EPITRE : Au roi de Prusse, sur son avènement au trône
AU ROI DE PRUSSE,
SUR SON AVÈNEMENT AU TRÔNE.
(1)
− 1740 −
Est-ce aujourd’hui le jour le plus beau de ma vie ?
Ne me trompé-je point dans un espoir si doux ?
Vous régnez. Est-il vrai que la philosophie
Va régner avec vous ?
Fuyez loin de son trône, imposteurs fanatiques,
Vils tyrans des esprits, sombres persécuteurs,
Vous dont l’âme implacable et les mains frénétiques
Ont tramé tant d’horreurs.
Quoi ! je t’entends encore, absurde Calomnie !
C’est toi, monstre inhumain, c’est toi qui poursuivis
Et Descartes et Bayle, et ce puissant génie (2)
Successeur de Leibnitz.
Tu prenais sur l’autel un glaive qu’on révère,
Pour frapper saintement les plus sages humains.
Mon roi va te percer du fer que le vulgaire
Adorait dans tes mains.
Il te frappe, tu meurs ; il venge notre injure ;
La vérité renaît, l’erreur s’évanouit ;
La terre élève au ciel une voix libre et pure ;
Le ciel se réjouit.
Et vous, de Borgia détestables maximes,
Science d’être injuste à la faveur des lois,
Art d’opprimer la terre, art malheureux des crimes,
Qu’on nomme l’art des rois (3),
Périssent à jamais vos leçons tyranniques !
Le crime est trop facile, il est trop dangereux.
Un esprit faible est fourbe : et les grands politiques
Sont les cœurs généreux.
Ouvrons du monde entier les annales fidèles,
Voyons-y les tyrans, ils sont tous malheureux ;
Les foudres qu’ils portaient dans leurs mains criminelles
Sont retombés sur eux.
Ils sont morts dans l’opprobre, ils sont morts dans la rage,
Mais Antonin, Trajan, Marc-Aurèle, Titus,
Ont eu des jours sereins, sans nuit et sans orage,
Purs comme leurs vertus.
Tout siècle eut ses guerriers ; tout peuple a dans la guerre
Signalé des exploits par le sage ignorés.
Cent rois que l’on méprise ont ravagé la terre :
On a vu trop longtemps l’orgueilleuse ignorance,
Ecrasant sous ses pieds le mérite abattu,
Insulter aux talents, aux arts, à la science,
Autant qu’à la vertu.
Avec un ris moqueur, avec un ton de maître,
Un esclave de cour, enfant des Voluptés,
S’est écrié souvent : Est-on fait pour connaître ?
Est-il des vérités ?
Il n’en est point pour vous, âme stupide et fière ;
Absorbé dans la nuit, vous méprisez les cieux.
Le Salomon du Nord apporte la lumière ;
Barbare, ouvrez les yeux.
1 – Voyez la lettre à d’Argental, 12 Juin 1740. (G.A.)
2 – Wolf, chancelier de l’Université de Hale. Il fut chassé sur la dénonciation d’un théologien, et rétabli ensuite. Voyez la Préface de l’Histoire de Brandebourg, où il est dit « qu’il a noyé le système de Leibnitz dans un fatras de volumes, et dans un déluge de paroles. »
− On avait fait accroire à Frédéric-Guillaume 1er que la doctrine de Wolf sur le libre arbitre était cause que plusieurs de ses soldats avaient déserté. Wolf était un homme très savant, métaphysicien obscur et géomètre médiocre ; mais ses ouvrages, faits avec méthode, supérieurs à ce qu’on avait en Allemagne avant lui, formant enfin un cours complet de philosophie (ce que personne n’avait encore osé entreprendre), lui avaient fait une réputation prodigieuse. On le comparait à Leibnitz parce qu’il avait développé et fait connaître dans les écoles quelques-unes de ses opinions. Aussi fut-il accusé d’athéisme, quoiqu’il eût prouvé l’existence d’un Dieu aussi bien et plus longuement qu’aucun philosophe. (K.)
3 – Allusion au Prince, de Machiavel, que Frédéric avait réfuté. (G.A.)