DICTIONNAIRE PHILOSOPHIQUE : E comme ESPRIT - Section II
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E comme ESPRIT.
SECTION II.
(1°
Le mot esprit, quand il signifie une qualité de l’âme, est un de ces termes vagues auxquels tous ceux qui les prononcent attachent presque toujours des sens différents : il exprime tout autre chose que jugement, génie, goût, talent, pénétration, étendue, grâce, finesse ; et il doit tenir de tous ces mérites : on pourrait le définir raison ingénieuse.
C’est un mot générique qui a toujours besoin d’un autre mot qui le détermine ; et quand on dit : Voilà un ouvrage plein d’esprit, un homme qui a de l’esprit, on a grande raison de demander duquel. L’esprit sublime de Corneille n’est ni l’esprit exact de Boileau, ni l’esprit naïf de La Fontaine ; et l’esprit de La Bruyère, qui est l’art de peindre singulièrement, n’est point celui de Malebranche, qui est de l’imagination avec de la profondeur.
Quand on dit qu’un homme a un esprit judicieux, on entend moins qu’il a ce qu’on appelle de l’esprit, qu’une raison épurée. Un esprit ferme, mâle, courageux, grand, petit, faible, léger, doux, emporté, etc., signifie le caractère et la trempe de l’âme, et n’a point de rapport à ce qu’on entend dans la société par cette expression, avoir de l’esprit.
L’esprit, dans l’acception ordinaire de ce mot, tient beaucoup du bel esprit, et cependant ne signifie pas précisément la même chose ; car jamais ce terme homme d’esprit ne peut être pris en mauvaise part, et bel esprit est quelquefois prononcé ironiquement.
D’où vient cette différence ? C’est qu’homme d’esprit ne signifie pas esprit supérieur, talent marqué, et que bel esprit le signifie. Ce mot homme d’esprit n’annonce point de prétention, et le bel esprit est une affiche : c’est un art qui demande de la culture ; c’est une espèce de profession, et qui par là expose à l’envie et au ridicule.
C’est en ce sens que le Père Bouhours aurait eu raison de faire entendre, d’après le cardinal du Perron, que les Allemands ne prétendaient pas à l’esprit (2), parce qu’alors leurs savants ne s’occupaient guère que d’ouvrages laborieux et de pénibles recherches, qui ne permettaient pas qu’on y répandît des fleurs, qu’on s’efforçât de briller, et que le bel esprit se mêlât au savant.
Ceux qui méprisent le génie d’Aristote, au lieu de s’en tenir à condamner sa physique, qui ne pouvait être bonne étant privée d’expériences, seraient bien étonnés de voir qu’Aristote a enseigné parfaitement, dans sa Rhétorique, la manière de dire les choses avec esprit ; il dit que cet art consiste à ne se pas servir simplement du mot propre qui ne dit rien de nouveau ; mais qu’il faut employer une métaphore, une figure, dont le sens soit clair et l’expression énergique ; il en apporte plusieurs exemples, et entre autres ce que dit Périclès d’une bataille où la plus florissante jeunesse d’Athènes avait péri : L’année a été dépouillée de son printemps.
Aristote a bien raison de dire qu’il faut du nouveau.
Le premier qui, pour exprimer que les plaisirs sont mêlés d’amertume, les regarda comme des roses accompagnées d’épines, eut de l’esprit ; ceux qui le répétèrent n’en eurent point.
Ce n’est pas toujours par une métaphore qu’on s’exprime spirituellement : c’est par un tour nouveau ; c’est en laissant deviner sans peine une partie de sa pensée : c’est ce qu’on appelle finesse, délicatesse ; et cette manière est d’autant plus agréable, qu’elle exerce et qu’elle fait valoir l’esprit des autres.
Les allusions, les allégories, les comparaisons, sont un champ vaste de pensées ingénieuses ; les effets de la nature, la fable, l’histoire, présentés à la mémoire, fournissent à une imagination heureuse des traits qu’elle emploie à propos.
Il ne sera pas inutile de donner des exemples de ces différents genres. Voici un madrigal de M. de La Sablière, qui a toujours été estimé des gens de goût :
Eglé tremble que dans ce jour
L’Hymen, plus puissant que l’Amour,
N’enlève ses trésors sans qu’elle ose s’en plaindre.
