DICTIONNAIRE PHILOSOPHIQUE : D comme DIEU, DIEUX - Partie 2

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D comme DIEU, DIEUX.

 

 

 

 

 

(Partie 2)

 

 

 

 

 

_________

 

 

 

 

 

 

 

D’UNE CALOMNIE DE WARBURTON CONTRE CICÉRON,

 

AU SUJET D’UN DIEU SUPRÊME.

 

 

 

 

 

 

 

          Warbuton a calomnié Cicéron et l’ancienne Rome (1), ainsi que ses contemporains. Il suppose hardiment que Cicéron a prononcé ces paroles dans son Oraison pour Flaccus :  « Il est indigne de la majesté de l’empire d’adorer un seul Dieu. – Majestatem imperri non decuit ut unus tantum Deus colatur. »

 

 

 

          Qui le croirait ? il n’y a pas un mot de cela dans l’Oraison pour Flaccus, ni dans aucun ouvrage de Cicéron Il s’agit de quelques vexations dont on accusait Flaccus, qui avait exercé la préture dans l’Asie-Mineure. Il était secrètement poursuivi par les Juifs dont Rome était alors inondée ; car ils avaient obtenu à force d’argent des privilèges à Rome, dans le temps même que Pompée, après Crassus, ayant pris Jérusalem, avait fait pendre leur roitelet Alexandre, fils d’Aristobule. Flaccus avait défendu qu’on fît passer des espèces d’or et d’argent à Jérusalem, parce que ces monnaies en revenaient altérées, et que le commerce en souffrait ; il avait fait saisir l’or qu’on y portait en fraude. Cet or, dit Cicéron, est encore dans le trésor, Flaccus s’est conduit avec autant de désintéressement que Pompée.

 

 

 

          Ensuite Cicéron, avec son ironie ordinaire, prononce ces paroles : « Chaque pays a sa religion ; nous avons la nôtre. Lorsque Jérusalem était encore libre, et que les Juifs étaient en paix, ces Juifs n’avaient pas moins en horreur la splendeur de cet empire, la dignité du nom romain, les institutions de nos ancêtres. Aujourd’hui cette nation a fait voir plus que jamais, par la force de ses armes, ce qu’elle doit penser de l’empire romain. Elle nous a montré par sa valeur combien elle est chère aux dieux immortels ; elle nous l’a prouvé, en étant vaincue, dispersée, tributaire. »

 

 

 

          Sua cuique civitati relligio est ; nostra nobis. Stantibus Hierosolymis, pacatisque Judæis, tamen istorum relligio sacrorum, à splendore hujus imperii, gravitate nominis nostri, majorum institutis, abhorrebat : nunc vero, hoc magis, quod illa gens quid de imperio nostro sentiret, ostendit armis : quam cara diis immortalibus esset, docuit, quod est victa, quod elocata, quod servata. » CIC. Oratio pro Flacco, cap. XXVIII.)

 

 

 

          Il est donc très faux que jamais ni Cicéron ni aucun Romain ait dit qu’il ne convenait pas à la majesté de l’empire de reconnaître un Dieu suprême. Leur Jupiter, ce Zeus des Grecs, ce Jehova des Phéniciens, fut toujours regardé comme le maître des dieux secondaires ; on ne peut trop inculquer cette grande vérité.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

LES ROMAINS ONT-ILS PRIS TOUS LEURS DIEUX DES GRECS ?

 

 

 

 

 

 

 

          Les Romains n’auraient-ils pas eu plusieurs dieux qu’ils ne tenaient pas des Grecs ?

 

 

 

          Par exemple, ils ne pouvaient avoir été plagiaires en adorant Cœlum, quand les Grecs adoraient Ouranon ; en s’adressant à Saturnus et à Tellus, quand les Grecs s’adressaient à Gê et à Chronos.

 

 

 

          Ils appelaient Cérès celle que les Grecs nommaient Deo et Demiter.

 

 

 

          Leur Neptune était Poseidon ; leur Vénus était Aphrodite ; leur Junon s’appelait en grec Era ; leur Proserpine, Coré ; enfin leur favori Mars, Arès ; et leur favorite Bellone, Enio. Il n’y a pas là un nom qui se ressemble.

 

 

 

          Les beaux esprits grecs et romains s’étaient-ils rencontrés, ou les uns avaient-ils pris des autres la chose dont ils déguisaient le nom ?

