DICTIONNAIRE PHILOSOPHIQUE : A comme AME - Section III

Publié le par loveVoltaire

 A comme AME - Section 3

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SECTION III.

 

 

DE L’ÂME DES BÊTES ET DE QUELQUES IDÉES CREUSES.

 

 

 

 

 

         Avant l’étrange système qui suppose les animaux de pures machines sans aucune sensation, les hommes n’avaient jamais imaginé dans les bêtes une âme immatérielle ; et personne n’avait poussé la témérité jusqu’à dire qu’une huître possède une âme spirituelle. Tout le monde s’accordait paisiblement à convenir que les bêtes avaient reçu de Dieu du sentiment, de la mémoire, des idées, et non pas un esprit pur. Personne n’avait abusé du don de raisonner au point de dire que la nature a donné aux bêtes tous les organes du sentiment pour qu’elles n’eussent point de sentiment. Personne n’avait dit qu’elles crient quand on les blesse, et qu’elles fuient quand on les poursuit, sans éprouver ni douleur ni crainte.

 

         On ne niait point alors la toute-puissance de Dieu ; il avait pu communiquer à la matière organisée des animaux le plaisir, la douleur, le ressouvenir, la combinaison de quelques idées ; il avait pu donner à plusieurs d’entre eux, comme au singe, à l’éléphant, au chien de chasse, le talent de se perfectionner dans les arts qu’on leur apprend ; non-seulement il avait pu douer presque tous les animaux carnassiers du talent de mieux faire la guerre dans leur vieillesse expérimentée que dans leur jeunesse trop confiante ; non-seulement, dis-je, il l’avait pu, mais il l’avait fait ; l’univers en était témoin.

 

         Pereira et Descartes soutinrent à l’univers qu’il se trompait, que Dieu avait joué des gobelets, qu’il avait donné tous les instruments de la vie et de la sensation aux animaux, afin qu’ils n’eussent ni sensation, ni vie proprement dite. Mais je ne sais quels prétendus philosophes, pour répondre à la chimère de Descartes, se jetèrent dans la chimère opposée ; ils donnèrent libéralement un esprit pur aux crapauds et aux insectes :

 

 

In vitium ducit culpæ fuga…..

 

HOR., de Art poet.

 

 

         Entre ces deux folies, l’une qui ôte le sentiment aux organes du sentiment, l’autre qui loge un pur esprit dans une punaise, on imagina  un milieu ; c’est l’instinct : et qu’est-ce que l’instinct ? Oh  oh ! c’est une forme substantielle ; c’est une forme plastique ; c’est un je ne sais quoi ; c’est de l’instinct. Je serai de votre avis, tant que vous appellerez la plupart des choses je ne sais quoi, tant que votre philosophie commencera et finira par je ne sais ; mais quand vous affirmerez, je vous dirai avec Prior dans son poème sur les vanités du monde :

 

 

Osez-vous assigner, pédants insupportables,

Une cause diverse à des effets semblables ?

Avez-vous mesuré cette mince cloison

Qui semble séparer l’instinct de la raison ?

Vous êtes mal pourvus et de l’un et de l’autre.

Aveugles insensés, quelle audace est la vôtre !

L’orgueil est votre instinct. Conduirez-vous nos pas

Dans ces chemins glissants que vous ne voyez pas ?

 

 

         L’auteur de l’article ÂME, dans l’Encyclopédie, s’explique ainsi : « Je me représente l’âme des bêtes comme une substance immatérielle et intelligente ; mais de quelle espèce ? Ce doit être, ce me semble, un principe actif qui a des sensations, et qui n’a que cela… Si nous réfléchissons sur la nature de l’âme des bêtes, elle ne nous fournit rien de son fonds qui nous porte à croire que sa spiritualité la sauvera de l’anéantissement. »

 

         Je n’entends pas comment on se représente une substance immatérielle. Se représenter quelque chose, c’est s’en faire une image ; et jusqu’à présent personne n’a pu peindre l’esprit. Je veux que, par le mot représente, l’auteur entende je conçois ; pour moi, j’avoue que je ne le conçois pas. Je conçois encore moins qu’une âme spirituelle soit anéantie, parce que je ne conçois ni la création, ni le néant ; parce que je n’ai jamais assisté au conseil de Dieu ; parce que je ne sais rien du tout des principes des choses.

 

         Si je veux prouver que l’âme est un être réel, on m’arrête en me disant que c’est une faculté. Si j’affirme que c’est une faculté, et que j’ai celle de penser, on me répond que je me trompe, que Dieu, le maître éternel de toute la nature, fait tout en moi et je dirige toutes mes actions et toutes mes pensées ; que si je produisais mes pensées, je saurais celles que j’aurai dans une minute ; que je ne le sais jamais ; que je ne suis qu’un automate à sensations et à idées, nécessairement dépendant et entre les mains de l’Etre suprême, infiniment plus soumis à lui que l’argile ne l’est au potier.

