DICTIONNAIRE PHILOSOPHIQUE : Avertissement
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DICTIONNAIRE PHILOSOPHIQUE
AVERTISSEMENT POUR LA PRÉSENTE ÉDITION
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Cette nouvelle édition des Œuvres de Voltaire n’est pas la simple réimpression d’une édition antérieure. On le remarquera dès cette première page ; car si nous groupons encore les matières sous les rubriques imaginées par les éditeur de Kehl (Dictionnaire philosophique, Législation, Politique, etc.), nous nous permettons de changer l’ordonnance successive des différentes séries. Ainsi nous rompons, dès le début, avec l’usage classique qui consiste à présenter tout d’abord Voltaire comme poète épique ou tragique. Si les précédents éditeurs commençaient leur publication par la Henriade ou le Théâtre, ce n’était nullement pour suivre de plus près l’ordre chronologique. Ils se soumettaient bonnement au préjugé d’école qui donne à la poésie le haut pas sur la prose sans tenir compte de l’idée exprimée. Et Voltaire le poète faisait ombre à Voltaire le philosophe, qui seul pourtant nous attire encore.
Nous donnons, nous, la place d’honneur à l’œuvre qui fait le plus d’honneur à l’écrivain philosophe. Or, si Voltaire n’abdique jamais ce titre, ni dans ses tragédies, ni dans ses poèmes, ni dans ses poésies même les plus légères, il ne s’est jamais montré plus digne de le porter qu’en écrivant le Dictionnaire philosophique. Rien ne nous fait mieux voir la grandeur de son idéal, fruit de l’universalité de ses connaissances, ni ne nous montre mieux l’éclatante variété de son esprit que ce livre unique au monde. Ce n’est pourtant qu’une collection d’articles par A, B, C, écrits presque tous dans la vieillesse. Mais quelle verve en dépit de l’érudition et de l’âge ! C’est bien ici, plutôt que dans ses tragédies, qu’il a, pour nous servir d’une de ses expressions, le diable au corps. L’œuvre est si vivante encore aujourd’hui qu’on la croirait contemporaine, tant il s’en dégage de bouffées d’actualité.
Il a été de grande mode pendant la première moitié du dix-neuvième siècle, et cette mode se continue encore chez quelques hommes du jour, de tenir l’érudition et la critique du siècle dernier pour chose futile et creuse. Si ces maîtres avaient des raisons politiques pour faire affiche d’un tel mépris, on peut dire aussi que la légèreté avec laquelle des philosophes comme Voltaire portent le bagage de leurs connaissances, et l’importance religieuse qu’affectent nos érudits dès qu’ils touchent au moindre fétu dans le fumier du passé, ont fait le crédit de cette opinion. Nous prouverons pourtant, dans nos annotations, que la critique moderne n’est pas aussi supérieure à l’autre qu’elle se l’imagine, et que la plupart des preuves ou des arguments dont, par exemple, on se sert aujourd’hui en Allemagne contre l’authenticité de tel passage de la Bible ou des Evangiles, sont absolument les mêmes que Voltaire produisait en son temps, mais avec plus d’esprit.
Quoique d’une seule pièce, le Dictionnaire philosophique que voici est un composé de différents ouvrages publiés à différentes époques, mais tous de même nature. On y trouve fondus ensemble :
1. Le Dictionnaire philosophique portatif, ou La Raison par alphabet (1764). Un vol. in-8° ;
2. Les Questions sur l’Encyclopédie, 1770-1772 ;
3. L’Opinion par alphabet (ouvrage posthume) ;
4. Les articles insérés dans l’Encyclopédie ;
5. Plusieurs articles destinés au Dictionnaire de l’Académie, et d’autres morceaux de peu d’étendue.
Dans un tel amalgame les répétitions étaient à craindre. Les éditeurs de Kehl ont fait tous les retranchements possibles, mais, par respect pour Voltaire, ils n’ont osé supprimer les passages qu’il aurait fallu remplacer par d’autres pour rétablir les liaisons. Nous noterons donc ces redites.
On trouvera aussi que telle question est traitée avec plus de hardiesse sous telle enseigne que sous telle autre, qu’il y a même çà et là des contradictions, des concedo, des réticences ; mais c’est pure affaire de tactique. Lorsque Voltaire lâche aujourd’hui pied sur un point, soyez certain qu’il sent que le nœud de la bataille est ailleurs, et qu’il a besoin de toutes ses forces pour le combat du jour, car ce livre est tout de polémique, qu’on ne l’oublie pas. Afin d’en bien saisir les mouvements, il faudrait toujours avoir présent à l’esprit ce que dit Condorcet de la tactique des philosophes du dix-huitième siècle dans son merveilleux Tableau des progrès de l’esprit humain (neuvième période), tactique qui a eu raison en quelques années de tout un passé de plusieurs siècles.
Il convient enfin de rappeler où et comment prit naissance l’idée première de ce Dictionnaire. Son origine est caractéristique : c’est à Potsdam, chez le roi de Prusse, dans un souper philosophique, le 28 Septembre 1752. Qui fit la proposition ? La Métrie, d’Argens, Maupertuis, Voltaire ? On ne sait ; mais dès que l’idée fut produite, les gens de lettres qui étaient là, et le roi lui-même, déclarèrent tous qu’ils travailleraient de concert à la réaliser. Seul, Voltaire devait tenir parole. Il se mit au lit tout préoccupé de ce projet, et le lendemain il esquissait déjà quelques articles. Ce ne fut pourtant qu’en 1764 que parut le Dictionnaire philosophique portatif, première assise de l’œuvre, et qui donne son nom à tout l’édifice.
Vraiment le pauvre petit volume joua de malheur dès son apparition. Et d’abord, il fut condamné en même temps que les Lettres de la Montagne, de Jean-Jacques Rousseau, par le parlement de Paris le 19 Mars 1765 : « Quel abus, s’écriait Joly de Fleury dans son réquisitoire, quel abus plus énorme et plus déshonorant de l’esprit et des talents ! La religion aura toujours des Celse, des Julien, des Socin, des Bayle, des insensés ! Mais, malheur à ces hommes qui, flattés d’ériger une école d’erreur et d’iniquité, se chargent de l’horreur et de l’exécration des hommes sages et vertueux de tous les pays ! etc., etc., etc. » L’un des hommes vertueux vantés par l’avocat, le fameux abbé Terray, fut le rapporteur de l’affaire, et le bourreau brûla le Dictionnaire portatif au pied du grand escalier du Palais. A Rome, le petit volume fut condamné le 8 juillet de la même année ; et puis, l’année suivante, autre châtiment, mais qui fait de ce livre presque une chose sacrée. Le chevalier de La Barre, un enfant, ayant été condamné aussi à être brûlé pour avoir chanté des couplets antireligieux, les juges firent jeter sur le même bûcher le Dictionnaire philosophique, si bien que les cendres du livre se mêlèrent à celles de la malheureuse victime. La France ne se releva de cette double honte qu’en 1789 ; car ce fut la Révolution qui réhabilita la mémoire de La Barre, en même temps qu’elle s’efforçait d’appliquer les idées de justice et de liberté prêchées si hautement par Voltaire dans ce Dictionnaire même, et qui n’avaient été considérées jusqu’alors que comme « un abus énorme et déshonorant de l’esprit et du talent, » pour parler la langue de l’avocat général Joly de Fleury en son réquisitoire.
ÉMILE DE LA BÉDOLLIÈRE, − GEORGES AVENEL.