 

 

 

          Il est assez naturel que les Romains, sans consulter les Grecs, se soient fait des dieux du ciel, du temps, d’un être qui préside à la guerre, à la génération, aux moissons, sans aller demander des dieux en Grèce, comme ensuite ils allèrent leur demander des lois. Quand vous trouvez un nom qui ne ressemble à rien, il paraît juste de le croire originaire du pays.

 

 

 

          Mais Jupiter, le maître de tous les dieux, n’est-il pas un mot appartenant à toutes les nations, depuis l’Euphrate jusqu’au Tibre ? C’était Jow, Jovis chez les premiers Romains, Zeus chez les Grecs, Jehova chez les Phénciens, les Syriens, les Egyptiens.

 

 

 

          Cette ressemblance ne paraît-elle pas servir à confirmer que tous ces peuples avaient la connaissance de l’Etre suprême ? connaissance confuse, à la vérité ; mais quel homme peut l’avoir distincte ?

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

SECTION III.

 

 

 

Examen de Spinosa

 

 

 

(2)

 

 

 

 

 

 

 

          Spinosa ne peut s’empêcher d’admettre une intelligence agissante dans la matière, et faisant un tout avec elle.

 

 

 

          « Je dois conclure, dit-il (3), que l’Etre absolu n’est ni pensée, ni étendue, exclusivement l’un de l’autre, mais que l’étendue et la pensée sont les attributs nécessaires de l’Etre absolu. »

 

 

 

          C’est en quoi il paraît différer de tous les athées de l’antiquité, Ocellus Lucanus, Héraclite, Démocrite, Leucippe, Straton, Epicure, Pythagore, Diagore, Zénon d’Elée, Anaximandre, et tant d’autres. Il en diffère surtout par sa méthode, qu’il avait entièrement puisée dans la lecture de Descartes, dont il a imité jusqu’au style.

 

 

 

          Ce qui étonnera surtout la foule de ceux qui crient Spinosa ! Spinosa ! et qui ne l’ont jamais lu, c’est sa déclaration suivante. Il ne la fait pas pour éblouir les hommes, pour apaiser des théologiens, pour se donner des protecteurs, pour désarmer un parti ; il parle en philosophe sans se nommer, sans s’afficher ; il s’exprime en latin pour être entendu d’un très petit nombre. Voici sa profession de foi.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

PROFESSION DE FOI DE SPINOSA.

 

 

 

 

 

 

 

« Si je concluais aussi que l’idée de Dieu, comprise sous celle de l’infinité de l’univers (4), me dispense de l’obéissance, de l’amour et du culte, je ferais encore un plus pernicieux usage de ma raison ; car il m’est évident que les lois que j’ai reçues, non par le rapport ou l’entremise des autres hommes, mais immédiatement de lui, sont celles que la lumière naturelle me fait connaître pour véritables guides d’une conduite raisonnable. Si je manquais d’obéissance à cet égard, je pécherais non-seulement contre le principe de mon être et contre la société de mes pareils, mais contre moi-même, en me privant du plus solide avantage de mon existence. Il est vrai que cette obéissance ne m’engage qu’aux devoirs de mon état, et qu’elle me fait envisager tout le reste comme des pratiques frivoles, inventées superstitieusement, ou pour l’utilité de ceux qui les ont instituées.

 

 

 

A l’égard de l’amour de Dieu, loin que cette idée le puisse affaiblir, j’estime qu’aucune autre n’est plus propre à l’augmenter, puisqu’elle me fait connaître que Dieu est intime à mon être ; qu’il me donne l’existence et toutes mes propriétés ; mais qu’il me les donne libéralement, sans reproche, sans intérêt, sans m’assujettir à autre chose qu’à ma propre nature. Elle bannit la crainte, l’inquiétude, la défiance, et tous les défauts d’un amour vulgaire ou intéressé. Elle me fait sentir que c’est un bien que je ne puis perdre, et que je possède d’autant mieux que je le connais et que je l’aime. »

 

 

 

          Est-ce le vertueux et tendre Fénelon, est-ce Spinosa qui a écrit ces pensées ? Comment deux hommes si opposés l’un à l’autre ont-ils pu se rencontrer dans l’idée d’aimer Dieu pour lui-même, avec des notions de Dieu si différentes ? (Voyez AMOUR DE DIEU)

 

 

 

          Il le faut avouer, ils allaient tous deux au même but, l’un en chrétien, l’autre en homme qui avait le malheur de ne le pas être ; le saint archevêque, en philosophe persuadé que Dieu est distingué de la nature ; l’autre, en disciple très égaré de Descartes, qui s’imaginait que Dieu est la nature entière.

