DICTIONNAIRE PHILOSOPHIQUE : A comme ABRAHAM - Partie 1

Publié le par loveVoltaire

A comme ABRAHAM - 1

 

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A comme ABRAHAM.

 

 

 

 

 

 

SECTION PREMIÈRE.

 

 

 

          Nous ne devons rien dire de ce qui est divin dans Abraham, puisque l’Ecriture a tout dit. Nous ne devons même toucher que d’une main respectueuse à ce qui appartient au profane, à ce qui tient à la géographie, à l’ordre des temps, aux mœurs, aux usages ; car ces usages, ces mœurs étant liés à l’histoire sacrée, ce sont des ruisseaux qui semblent conserver quelque chose de la divinité de leur source.

 

          Abraham, quoique né vers l’Euphrate, fait une grande époque pour les Occidentaux, et n’en fait point une pour les Orientaux, chez lesquels il est pourtant aussi respecté que parmi nous. Les mahométans n’ont de chronologie certaine que depuis leur hégire.

 

          La science des temps, absolument perdue dans les lieux où les grands événements sont arrivés, est venue enfin dans nos climats, où ces faits étaient ignorés. Nous disputons sur tout ce qui s’est passé vers l’Euphrate, le Jourdain et le Nil ; et ceux qui sont aujourd’hui les maîtres du Nil, du Jourdain et de l’Euphrate, jouissent sans disputer.

 

          Notre grande époque étant celle d’Abraham, nous différons de soixante années sur sa naissance. Voici le compte d’après les registres :

 

          « Tharé vécut soixante-dix ans, et engendra Abraham, Nachor, et Aran.

 

          Et Tharé ayant vécu deux cent cinq ans, mourut à Haran.

 

          Le Seigneur dit à Abraham : Sortez de votre pays, de votre famille, de la maison de votre père, et venez dans la terre que je vous montrerai, et je vous rendrai père d’un grand peuple. »

 

          Il paraît d’abord évident par le texte que Tharé ayant eu Abraham à soixante-dix ans, étant mort à deux cent cinq, et Abraham étant sorti de la Chaldée immédiatement après la mort de son père, il avait juste cent trente-cinq ans lorsqu’il quitta son pays. Et c’est à peu près le sentiment de saint Etienne dans son discours aux Juifs ; mais la Genèse dit aussi :

 

          « Abraham avait soixante et quinze ans lorsqu’il sortit de Haran. »

 

          C’est le sujet de la principale dispute sur l’âge d’Abraham, car il y en a beaucoup d’autres. Comment Abraham était-il à la fois âgé de cent trente-cinq années, et seulement de soixante-quinze ? Saint Jérôme et saint Augustin disent que cette difficulté est inexplicable. Dom Calmet, qui avoue que ces deux saints n’ont pu résoudre ce problème, croit dénouer aisément le nœud en disant qu’Abraham était le cadet des enfants de Tharé, quoique la Genèse le nomme le premier, et par conséquent l’aîné.

 

          La Genèse fait naître Abraham dans la soixante-dixième année de son père, et Calmet le fait naître dans la cent trentième. Une telle conciliation a été un nouveau sujet de querelle.

 

          Dans l’incertitude où le texte et le commentaire nous laissent, le meilleur parti est d’adorer sans disputer.

 

          Il n’y a point d’époque dans ces anciens temps qui n’ait produit une multitude d’opinions différentes. Nous avions, suivant Moréri, soixante-dix systèmes de chronologie sur l’histoire dictée par Dieu même. Depuis Moréri il s’est élevé cinq nouvelles manières de concilier les textes de l’Ecriture : ainsi voilà autant de disputes sur Abraham qu’on lui attribue d’années dans le texte quand il sortit de Haran. Et de ces soixante-quinze systèmes, il n’y en a pas un qui nous apprenne au juste ce que c’est que cette ville ou ce village de Haran, ni en quel endroit elle était (1). Quel est le fil qui nous conduira dans ce labyrinthe de querelles depuis le premier verset jusqu’au dernier ? la résignation.

 

          L’Esprit saint n’a voulu nous apprendre ni la chronologie, ni la physique, ni la logique ; il a voulu faire de nous des hommes craignant Dieu. Ne pouvant rien comprendre, nous ne pouvons être que soumis.

 

          Il est également difficile de bien expliquer comment Sara, femme d’Abraham, était aussi sa sœur. Abraham dit positivement au roi de Gérar Abimélech, par qui Sara avait été enlevée pour sa grande beauté à l’âge de quatre-vingt-dix ans, étant grosse d’Isaac : « Elle est véritablement ma sœur, étant fille de mon père, mais non pas de ma mère ; et j’en ai fait ma femme. »

 

          L’Ancien Testament ne nous apprend point comment Sara était sœur de son mari. Dom Calmet, dont le jugement et la sagacité sont connus de tout le monde, dit qu’elle pouvait bien être sa nièce.

 

          Ce n’était point probablement un inceste chez les Chaldéens, non plus que chez les Perses leurs voisins. Les mœurs changent selon les temps et selon les lieux. On peut supposer qu’Abraham, fils de Tharé, idolâtre, était encore idolâtre quand il épousa Sara, soit qu’elle fût sa sœur, soit qu’elle fût sa nièce.

