DICTIONNAIRE PHILOSOPHIQUE : C comme CONTRADICTIONS - Partie 1
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C comme CONTRADICTIONS.
SECTION PREMIÈRE.
Plus on voit ce monde, et plus on le voit plein de contradictions et inconséquences. A commencer par le Grand-Turc, il fait couper toutes les têtes qui lui déplaisent, et peut rarement conserver la sienne.
Si du Grand-Turc nous passons au Saint-Père, il confirme l’élection des empereurs, il a des rois pour vassaux ; mais il n’est pas si puissant qu’un duc de Savoie. Il expédie des ordres pour l’Amérique et pour l’Afrique, et il ne pourrait pas ôter un privilège à la république de Lucques. L’empereur est roi des Romains ; mais le droit de leur roi consiste à tenir l’étrier du pape et à lui donner à laver à la messe.
Les Anglais servent leur monarque à genoux, mais ils le déposent, l’emprisonnent et le font périr sur l’échafaud.
Des hommes qui font vœu de pauvreté obtiennent, en vertu de ce vœu, jusqu’à deux cent mille écus de rente, et, en conséquence de leur vœu d’humilité, sont des souverains despotiques. On condamne hautement à Rome la pluralité des bénéfices avec charge d’âmes, et on donne tous les jours des bulles à un Allemand pour cinq ou six évêchés à la fois. C’est, dit-on, que les évêques allemands n’ont point charge d’âmes. Le chancelier de France est la première personne de l’Etat ; il ne peut manger avec le roi, du moins jusqu’à présent, et un colonel à peine gentilhomme a cet honneur. Une intendante est reine en province et bourgeoise à la cour.
On cuit en place publique ceux qui sont convaincus du péché de non-conformité, et on explique gravement dans tous les collèges la seconde églogue de Virgile, avec la déclaration d’amour de Corydon au bel Alexis : « Formosum pastor Corydon ardebat Alexin ; « et on fait remarquer aux enfants que, quoique Alexis soit blond et qu’Amyntas soit brun, cependant Amyntas pourrait bien avoir la préférence.
Si un pauvre philosophe, qui ne pense point à mal, s’avise de vouloir faire tourner la terre, ou d’imaginer que la lumière vient du soleil, ou de supposer que la matière pourrait bien avoir quelques autres propriétés que celles que nous connaissons, on crie à l’impie, au perturbateur du repos public ; et on traduit, ad usum Delphini, les Tusculanes de Cicéron, et Lucrèce, qui sont deux cours complets d’irréligion.
Les tribunaux ne croient plus aux possédés, on se moque des sorciers ; mais on a brûlé Gaufridi et Grandier pour sortilège ; et, en dernier lieu, la moitié d’un parlement voulait condamner au feu un religieux, accusé d’avoir ensorcelé une fille de dix-huit ans en soufflant sur elle (1).
Le sceptique philosophe Bayle a été persécuté même en Hollande. La Mothe Le Vayer, plus sceptique et moins philosophe, a été précepteur du roi Louis XIV et du frère du roi. Gourville était à la fois pendu en effigie à Paris et ministre de France en Allemagne.
Le fameux athée Spinosa vécut et mourut tranquille. Vanini, qui n’avait écrit que contre Aristote, fut brûlé comme athée : il a l’honneur, en cette qualité, de remplir un article dans les histoires des gens de lettres et dans tous les dictionnaires, immenses archives de mensonges et d’un peu de vérité : ouvrez ces livres, vous y verrez que non-seulement Vanini enseignait publiquement l’athéisme dans ses écrits, mais encore que douze professeurs de sa secte étaient partis de Naples avec lui dans le dessein de faire partout des prosélytes ; ouvrez ensuite les livres de Vanini, vous serez bien surpris de ne voir que des preuves de l’existence de Dieu. Voici ce qu’on lit dans son Amphitheatrum, ouvrage également condamné et ignoré : « Dieu est son principe et son terme, sans fin et sans commencement, n’ayant besoin ni de l’un ni de l’autre, et père de tout commencement et de toute fin ; il existe toujours, mais dans aucun temps ; pour lui le passé ne fut point, et l’avenir ne viendra point ; il règne partout sans être dans un lieu ; immobile sans s’arrêter, rapide sans mouvement ; il est tout, et hors de tout ; il est dans tout, mais sans être enfermé ; hors de tout, mais sans être exclu d’aucune chose ; bon, mais sans qualité ; entier, mais sans parties ; immuable en variant tout l’univers ; sa volonté est sa puissance ; simple, il n’y a rien en lui de purement possible, tout y est réel ; il est le premier, le moyen, le dernier acte ; enfin étant tout, il est au-dessus de tous les êtres, hors d’eux, dans eux, au-delà d’eux, à jamais devant et après eux. » C’est après une telle profession de foi que Vanini fut déclaré athée. Sur quoi fut-il condamné ? sur la simple déposition d’un nommé Francon. En vain ses livres déposaient pour lui. Un seul ennemi lui a coûté la vie et l’a flétri dans l’Europe.