 

 

 

          Le premier était orthodoxe, le second se trompait, j’en dois convenir : mais tous deux étaient dans la bonne foi, tous deux estimables dans leur sincérité comme dans leurs mœurs douces et simples, quoiqu’il n’y ait eu d’ailleurs nul rapport entre l’imitateur de l’Odyssée et un cartésien sec, hérissé d’arguments ; entre un très bel esprit de la cour de Louis XIV, revêtu de ce qu’on nomme une grande dignité, et un pauvre Juif déjudaïsé, vivant avec trois cents florins de rente (5) dans l’obscurité la plus profonde.

 

 

 

          S’il est entre eux quelque ressemblance, c’est que Fénelon fut accusé devant le sanhédrin de la nouvelle loi, et l’autre devant une synagogue sans pouvoir comme sans raison ; mais l’un se soumit, et l’autre se révolta.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

DU FONDEMENT DE LA PHILOSOPHIE DE SPINOSA.

 

 

 

 

 

 

 

          Le grand dialecticien Bayle a réfuté Spinosa (6). Ce système n’est donc pas démontré comme une proposition d’Euclide. S’il l’était, on ne saurait le combattre. Il est donc au moins obscur.

 

 

 

          J’ai toujours eu quelque soupçon que Spinosa, avec sa substance universelle, ses modes et ses accidents, avait entendu autre chose que ce que Bayle entend, et que par conséquent Bayle peut avoir eu raison, sans avoir confondu Spinosa. J’ai toujours cru surtout que Spinosa ne s’entendait pas souvent lui-même, et que c’est la principale raison pour laquelle on ne l’a pas entendu.

 

 

 

          Il me semble qu’on pourrait battre les remparts du spinosisme par un côté que Bayle a négligé. Spinosa pense qu’il ne peut exister qu’une seule substance ; et il paraît par tout son livre qu’il se fonde sur la méprise de Descartes, que tout est plein. Or, il est aussi faux que tout soit vide. Il est démontré aujourd’hui que le mouvement est aussi impossible dans le plein absolu, qu’il est impossible que, dans une balance égale, un poids de deux livres élève un poids de quatre.

 

 

 

          Or, si tous les mouvements exigent absolument des espaces vides, que deviendra la substance unique de Spinosa ? comment la substance d’une étoile entre laquelle et nous est un espace vide si immense, sera-t-elle précisément la substance de notre terre, la substance de moi-même (7), la substance d’une mouche mangée par une araignée ?

 

 

 

          Je me trompe peut-être ; mais je n’ai jamais conçu comment Spinosa, admettant une substance infinie dont la pensée et la matière sont les deux modalités, admettant la substance, qu’il appelle Dieu, et dont tout ce que nous voyons est mode ou accident, a pu cependant rejeter les causes finales. Si cet être infini, universel, pense, comment n’aurait-il pas des desseins ? s’il a des desseins, comment n’aurait-il pas une volonté ? Nous sommes, dit Spinosa, des modes de cet être absolu, nécessaire, infini. Je dis à Spinosa : Nous voulons, nous avons des desseins, nous qui ne sommes que des modes : donc cet être infini, nécessaire, absolu, ne peut en être privé ; dont il a volonté, desseins, puissance.

 

 

 

          Je sais bien que plusieurs philosophes, et surtout Lucrèce, ont nié les causes finales ; et je sais que Lucrèce, quoique peu châtié, est un très grand poète dans ses descriptions et dans sa morale ; mais en philosophie, il me paraît, je l’avoue, fort au-dessous d’un portier de collège et d’un bedeau de paroisse. Affirmer que ni l’œil n’est fait pour voir, ni l’oreille pour entendre, ni l’estomac pour digérer, n’est-ce pas là la plus énorme absurdité, la plus révoltante folie qui soit jamais tombée dans l’esprit humain ? Tout douteur que je suis, cette démence me paraît évidente, et je le dis.

