DICTIONNAIRE PHILOSOPHIQUE : H comme HISTOIRE - Partie 1

Publié le par loveVoltaire

H-comme-HISTOIRE---1.jpg

Photo de PAPAPOUSS

 

 

 

H comme HISTOIRE.

 

 

(Partie 1)

 

 

 

[Cette section Ière, une partie de la section III et de la section IV, avec quelques chapitres du Pyrrhonisme de l’Histoire, composait l’article qui parut dans l’Encyclopédie. Voici la correspondance entre Voltaire et d’Alembert au sujet de cet article. Voltaire à d’Alembert, 9 Décembre 1755 : « Je me chargerais encore volontiers de l’article Histoire, et je crois que je pourrais fournir des choses assez curieuses sur cette partie, sans pourtant entrer dans des détails trop longs ou trop dangereux. » Le même au même, 9 Octobre 1756 : « Je suis bien mécontent de l’article Histoire. J’avais envie de faire voir quel est le style convenable à une histoire générale ; celui que demande une histoire particulière ; celui que des Mémoires exigent. J’aurais voulu faire voir combien Thoyras l’emporte sur Daniel, et Clarendon sur le cardinal de Retz. Il eût été utile de montrer qu’il n’est pas permis à un compilateur des Mémoires des autres de s’exprimer comme un contemporain ; que celui qui ne donne les faits que de la seconde main n’a pas le droit de s’exprimer comme celui qui rapporte ce qu’il a vu et ce qu’il a fait ; que c’est un ridicule et non une beauté de vouloir peindre avec toutes leurs nuances les portraits des gens qu’on n’a point connus ; enfin il y aurait cent choses utiles à dire qu’on n’a point dites encore ; mais j’étais pressé et j’étais malade. » Le même au même, 29 Novembre 1756 : « Je vous prie de me renvoyer l’article Histoire, mon cher grand homme ; j’ai bien peur que cela ne soit trop long : c’est un sujet sur lequel on a de la peine à s’empêcher de faire un livre. » Le même au même, 29 Décembre 1757 : « Vous me donnez l’article  Historiographe à traiter, mes chers maîtres. Je n’ai point ici la minute de l’article Histoire. Il me semble que je le fis bien vite, et que je le corrigeai encore plus vite et plus mal. Il serait nécessaire que je le revisse, afin que je ne plaçasse point au mot Historiographe ce que j’aurai mis au mot Histoire, et que je pusse mieux mesurer ces deux articles. Si donc vous avez quinze jours devant vous, renvoyez moi Histoire. Cela est ridicule, je le sais bien ; mais je serais plus ridicule de donner un mauvais article. Je vous renverrai le manuscrit trois jours après l’avoir reçu. » D’alembert à Voltaire, 28 Janvier 1758 : « Je doute fort que votre article Histoire puisse passer avec les nouveaux censeurs, et je vous renverrai cet article quand vous voudrez, pour y faire les changements que vous avez en vue. Mais rien ne presse ; je doute que le huitième volume se fasse jamais. »

 

Il y eut, en effet, déroute de l’Enyclopédie en 1758  Voltaire, indigné, redemanda tous ses articles non parus ; mais on les garda ; quand on put reprendre la publication du grand Dictionnaire, ils virent le jour sans qu’il y mît obstacle. ] (G.A.)

 

 

_______

 

 

 

 

SECTION PREMIÈRE.

 

 

DÉFINITION.

 

 

 

          L’histoire est le récit des faits donnés pour vrais, au contraire de la fable, qui est le récit des faits donnés pour faux.

 

          Il y a l’histoire des opinions, qui n’est guère que le recueil des erreurs humaines.

 

          L’histoire des arts peut être la plus utile de toutes, quand elle joint à la connaissance de l’invention et du progrès des arts la description de leur mécanisme.

 

          L’histoire naturelle, improprement dite Histoire, est une partie essentielle de la physique. On a divisé l’histoire des événements en sacrée et profane ; l’histoire sacrée est une suite des opérations divines et miraculeuses, par lesquelles il a plu à Dieu de conduire autrefois la nation juive, et d’exercer aujourd’hui notre foi.