Le petit livre de Cymbalum mundi (2), qui n’est qu’une imitation froide de Lucien, et qui n’a pas le plus léger, le plus éloigné rapport au christianisme, a été aussi condamné aux flammes. Mais Rabelais a été imprimé avec privilège, et on a très tranquillement laissé un libre cours à l’Espion Turc, et même aux Lettres persanes, à ce livre léger, ingénieux et hardi, dans lequel il y a une lettre tout entière en faveur du suicide ; une autre où l’on trouve ces propres mots : « Si l’on suppose une religion ; » une autre où il est dit expressément que les évêques n’ont « d’autres fonctions que de dispenser d’accomplir la loi ; » une autre où il est dit expressément que les évêques n’ont « d’autres fonctions que de dispenser d’accomplir la loi ; » une autre enfin où il est dit que le pape est un magicien qui fait accroire que trois ne sont qu’un, que le pain qu’on mange n’est pas du pain, etc.
L’abbé de Saint-Pierre, homme qui a pu se tromper souvent, mais qui n’a jamais écrit qu’en vue du bien public, et dont les ouvrages étaient appelés par le cardinal Dubois les rêves d’un bon citoyen ; l’abbé de Saint-Pierre, dis-je, a été exclu de l’Académie française d’une voie unanime, pour avoir, dans un ouvrage de politique, préféré l’établissement des conseils sous la régence aux bureaux des secrétaires d’Etat qui gouvernaient sous Louis XIV, et pour avoir dit que les finances avaient été malheureusement administrées sur la fin de ce glorieux règne. L’auteur des Lettres persanes n’avait parlé de Louis XIV, dans son livre, que pour dire que ce roi était un « magicien qui faisait accroire à ses sujets que du papier était de l’argent ; qu’il n’aimait que le gouvernement turc ; qu’il préférait un homme qui lui avait gagné des batailles ; qu’il avait donné une pension à un homme qui avait fui deux lieues, et un gouvernement à un homme qui en avait fui quatre ; qu’il était accablé de pauvreté ; » quoiqu’il soit dit dans la même lettre que ses finances sont inépuisables. Voilà, encore une fois, tout ce que cet auteur, dans son seul livre alors connu, avait dit de Louis XIV, protecteur de l’Académie française ; et ce livre est le seul titre sur lequel l’auteur a été effectivement reçu dans l’Académie française. On peut ajouter encore, pour comble de contradiction, que cette compagnie le reçut pour en avoir été tournée en ridicule. Car de tous les livres où on s’est réjoui aux dépens de cette Académie, il n’y en a guère où elle soit traitée plus mal que dans les Lettres persanes. Voyez la lettre où il est dit : « ceux qui composent ce corps n’ont d’autres fonctions que de jaser sans cesse. L’éloge vient se placer comme de lui-même dans leur babil éternel, etc. ». Après avoir ainsi traité cette compagnie, il fut loué par elle, à sa réception, du talent de faire des portraits ressemblants (3).