 

          Plusieurs pères de l’Eglise excusent moins Abraham d’avoir dit en Egypte à Sara : « Aussitôt que les Egyptiens vous auront vue, ils me tueront et vous prendront : dites donc, je vous prie, que vous êtes ma sœur, afin que mon âme vive par votre grâce. » Elle n’avait alors que soixante et cinq ans. Ainsi, puisque vingt-cinq ans après elle eut un roi de Gérar pour amant, elle avait pu, avec vingt-cinq ans de moins, inspirer quelque passion au pharaon d’Egypte. En effet, ce pharaon l’enleva, de même qu’elle fut enlevée depuis par Abimélech, roi de Gérar, dans le désert.

 

          Abraham avait reçu en présent, à la cour de Pharaon, « beaucoup de bœuf ; de brebis, d’ânes et d’ânesses, de chameaux, de chevaux, de serviteurs et servantes. » Ces présents, qui sont considérables, prouvent que les pharaons étaient déjà d’assez grands rois. Le pays de l’Egypte était donc déjà très peuplé. Mais pour rendre la contrée habitable, pour y bâtir des villes, il avait fallu des travaux immenses, faire écouler dans une multitude de canaux les eaux du Nil, qui inondaient l’Egypte tous les ans pendant quatre ou cinq mois, et qui croupissaient ensuite sur la terre ; il avait fallu élever ces villes vingt pieds au moins au-dessus de ces canaux. Des travaux si considérables semblaient demander quelques milliers de siècles.

 

          Il n’y a guère que quatre cents ans entre le déluge et le temps où nous plaçons le voyage d’Abraham chez les Egyptiens. Ce peuple devait être bien ingénieux, et d’un travail bien infatigable, pour avoir, en si peu de temps, inventé les arts et toutes les sciences, compté le Nil, et changé toute la face du pays. Probablement même plusieurs grandes pyramides étaient déjà bâties, puisqu’on voit, quelque temps après, que l’art d’embaumer les morts était perfectionné ; et les pyramides n’étaient que les tombeaux où l’on déposait les corps des princes avec les plus augustes cérémonies.

 

          L’opinion de cette grande ancienneté des pyramides est d’autant plus vraisemblable que trois cents ans auparavant, c’est-à-dire cent années après l’époque hébraïque du déluge de Noé, les Asiatiques avaient bâti, dans les plaines de Sennaar, une tour qui devait aller jusqu’aux cieux Saint Jérôme, dans son commentaire sur Isaïe, dit que cette tour avait déjà quatre mille pas de hauteur lorsque Dieu descendit pour détruire cet ouvrage.

 

          Supposons que ces pas soient seulement de deux pieds et demi de roi, cela fait dix mille pieds ; par conséquent la tour de Babel était vingt fois plus haute que les pyramides d’Egypte, qui n’ont qu’environ cinq cents pieds. Or, quelle prodigieuse quantité d’instruments n’avait pas été nécessaire pour élever un tel édifice ! Tous les arts devaient y avoir concouru en foule. Les commentateurs en concluent que les hommes de ce temps-là étaient incomparablement plus grands, plus forts, plus industrieux que nos nations modernes.

 

          C’est là ce que l’on peut remarquer à propos d’Abraham touchant les arts et les sciences.

 

          A l’égard de sa personne, il est vraisemblable qu’il fut un homme considérable. Les Persans, les Chaldéens, le revendiquaient. L’ancienne religion des mages l’appelait de temps immémorial Kish-Ibrahim, Milat-Ibrahim, et l’on convient que le mot Ibrahim est précisément celui d’Abraham, rien n’étant plus ordinaire aux Asiatiques, qui écrivaient rarement les voyelles, que de changer l’i

en a et l’a en i dans la prononciation.

 

          On a prétendu même qu’Abraham était le Brama des Indiens, dont la notion était parvenue aux peuples de l’Euphrate qui commerçaient de temps immémorial dans l’Inde.

 

          Les Arabes le regardaient comme le fondateur de la Mecque. Mahomet, dans son Koran, voit toujours en lui le plus respectable de ses prédécesseurs. Voici comme il en parle au troisième sura, ou chapitre : « Abraham n’était ni juif ni chrétien ; il était un musulman orthodoxe ; il n’était point du nombre de ceux qui donnent des compagnons à Dieu. »

 

          La témérité de l’esprit humain a été poussée jusqu’à imaginer que les Juifs ne se dirent descendants d’Abraham que dans des temps très-postérieurs, lorsqu’ils eurent enfin un établissement fixe dans la Palestine. Ils étaient étrangers, haïs et méprisés de leurs voisins. Ils voulurent, dit-on, se donner quelque relief en se faisait passer pour les descendants d’Abraham, révéré dans une grande partie de l’Asie. La foi que nous devons aux livres sacrés des Juifs tranche toutes ces difficultés.

 

          Des critiques non moins hardis font d’autres objections sur le commerce immédiat qu’Abraham eut avec Dieu, sur ses combats et sur ses victoires.