 

 

Si j’apprenais l’hébreu, les sciences, l’histoire,

Tout cela, c’est la mer à boire.

 

LA FONTAINE, livre VIII, fable XXV.

 

 

 

 

 

PREMIERS FONDEMENTS DE L’HISTOIRE.

 

 

 

          Les premiers fondements de toute une histoire sont les récits des pères aux enfants, transmis ensuite d’une génération à une autre ; ils ne sont tout au plus que probables dans leur origine, quand ils ne choquent point le sens commun, et ils perdent un degré de probabilité à chaque génération. Avec le temps la fable se grossit, et la vérité se perd : de là vient que toutes les origines des peuples sont absurdes. Ainsi les Egyptiens avaient été gouvernés par les dieux pendant beaucoup de siècles ; ils l’avaient été ensuite par des demi-dieux ; enfin ils avaient eu des rois pendant onze mille trois cent quarante ans ; et le soleil dans cet espace de temps avait changé quatre fois d’orient et d’occident.

 

          Les Phéniciens du temps d’Alexandre prétendaient être établis dans leur pays depuis trente mille ans ; et ces trente mille ans étaient remplis d’autant de prodiges que la chronologie égyptienne. J’avoue qu’il est physiquement très possible que la Phénicie ait existé, non-seulement trente mille ans, mais trente mille milliards de siècles, et qu’elle ait éprouvé, ainsi que le reste du globe, trente millions de révolutions. Mais nous n’en avons pas de connaissance.

 

          On sait quel merveilleux ridicule règne dans l’ancienne histoire des Grecs.

 

          Les Romains, tout sérieux qu’ils étaient, n’ont pas moins enveloppé de fables l’histoire de leurs premiers siècles. Ce peuple, si récent en comparaison des nations asiatiques, a été cinq cents années sans historiens. Ainsi il n’est pas surprenant que Romulus ait été le fils de Mars, qu’une louve ait été sa nourrice, qu’il ait marché avec mille hommes de son village de Rome contre vingt-cinq mille combattants du village des Sabins ; qu’ensuite il soit devenu dieu ; que Tarquin-l’Ancien ait coupé une pierre avec un rasoir, et qu’une vestale ait tiré à terre un vaisseau avec sa ceinture, etc.

 

          Les premières annales de toutes nos nations modernes ne sont pas moins fabuleuses. Les choses prodigieuses et improbables doivent être quelquefois rapportées, mais comme des preuves de la crédulité humaine : elles entrent dans l’histoire des opinions et des sottises ; mais le champ est trop immense.

 

 

 

 

DES MONUMENTS.

 

 

 

          Pour connaître avec un peu de certitude quelque chose de l’histoire ancienne, il n’est qu’un seul moyen, c’est de voir s’il reste quelques monuments incontestables. Nous n’en avons que trois par écrit : le premier est le recueil des observations astronomiques faites pendant dix-neuf cents ans de suite à Babylone, envoyées par Alexandre en Grèce. Cette suite d’observations, qui remonte à deux mille deux cent trente-quatre ans avant notre ère vulgaire, prouve invinciblement que les Babyloniens existaient  en corps de peuple plusieurs siècles auparavant ; car les arts ne sont que l’ouvrage du temps, et la paresse naturelle aux hommes les laisse des milliers d’années sans autres connaissances et sans autres talents que ceux de se nourrir, de se défendre des injures de l’air et de s’égorger. Qu’on en juge par les Germains et par les Anglais du temps de César, par les Tartares d’aujourd’hui, par les deux tiers de l’Afrique, et par tous les peuples que nous avons trouvés dans l’Amérique, en exceptant à quelques égards les royaumes du Pérou et du Mexique, et la république de Tlascala Qu’on se souvienne que dans tout ce nouveau monde personne ne savait ni lire ni écrire.