Elle a négligé mes avis ;
Si la belle les eût suivis,
Elle n’aurait plus rien à craindre.
L’auteur ne pouvait, ce me semble, ni mieux cacher ni mieux faire entendre ce qu’il pensait et ce qu’il craignait d’exprimer.
Le madrigal suivant paraît plus brillant et plus agréable ; c’est une allusion à la fable :
Vous êtes belle, et votre sœur est belle ;
Entre vous deux tout choix serait bien doux :
L’Amour était blond comme vous ;
Mais il aimait une brune comme elle.
En voici encore un autre fort ancien. Il est de Bertaut, évêque de Séez, et paraît au-dessus des deux autres, parce qu’il réunit l’esprit et le sentiment.
Quand je revis ce que j’ai tant aimé,
Peu s’en fallut que mon feu rallumé
N’en fît l’amour en mon âme renaître ;
Et que mon cœur, autrefois son captif,
Ne ressemblât l’esclave fugitif
A qui le sort fait rencontrer son maître.
De pareils traits plaisent à tout le monde, et caractérisent l’esprit délicat d’une nation ingénieuse.
Le grand point est de savoir jusqu’où cet esprit doit être admis. Il est clair que dans les grands ouvrages on doit l’employer avec sobriété, par cela même qu’il est un ornement. Le grand art est dans l’à-propos.
Une pensée fine, ingénieuse, une comparaison juste et fleurie, est un défaut quand la raison seule ou la passion doivent parler, ou bien quand on doit traiter de grands intérêts : ce n’est pas alors du faux bel esprit, mais c’est de l’esprit déplacé ; et toute beauté hors de sa place cesse d’être beauté.
C’est un défaut dans lequel Virgile n’est jamais tombé, et qu’on peut quelquefois reprocher au Tasse, tout admirable qu’il est d’ailleurs. Ce défaut vient de ce que l’auteur, trop plein de ses idées, veut se montrer lui-même, lorsqu’il ne doit montrer que ses personnages.
La meilleure manière de connaître l’usage qu’on doit faire de l’esprit, est de lire le petit nombre de bons ouvrages de génie qu’on a dans les langues savantes et dans la nôtre.
Le faux esprit est autre chose que l’esprit déplacé ; ce n’est pas seulement une pensée fausse, car elle pourrait être fausse sans être ingénieuse ; c’est une pensée fausse et recherchée.
Il a été remarqué ailleurs qu’un homme de beaucoup d’esprit, qui traduisit ou plutôt qui abrégea Homère en vers français, crut embellir ce poète, dont la simplicité fait le caractère, en lui prêtant des ornements. Il dit au sujet de la réconciliation d’Achille (Iliade, IX) :
Tout le camp s’écria, dans une joie extrême ;
Que ne vaincra-t-il point ? il s’est vaincu lui-même (3).
Premièrement, de ce qu’on a dompté sa colère, il ne s’ensuit pas du tout qu’on ne sera point battu : secondement, toute une armée peut-elle s’accorder, par une inspiration soudaine, à dire une pointe ?
Si ce défaut choque les juges d’un goût sévère, combien doivent révolter tous ces traits forcés, toutes ces pensées alambiquées que l’on trouve en foule dans des écrits d’ailleurs estimables ? Comment supporter que, dans un livre de mathématiques, on dise que : « Si Saturne venait à manquer, ce serait le dernier satellite qui prendrait sa place, parce que les grands seigneurs éloignent toujours d’eux leurs successeurs ? » Comment souffrir qu’on dise qu’Hercule savait la physique, et qu’on ne pouvait résister à un philosophe de cette force ? L’envie de briller et de surprendre par des choses neuves conduit à ces excès.
Cette petite vanité a produit les jeux de mots dans toutes les langues, ce qui est la pire espèce du faux bel esprit.
Le faux-goût est différent du faux bel esprit, parce que celui-ci est toujours une affectation, un effort de faire mal ; au lieu que l’autre est souvent une habitude de faire mal sans effort, et de suivre par instinct un mauvais exemple établi.