 

         J’avoue donc mon ignorance ; j’avoue que quatre mille tomes de métaphysique ne nous enseigneront pas ce que c’est que notre âme.

 

         Un philosophe orthodoxe disait à un philosophe hétérodoxe : Comment avez-vous pu parvenir à imaginer que l’âme est mortelle de sa nature, et qu’elle n’est éternelle que par la pure volonté de Dieu ? Par mon expérience, dit l’autre. – Comment ! est-ce que vous êtes mort ? – Oui ? fort souvent. Je tombais en épilepsie dans ma jeunesse, et je vous assure que j’étais parfaitement mort pendant plusieurs heures. Nulle sensation, nul souvenir même du moment où j’étais tombé. Il m’arrive à présent la même chose presque toutes les nuits. Je ne sens jamais précisément le moment où je m’endors ; mon sommeil est absolument sans rêves. Je ne peux imaginer que par conjectures combien de temps j’ai dormi. Je suis mort régulièrement six heures en vingt-quatre. C’est le quart de ma vie.

 

         L’orthodoxe alors lui soutint qu’il pensait toujours pendant son sommeil sans qu’il en sût rien. L’hétérodoxe lui répondit : Je crois par la révélation que je penserai toujours dans l’autre vie ; mais je vous assure que je pense rarement dans celle-ci.

 

         L’orthodoxe ne se trompait pas en assurant l’immortalité de l’âme, puisque la foi et la raison démontrent cette vérité ; mais il pouvait se tromper en assurant qu’un homme endormi pense toujours.

 

         Locke avouait franchement qu’il ne pensait pas toujours quand il dormait : un autre philosophe a dit : « Le propre de l’homme est de penser ; mais ce n’est pas son essence. »

 

         Laissons à chaque homme la liberté et la consolation de se chercher soi-même, et de se perdre dans ses idées.

 

         Cependant il est bon de savoir qu’en 1730 un philosophe (1) essuya une persécution assez forte pour avoir avoué, avec Locke, que son entendement n’était pas exercé tous les moments du jour et de la nuit, de même qu’il ne se servait pas à tout moment de ses bras et de ses jambes. Non-seulement l’ignorance de cour le persécuta, mais l’ignorance maligne de quelques prétendus littérateurs se déchaîna contre le persécuté. Ce qui n’avait produit en Angleterre que quelques disputes philosophiques, produisit en France les plus lâches atrocités ; un Français fut la victime de Locke.

 

         Il y a eu toujours dans la fange de notre littérature plus d’un de ces misérables qui ont vendu leur plume et cabalé contre leurs bienfaiteurs mêmes. Cette remarque est bien étrangère à l’article ÂME ; mais faudrait-il perdre une occasion d’effrayer ceux qui se rendent indignes du nom d’hommes de lettres, qui prostituent le peu d’esprit et de conscience qu’ils ont à un vil intérêt, à une politique chimérique, qui trahissent leurs amis pour flatter des sots, qui broient en secret la ciguë dont l’ignorant puissant et méchant veut abreuver des citoyens utiles ?

 

         Arriva-t-il jamais dans la véritable Rome qu’on dénonçât aux consuls un Lucrèce pour avoir mis en vers le système d’Epicure ? un Cicéron pour avoir écrit plusieurs fois qu’après la mort on ne ressent aucune douleur ? qu’on accusât un Pline, un Varron, d’avoir eu des idées particulières sur la Divinité ? La liberté de penser fut illimitée chez les Romains. Les esprits durs, jaloux et rétrécis, qui se sont efforcés d’écraser parmi nous cette liberté, mère de nos connaissances et premier ressort de l’entendement humain, ont prétexté des dangers chimériques. Ils n’ont pas songé que les Romains, qui poussaient cette liberté beaucoup plus loin que nous, n’en ont pas moins été nos vainqueurs, nos législateurs ; et que les disputes de l’école n’ont pas plus de rapport au gouvernement que le tonneau de Diogène n’en eut avec les victoires d’Alexandre.

 

         Cette leçon vaut bien une leçon sur l’âme : nous aurons peut-être plus d’une occasion d’y revenir (2).

 

         Enfin, en adorant Dieu de toute notre âme, confessons toujours notre profonde ignorance sur cette âme, sur cette faculté de sentir et de penser que nous tenons de sa bonté infinie. Avouons que nos faibles raisonnements ne peuvent rien ôter, rien ajouter à la révélation et à la foi. Concluons enfin que nous devons employer cette intelligence, dont la nature est inconnue, à perfectionner les sciences qui sont l’objet de l’Encyclopédie ; comme les horlogers emploient des ressorts dans leurs montres, sans savoir ce que c’est que le ressort.

 

 

 

 A comme AME - Section 3

 

 

 

1 – Voltaire (Voyez ce qui est relatif aux Lettres philosophiques, dans la correspondance générale de 1730 à 1736.) (K.)

 

2 – Voltaire, en effet, ne se lassa pas de revendiquer la liberté de penser qu’on ne reconquit qu’à la Révolution. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

 

 

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