 

          Le second monument est l’éclipse centrale du soleil calculée à la Chine deux mille cent cinquante-cinq ans avant notre ère vulgaire, et reconnue véritable par tous nos astronomes. Il faut dire des Chinois la même chose que des peuples de Babylone ; ils composaient déjà sans doute un vaste empire policé. Mais ce qui met les Chinois au-dessus de tous les peuples de la terre, c’est que ni leurs lois, ni leurs mœurs, ni la langue que parlent chez eux les lettrés, n’ont changé depuis environ quatre mille ans. Cependant cette nation et celle de l’Inde, les plus anciennes de toutes celles qui subsistent aujourd’hui, celles qui possèdent le plus vaste et le plus beau pays, celles qui ont inventé presque tous les arts avant que nous en eussions appris quelques-uns, ont toujours été omises jusqu’à nos jours dans nos prétendues histoires universelles. Et quand un Espagnol et un Français faisaient le dénombrement des nations, ni l’un ni l’autre ne manquait d’appeler son pays la première monarchie du monde, et son roi le plus grand roi du monde, se flattant que son roi lui donnerait une pension dès qu’il aurait lu son livre.

 

          Le troisième monument, fort inférieur aux deux autres, subsiste dans les marbres d’Arundel : la chronique d’Athènes y est gravée deux cent soixante-trois ans avant notre ère ; mais elle ne remonte que jusqu’à Cécrops, treize cent dix-neuf ans au-delà du temps où elle fut gravée. Voilà dans l’histoire de toute l’antiquité les deux seules époques incontestables que nous ayons.

 

          Faisons une sérieuse attention à ces marbres rapportés de Grèce par le lord Arundel. Leur chronique commence quinze cent quatre-vingt-deux ans avant notre ère. C’est aujourd’hui une antiquité de 3353 ans, et vous n’y voyez pas un seul fait qui tienne du miraculeux, du prodigieux. Il en est de même des olympiades ; ce n’est pas là qu’on doit dire Grœcia mendax, la menteuse Grèce. Les Grecs savaient très bien distinguer l’histoire de la fable, et les faits réels des contes d’Hérodote : ainsi que dans leurs affaires sérieuses, leurs orateurs n’empruntaient rien des discours des sophistes ni des images des poètes.

 

          La date de la prise de Troie est spécifiée dans ces marbres ; mais il n’y est parlé ni des flèches d’Apollon, ni du sacrifice d’Iphigénie, ni des combats ridicules des dieux. La date des inventions de Triptolème et de Cérès s’y trouve ; mais Cérès n’y est pas appelée déesse. On y fait mention d’un poème sur l’enlèvement de Proserpine ; il n’y est point dit qu’elle soit fille de Jupiter et d’une déesse, et qu’elle soit femme du dieu des enfers.

 

          Hercule est initié aux mystères d’Éleusine ; mais pas un mot sur ses douze travaux, ni sur son passage en Afrique dans sa tasse, ni sur sa divinité, ni sur le gros poisson par lequel il fut avalé, et qui le garda dans son ventre trois jours et trois nuits, selon Lycophron.

 

          Chez nous, au contraire, un étendard est apporté du ciel par un ange aux moines de Saint-Denys ; un pigeon apporte une bouteille d’huile dans une église de Reims ; deux armées de serpents se livrent une bataille rangée en Allemagne ; un archevêque de Mayence est assiégé et mangé par des rats ; et, pour comble, on a grand soin de marquer l’année de ces aventures. Et l’abbé Lenglet compile, compile ces impertinences ; et les almanachs les ont cent fois répétées, et c’est ainsi qu’on a instruit la jeunesse ; et toutes ces fadaises sont entrées dans l’éducation des princes (1).