 

 

 

          Pour moi, je ne vois dans la nature, comme dans les arts, que des causes finales ; et je crois un pommier fait pour porter des pommes, comme je crois une montre faite pour marquer l’heure.

 

 

 

          Je dois avertir ici que si Spinosa dans plusieurs endroits de ses ouvrages se moque des causes finales, il les reconnaît plus expressément que personne dans sa première partie de l’Etre en général et en particulier.

 

 

 

          Voici ses paroles :

 

 

 

« Qu’il me soit permis de m’arrêter ici quelque instant (8), pour admirer la merveilleuse dispensation de la nature, laquelle ayant enrichi la constitution de l’homme de tous les ressorts nécessaires pour prolonger jusqu’à certain terme la durée de sa fragile existence, et pour animer la connaissance qu’il a de lui-même par celle d’une infinité de choses éloignées, semble avoir exprès négligé de lui donner des moyens pour bien connaître celles dont il est obligé de faire un usage plus ordinaire, et même les individus de sa propre espèce. Cependant, à le bien prendre, c’est moins l’effet d’un refus que celui d’une extrême libéralité, puisque s’il y avait quelque être intelligent qui en pût pénétrer un autre contre son gré, il jouirait d’un tel avantage au-dessus de lui, que par cela même il serait exclu de sa société ; au lieu que dans l’état présent, chaque individu, jouissant de lui-même avec une pleine indépendance, ne se communique qu’autant qu’il lui convient. »

 

 

 

 

 

Que conclurai-je de là ? que Spinosa se contredit souvent ; qu’il n’avait pas toujours des idées nettes ; que dans le grand naufrage des systèmes il se sauvait tantôt sur une planche, tantôt sur une autre ; qu’il ressemblait, par cette faiblesse, à Malebranche, à Arnauld, à Bossuet, à Claude, qui se sont contredits quelquefois dans leurs disputes : qu’il était comme tant de métaphysiciens et de théologiens. Je conclurai que je dois me défier à plus forte raison de toutes mes idées en métaphysique ; que je suis un animal très faible, marchant sur des sables mouvants qui se dérobent continuellement sous moi, et qu’il n’y a peut-être rien de si fou que de croire avoir toujours raison.

 

 

 

Vous êtes très confus, Baruch (9) Spinosa ; mais êtes-vous aussi dangereux qu’on le dit ? Je soutiens que non ; et ma raison, c’est que vous êtes confus, que vous avez écrit en mauvais latin, et qu’il n’y a pas dix personnes en Europe qui vous lisent d’un bout à l’autre, quoiqu’on vous ait traduit en français. Quel est l’auteur dangereux ? c’est celui qui est lu par les oisifs de la cour et par les dames.

 

 

 

D comme DIEU - 2

 

 

1 – Préface de la deuxième partie du tome II de la Légation de Moïse, page 91.

 

 

 

2 – Baruch Spinosa était né à Amsterdam, en 1632, d’une famille juive originaire de Portugal. La nouveauté de ses idées religieuses lui attira des persécutions, tant de la part des chrétiens que de celle des Israélites. Tous ses biographes, même Bayle qui le réfute, s’accordent à louer ses lumières, ses connaissances, sa probité et son désintéressement. Il mourut d’une maladie de poitrine, à l’âge de quarante-cinq ans. Deux de ses ouvrages seulement parurent de son vivant, un Examen de la philosophie de Descartes (1663, in-4°), et un Traité théologico-politique (1670, in-4°). La meilleure édition de ses œuvres est celle qu’a donnée le docteur Paulus, en deux volumes in-8° (Iéna, 1803). (E.B.)

 

 

 

3 – Page 13, édition de Foppens.

 

 

 

4 – Page 44.

 

 

 

5 – On vit, après sa mort, par ses comptes, qu’il n’avait quelquefois dépensé que quatre sous et demi en un jour pour sa nourriture. Ce n’est pas là un repas de moines assemblés en chapitre.

 

 

 

6 – Voyez l’article SPINOSA, Dictionnaire de Bayle.

 

 

 

7 – Ce qui fait que Bayle n’a pas pressé cet argument, c’est qu’il n’était pas instruit des démonstrations de Newton, de Keill, de Gregori, de Halley, que le vide est nécessaire pour le mouvement.

 

 

 

8 – Page 14.

 

 

 

9 – Il s’appelle Baruch et non Benoît, car il ne fut jamais baptisé.

 

 

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