Si je voulais continuer à examiner les contrariétés qu’on trouve dans l’origine des lettres, il faudrait écrire l’histoire de tous les savants et de tous les beaux esprits ; de même que si je voulais détailler les contrariétés dans la société, il faudrait écrire l’histoire du genre humain. Un Asiatique qui voyagerait en Europe pourrait bien nous prendre pour des païens. Nos jours de la semaine portent les noms de Mars, de Mercure, de Jupiter, de Vénus ; les noces de Cupidon et de Psyché sont peintes dans la maison des papes : mais surtout si cet Asiatique voyait notre Opéra, il ne douterait pas que ce ne fût une fête à l’honneur des dieux du paganisme. S’il s’informait un peu plus exactement de nos mœurs, il serait bien plus étonné : il verrait qu’en Espagne une loi sévère défend qu’aucun étranger ait la moindre part indirecte au commerce de l’Amérique, et que cependant les étrangers y font, par les facteurs espagnols, un commerce de cinquante millions par an, de sorte que l’Espagne ne peut s’enrichir que par la violation de la loi, toujours subsistante et toujours méprisée. Il verrait qu’en un autre pays le gouvernement fait fleurir une compagnie des Indes, et que les théologiens ont déclaré le dividende des actions criminel devant Dieu. Il verrait qu’on achète le droit de juger les hommes ; celui de commander à la guerre, celui d’entrer au conseil ; il ne pourrait comprendre pourquoi il est dit dans les patentes qui donnent ces places, qu’elles ont été accordées gratis et sans brigue, tandis que la quittance de finance est attachée aux lettres de provision. Notre asiatique ne serait-il pas surpris de voir des comédiens gagés par les souverains, et excommuniés par les curés ? Il demanderait pourquoi un lieutenant-général roturier qui aura gagné des batailles (4), sera mis à la taille comme un paysan, et qu’un échevin sera noble comme les Monmorency ? Pourquoi, tandis qu’on interdit les spectacles réguliers dans une semaine consacrée à l’édification, on permet des bateleurs qui offensent les oreilles les moins délicates ? Il verrait presque toujours nos usages en contradiction avec nos lois ; et si nous voyagions en Asie, nous y trouverions à peu près les mêmes incompatibilités.
Les hommes sont partout également fous ; ils ont fait des lois à mesure, comme on répare des brèches de murailles. Ici les fils aînés ont ôté tout ce qu’ils ont pu aux cadets, là les cadets partagent également. Tantôt l’Eglise a ordonné le duel, tantôt elle l’a anathématisé. On a excommunié tour à tour les partisans et les ennemis d’Aristote, et ceux qui portaient des cheveux longs et ceux qui les portaient courts. Nous n’avons dans le monde de loi parfaite que pour régler une espèce de folie, qui est le jeu. Les règles du jeu sont les seules qui n’admettent ni exception, ni relâchement, ni variété, ni tyrannie. Un homme qui a été laquais, s’il joue au lansquenet avec des rois, est payé sans difficulté quand il gagne ; partout ailleurs la loi est un glaive dont le plus fort coupe par morceaux le plus faible.
Cependant ce monde subsiste comme si tout était bien ordonné ; l’irrégularité tient à notre nature ; notre monde politique est comme notre globe, quelque chose d’informe qui se conserve toujours. Il y aurait de la folie à vouloir que les montagnes, les mers, les rivières, fussent tracées en belles figures régulières ; il y aurait encore plus de folie de demander aux hommes une sagesse parfaite ; ce serait vouloir donner des ailes à des chiens, ou des cornes à des aigles.
SECTION II.
Exemples tirés de l’histoire, de la sainte Ecriture,
De plusieurs écrivains, du fameux curé Meslier,
D’un prédicant nommé Antoine, etc.
On vient de montrer les contradictions de nos usages, de nos mœurs, de nos lois : on n’en a pas dit assez.
Tout a été fait surtout dans notre Europe, comme l’habit d’Arlequin : son maître n’avait point de drap ; quand il fallut l’habiller, il prit des vieux lambeaux de toutes couleurs : Arlequin fut ridicule, mais il fut vêtu.
Où est le peuple dont les lois et les usages ne se contredisent pas ? Y a-t-il une contradiction plus frappante et en même temps plus respectable que le saint empire romain ? en quoi est-il saint ? en quoi est-il empire ? en quoi est-il romain (5) ?
Les Allemands sont une brave nation que ni les Germanicus, ni les Trajan, ne purent jamais subjuguer entièrement. Tous les peuples germains qui habitaient au-delà de l’Elbe furent toujours invincibles, quoique mal armés ; c’est en partie de ces tristes climats que sortirent les vengeurs du monde. Loin que l’Allemagne soit l’empire romain, elle a servi à le détruire.
Cet empire était réfugié à Constantinople, quand un Allemand, un Austrasien alla d’Aix-la-Chapelle à Rome, dépouiller pour jamais les césars grecs de ce qui leur restait en Italie. Il prit le nom de césar, d’impérator ; mais ni lui ni ses successeurs n’osèrent jamais résider à Rome. Cette capitale ne peut ni se vanter ni se plaindre que depuis Augustule, dernier excrément de l’empire romain, aucun césar ait vécu et soit enterré dans ses murs.
Il est difficile que l’empire soit saint, parce qu’il professe trois religions, dont deux sont déclarées impies, abominables, damnables et damnées, par la cour de Rome, que toute la cour impériale regarde comme souveraine sur ces cas.