 

          Le Seigneur lui apparut après sa sortie d’Egypte, et lui dit : « Jetez les yeux vers l’aquilon, l’orient, le midi et l’occident ; je vous donne pour toujours à vous et à votre postérité jusqu’à la fin des siècles in sempiternum, à tout jamais, tout le pays que vous voyez. »

 

          Le Seigneur, par un second serment, lui promit ensuite « Tout ce qui est depuis le Nil jusqu’à l’Euphrate. »

 

          Ces critiques demandent comment Dieu a pu promettre ce pays immense que les Juifs n’ont jamais possédé, et comment Dieu a pu leur donner à tout jamais la petite partie de la Palestine dont ils sont chassés depuis si longtemps.

 

          Le Seigneur ajoute encore à ces promesses, que la postérité d’Abraham sera aussi nombreuse que la poussière de la terre. « Si l’on peut compter la poussière de la terre, on pourra compter aussi vos descendants. »

 

          Nos critiques insistent et disent qu’il n’y a pas aujourd’hui sur la surface de la terre quatre cent mille Juifs, quoiqu’ils aient toujours regardé le mariage comme un devoir sacré, et que leur plus grand objet ait été la population.

 

          On répond à ces difficultés que l’Eglise substituée à la synagogue est la véritable race d’Abraham, et qu’en effet elle est très-nombreuse.

 

          Il est vrai qu’elle ne possède pas la Palestine, mais elle peut la posséder un jour, comme elle l’a déjà conquise du temps du pape Urbain II, dans la première croisade. En un mot, quand on regarde avec les yeux de la foi l’Ancien Testament comme une figure du Nouveau, tout est accompli ou le sera, et la faible raison doit se taire.

 

          On fait encore des difficultés sur la victoire d’Abraham auprès de Sodome ; on dit qu’il n’est pas concevable qu’un étranger, qui venait faire paître ses troupeaux vers Sodome, ait battu, avec trois cent dix-huit gardeurs de bœufs et de moutons, « un roi de Perse, un roi de Pont, le roi de Babylone et le roi des nations, » et qu’il les ait poursuivis jusqu’à Damas, qui est à plus de cent milles de Sodome.

 

          Cependant une telle victoire n’est point impossible  on en voit des exemples dans ces temps héroïques ; le bras de Dieu n’était point raccourci. Voyez Gédéon qui, avec trois cents hommes armés de trois cents cruches et de trois cents lampes, défait une armée entière. Voyez Samson qui tue seul mille Philistins à coups de mâchoire d’âne.

 

          Les histoires profanes fournissent même de pareils exemples. Trois cents Spartiates arrêtèrent un moment l’armée de Xerxès au pas des Thermopyles. Il est vrai qu’à l’exception d’un seul qui s’enfuit, ils y furent tous tués avec leur roi Léonidas, que Xerxès eut la lâcheté de faire pendre au lieu de lui ériger une statue qu’il méritait. Il est vrai encore que ces trois cents Lacédémoniens qui gardaient un passage escarpé où deux hommes pouvaient à peine gravir à la fois, étaient soutenus par une armée de dix mille Grecs distribués dans des postes avantageux, au milieu des rochers d’Ossa et de Pélion ; et il faut encore bien remarquer qu’il y en avait quatre mille aux Thermopyles mêmes.

 

          Ces quatre mille périrent après avoir longtemps combattu. On peut dire qu’étant dans un endroit moins inexpugnable que celui des trois cent Spartiates, ils y acquirent encore plus de gloire en se défendant plus à découvert contre l’armée persane qui les tailla tous en pièces. Aussi, dans le monument érigé depuis sur le champ de bataille, on fit mention de ces quatre mille victimes, et l’on ne parle aujourd’hui que des trois cents.

 

          Une action plus mémorable encore, et bien moins célébrée, est celle de cinquante Suisses qui mirent en déroute (2) à Morgarten toute l’armée de l’archiduc Léopold d’Autriche, composée de vingt mille hommes. Ils renversèrent seuls la cavalerie à coups de pierres du haut d’un rocher, et donnèrent le temps à quatorze cents Helvétiens de trois petits cantons de venir achever la défaire de l’armée.

 

          Cette journée de Morgarten est plus belle que celle des Thermopyles, puisqu’il est plus beau de vaincre que d’être vaincu. Les Grecs étaient au nombre de dix mille bien armés, et il était impossible qu’ils eussent affaire à cent mille Perses dans un pays montagneux. Il est plus que probable qu’il n’y eut pas trente mille Perses qui combattirent ; mais ici quatorze cents Suisses défont une armée de vingt mille hommes. La proportion du petit nombre au grand augmente encore la proportion de la gloire… Où nous a conduits Abraham ?

 

          Ces digressions amusent celui qui les fait, et quelquefois celui qui les lit. Tout le monde d’ailleurs est charmé de voir que les gros bataillons soient battus par les petits.

 

 

A comme ABRAHAM - 1

 

 

 

1 – Harrân, ville appelée Carrœ par les auteurs classiques et célèbre par la défaite de Crassus. (G.A.)

 

2 – En 1315. (Voltaire.)

 

 

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