 

          Toute histoire est récente. Il n’est pas étonnant qu’on n’ait point d’histoire ancienne profane au-delà d’environ quatre mille années. Les révolutions de ce globe, la longue et universelle ignorance de cet art qui transmet les faits par l’écriture, en sont cause. Il reste encore plusieurs peuples qui n’en ont aucun usage. Cet art ne fut commun que chez un très petit nombre de nations policées ; et même était-il en très peu de mains. Rien de plus rare chez les Français et chez les Germains que de savoir écrire ; jusqu’au quatorzième siècle de notre ère vulgaire, presque tous les actes n’étaient attestés que par témoins. Ce ne fut, en France, que sous Charles VII, en 1454, que l’on commença à rédiger par écrit quelques coutumes de France. L’art d’écrire était encore plus rare chez les Espagnols, et de là vient que leur histoire est si sèche et si incertaine jusqu’au temps de Ferdinand et d’Isabelle. On voit par là combien le très petit nombre d’hommes qui savaient écrire pouvaient en imposer, et combien il a été facile de nous faire croire les plus énormes absurdités.

 

          Il y a des nations qui ont subjugué une partie de la terre sans avoir l’usage des caractères. Nous savons que Gengiskan conquit une partie de l’Asie au commencement du treizième siècle ; mais ce n’est ni par lui ni par les Tartares que nous le savons. Leur histoire écrite par les Chinois, et par le Père Gaubil, dit que ces Tartares n’avaient point alors l’art d’écrire.

 

          Cet art ne dut pas être moins inconnu au Scythe Oguskan, nommé Madiès par les Persans et par les Grecs, qui conquit une partie de l’Europe et de l’Asie si longtemps avant le règne de Cyrus. Il est presque sûr qu’alors sur cent nations, il y en avait à peine deux ou trois qui employassent des caractères. Il se peut que, dans un ancien monde détruit, les hommes aient connu l’écriture et les autres arts ; mais dans le nôtre ils sont tous très récents.

 

          Il reste des monuments d’une autre espèce, qui servent à constater seulement l’antiquité reculée de certains peuples, et qui précèdent toutes les époques connues et tous les livres ; ce sont les prodiges d’architecture, comme les pyramides et les palais d’Egypte, qui ont résisté au temps. Hérodote, qui vivait il y a deux mille deux cents ans, et qui les avait vus, n’avait pu apprendre des prêtres égyptiens dans quel temps on les avait élevés.

 

          Il est difficile de donner à la plus ancienne des pyramides moins de quatre mille ans d’antiquité ; mais il faut considérer que ces efforts de l’ostentation de rois n’ont pu être commencés que longtemps après l’établissement des villes. Mais pour bâtir des villes dans un pays inondé tous les ans, remarquons toujours qu’il avait fallu d’abord relever le terrain des villes sur des pilotis dans ce terrain de vase, et les rendre inaccessibles à l’inondation ; il avait fallu, avant de prendre ce parti nécessaire, et avant d’être en état de tenter ces grands travaux, que les peuples se fussent pratiqué des retraites, pendant la crue du Nil, au milieu des rochers qui forment deux chaînes à droite et à gauche de ce fleuve. Il avait fallu que ces peuples rassemblés eussent les instruments du labourage, ceux de l’architecture, une connaissance de l’arpentage, avec des lois et une police. Tout cela demande nécessairement un espace de temps prodigieux. Nous voyons, par les longs détails qui regardent tous les jours nos entreprises les plus nécessaires et les plus petites, combien il est difficile de faire de grandes choses, et qu’il faut non-seulement une opiniâtreté infatigable, mais plusieurs générations animées de cette opiniâtreté.

 

          Cependant, que ce soit Menès, Thaut ou Chéops, ou Ramessès, qui aient élevé une ou deux de ces prodigieuses masses, nous n’en serons pas plus instruits de l’histoire de l’ancienne Egypte : la langue de ce peuple est perdue. Nous ne savons donc autre chose, sinon qu’avant les plus anciens historiens il y avait de quoi faire une histoire ancienne.

 

 

H comme HISTOIRE - 1

1 – Ce paragraphe ne figure pas, on le pense bien, dans l’Encyclopédie, ainsi que les trois alinéas qui le précèdent. (G.A.)

Commenter cet article