈNE V.

 

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ÉRIPHYLE, ALCMÉON.

 

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ÉRIPHYLE.

 

Ah ! Seigneur, demeurez.

Eh quoi ! je vois les dieux, les enfers, et la terre,

S’élever tous ensemble et m’apporter la guerre :

Mes ennemis, les morts, contre moi déchaînés ;

Tout l’univers m’outrage, et vous m’abandonnez !

 

ALCMÉON

 

Je vais périr pour vous, ou punir Hermogide,

Vous servir, vous venger, vous sauver d’un perfide.

 

 

ÉRIPHYLE.

 

Je vous faisais son roi ; mais, hélas ! mais, seigneur,

Arrêtez ; connaissez mon trouble et ma douleur.

Le désespoir, la mort, le crime m’environne :

J’ai cru les écarter en vous plaçant au trône ;

J’ai cru même apaiser ces mânes en courroux,

Ces mânes soulevés de mon premier époux.

Hélas ! Combien de fois, de mes douleurs pressée,

Quand le sort de mon fils accablait ma pensée,

Et qu’un léger sommeil venait enfin couvrir

Mes yeux trempés de pleurs et lassés de s’ouvrir,

Combien de fois ces dieux ont semblé me prescrire

De vous donner ma main, mon cœur, et mon empire !

Cependant, quand je touche au moment fortuné

Où vous montez au trône à mon fils destiné,

Le ciel et les enfers alarment mon courage,

Je vois les dieux armés condamner leur ouvrage,

Et vous seul m’inspirez plus de trouble et d’effroi

Que le ciel et ces morts irrités contre moi.

Je tremble en vous donnant ce sacré diadème ;

Ma bouche en frémissant prononce : « je vous aime. »

D’un pouvoir inconnu l’invincible ascendant

M’entraîne ici vers vous, m’en repousse à l’instant,

Et, par un sentiment que je ne puis comprendre,

Mêle une horreur affreuse à l’amour le plus tendre.

 

ALCMÉON

 

Quels moments ! Quel mélange, ô dieux qui m’écoutez !

D’étonnement, d’horreurs, et de félicités !

L’orgueil de vous aimer, le bonheur de vous plaire,

Vos terreurs, vos bontés, la céleste colère,

Tant de biens, tant de maux, me pressent à la fois,

Que mes sens accablés succombent sous leur poids.

Encor loin de ce rang que vos bontés m’apprêtent,

C’est sur vos seuls dangers que mes regards s’arrêtent.

C’est pour vous délivrer de ce péril nouveau

Que votre époux lui-même a quitté le tombeau.

Vous avez d’un barbare entendu la menace ;

Où ne peut point aller sa criminelle audace ?

Souffrez qu’au palais même assemblant vos soldats,

J’assure au moins vos jours contre ses attentats ;

Que du peuple étonné j’apaise les alarmes ;

Que, prêts au moindre bruit, mes amis soient en armes.

C’est en vous défendant que je dois mériter

Le trône où votre choix m’ordonne de monter.

 

 

ÉRIPHYLE.

 

Allez ; je vais au temple, où d’autres sacrifices

Pourront rendre les dieux à mes vœux plus propices.

Ils ne recevront pas d’un regard de courroux

Un encens que mes mains n’offriront que pour vous (1).

 

 

1 – « En votre conscience, écrit Voltaire à Cideville, sur cette fin d’acte, n’avez-vous pas senti de la langueur et du froid, lorsqu’au troisième acte Théandre vient annoncer que les Furies se sont emparées de l’autel, etc. Ce que dit la reine à Alcméon dans ce moment est beau, mais on est étonné que ce beau ne touche point. La raison en est, à mon avis, que la reine est trop longtemps bernée par les dieux. Elle n’a pas le loisir de respirer, elle n’a pas un instant d’espérance et de joie : donc elle ne change point d’état, donc elle ne doit point remuer le spectateur, donc il faut retrancher cette fin du troisième acte. » (G.A.)

 

 

RS-110

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