L’intempérance et l’incohérence des imaginations orientales est un faux goût ; mais c’est plutôt un manque d’esprit qu’un abus d’esprit.
Des étoiles qui tombent, des montagnes qui se fendent, des fleuves qui reculent, le soleil et la lune qui se dissolvent, des comparaisons fausses et gigantesques, la nature toujours outrée, sont le caractère de ces écrivains, parce que dans ces pays, où l’on n’a jamais parlé en public, la vraie éloquence n’a pu être cultivée, et qui est bien plus aisé d’être amputé que d’être juste, fin et délicat.
Le faux esprit est précisément le contraire de ces idées triviales et ampoulées : c’est une recherche fatigante de traits déliés, une affectation de dire en énigme ce que d’autres ont déjà dit naturellement, de rapprocher des idées qui paraissent incompatibles, de diviser ce qui doit être réuni, de saisir de faux rapports, de mêler, contre les bienséances, le badinage avec le sérieux, et le petit avec le grand.
Ce serait ici une peine superflue d’entasser des citations dans lesquelles le mot esprit se trouve. On se contentera d’en examiner une de Boileau, qui est rapportée dans le grand Dictionnaire de Trévoux : « C’est le propre des grands esprits, quand ils commencent à vieillir et à décliner, de se plaire aux contes et aux fables. » Cette réflexion n’est pas vraie. Un grand esprit peut tomber dans cette faiblesse ; mais ce n’est pas le propre des grands esprits. Rien n’est plus capable d’égarer la jeunesse que de citer les fautes des bons écrivains comme des exemples.
Il ne faut pas oublier de dire ici en combien de sens différents le mot esprit s’emploie : ce n’est point un défaut de la langue, c’est au contraire un avantage d’avoir ainsi des racines qui se ramifient en plusieurs branches.
Esprit d’un corps, d’une société, pour exprimer les usages, la manière de parler, de se conduire, les préjugés d’un corps.
Esprit de parti, qui est à l’esprit d’un corps ce que sont les passions aux sentiments ordinaires.
Esprit d’une loi, pour en distinguer l’intention ; c’est en ce sens qu’on a dit : La lettre tue, et l’esprit vivifie.
Esprit d’un ouvrage, pour en faire concevoir le caractère et le but.
Esprit de vengeance, pour en signifier désir et intention de se venger.
Esprit de discorde, esprit de révolte, etc.
On a cité dans un dictionnaire esprit de politesse ; mais c’est d’après un auteur nommé Bellegarde, qui n’a nulle autorité. On doit choisir avec un soin scrupuleux ses auteurs et ses exemples. On ne dit point esprit de politesse, comme on dit esprit de vengeance, de dissension, de faction ; parce que la politesse n’est point une passion animée par un motif puissant qui la conduise, lequel on appelle esprit métaphoriquement.
Esprit familier se dit dans un autre sens, et signifie ces êtres mitoyens, ces génies, ces démons admis dans l’antiquité, comme l’esprit de Socrate, etc.
Esprit signifie quelquefois la plus subtile partie de la matière : on dit esprits animaux, esprits vitaux, pour signifier ce qu’on n’a jamais vu, et ce qui donne le mouvement et la vie. Ces esprits, qu’on croit couler rapidement dans les nerfs, sont probablement un feu subtil. Le docteur Mead est le premier qui semble en avoir donné des preuves dans la préface du Traité sur les poisons.
Esprit, en chimie, est encore un terme qui reçoit plusieurs acceptions différentes, mais qui signifie toujours la partie subtile de la matière.
Il y a loin de l’esprit en ce sens, au bon esprit, au bel esprit.
Le même mot, dans toutes les langues, peut donner des idées différentes, parce que tout est métaphore, sans que le vulgaire s’en aperçoive.
1 – Cette section parut dans l’Encyclopédie de Diderot. (G.A.)
2 – Le jésuite Bouhours avait dit qu’un Allemand n’est jamais qu’une bête ; et cette parole n’était pas encore oubliée des Allemands lors de la guerre de Sept-Ans. (G.A.)
3 – Répétition de la section précédente. (G.A.)