Il n’est certainement pas romain, puisque l’empereur n’a pas dans Rome une maison.
En Angleterre, on sert les rois à genoux. La maxime constante est que le roi ne peut jamais faire mal : The king can do no wrong. Ses ministres seuls peuvent avoir tort ; il est infaillible dans ses actions comme le pape dans ses jugements. Telle est la foi fondamentale, la loi salique d’Angleterre. Cependant le parlement juge son roi Edouard II vaincu et fait prisonnier par sa femme : on déclare qu’il a tous les torts du monde, et qu’il est déchu de tous droits à la couronne. Guillaume Trussel vient dans sa prison lui faire le compliment suivant :
« Moi, Guillaume Trussel, procureur du parlement et de toute la nation anglaise, je révoque l’hommage à toi fait autrefois ; je te défie et je te prive du pouvoir royal, et nous ne tiendrons plus à toi doresnavant (6). »
Le parlement juge et condamne le roi Richard II, fils du grand Edouard III. Trente et un chefs d’accusation sont produits contre lui, parmi lesquels on en trouve deux singuliers : Qu’il avait emprunté de l’argent sans payer, et qu’il avait dit en présence de témoins qu’il était le maître de la vie et des biens de ses sujets.
Le parlement dépose Henri VI qui avait un très grand tort, mais d’une autre espèce, celui d’être imbécile.
Le parlement déclare Edouard IV traître, confisque tous ses biens, et ensuite le rétablit quand il est heureux.
Pour Richard III, celui-là eut véritablement tort plus que tous les autres ; c’était un Néron, mais un Néron courageux ; et le parlement ne déclara ses torts que quand il eut été tué.
La chambre représentant le peuple d’Angleterre imputa plus de torts à Charles Ier qu’il n’en avait, et le fit périr sur un échafaud. Le parlement jugea que Jacques II avait de très grands torts, et surtout celui de s’être enfui. Il déclara la couronne vacante, c’est-à-dire il le déposa.
Aujourd’hui Junius écrit au roi d’Angleterre que ce monarque a tort d’être bon et sage. Si ce ne sont pas là des contradictions, je ne sais où l’on peut en trouver.
Des contradictions dans quelques rites.
Après ces grandes contradictions politiques qui se divisent en cent mille petites contradictions, il n’y en a point de plus forte que celle de quelques-uns de nos rites. Nous détestons le judaïsme ; il n’y a pas quinze ans qu’on brûlait encore les Juifs. Nous les regardons comme les assassins de notre Dieu, et nous nous assemblons tous les dimanches pour psalmodier des cantiques juifs : si nous ne les récitons pas en hébreu, c’est que nous sommes des ignorants. Mais les quinze premiers évêques, prêtres, diacres et troupeau de Jérusalem, berceau de la religion chrétienne, récitèrent toujours les psaumes juifs dans l’idiome juif de la langue syriaque ; et jusqu’au temps du calife Omar, presque tous les chrétiens, depuis Tyr jusqu’à Alep, priaient dans cet idiome juif. Aujourd’hui, qui réciterait les psaumes tels qu’ils ont été composés, qui les chanterait dans la langue juive, serait soupçonné d’être circoncis et d’être juif il serait brûlé comme tel ; il l’aurait été du moins il y a vingt ans, quoique Jésus-Christ ait été circoncis, quoique les apôtres et les disciples aient été circoncis. Je mets à part tout le fond de notre sainte religion, tout ce qui est un objet de foi, tout ce qu’il ne faut considérer qu’avec une soumission craintive ; je n’envisage que l’écorce, je ne touche qu’à l’usage ; je demande s’il y en eut jamais un plus contradictoire ?
1 – C’est le procès du P. Girard et de La Cadière. Rien n’a tant déshonoré l’humanité. (Voltaire.)
2 – Par Bonaventure Desperriers, écrivain de la première moitié du seizième siècle.
3 – Cette phrase ne se trouve point dans le discours imprimé de M. Mallet, alors directeur : ainsi, ou la mémoire de Voltaire l’a mal servi, ou cette phrase ayant été remarquée à la lecture publique, on l’aura supprimée dans l’impression. (K.)
4 – Cette ridicule coutume a été enfin abolie en 1751. Les lieutenants généraux des armées ont été déclarés nobles comme les échevins.
5 – Cette observation de Voltaire est devenue proverbiale. (G.A.)
6 – Rapin Thoyras n’a pas traduit littéralement cet acte.