DIALOGUES ET ENTRETIENS : Entre un prêtre et un ministre protestant
Photo de KHALAH
ENTRE UN PRÊTRE ET UN MINISTRE PROTESTANT.
[Dans ce second Dialogue, c’est Jacques Vernet de Genève qui est en scène avec le prêtre de l’entretien précédent (ENTRE UN PRÊTRE ET UN ENCYCLOPÉDISTE).Voyez sur ce Vernet la Lettre curieuse de Robert Covelle, OPUSCULES.] (G.A.)
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LE PRÊTRE.
Entrez, entrez, monsieur. Vous me trouvez ici bien échauffé ; ne croyez pas, je vous prie, que ce soit en parlant de controverse que ma ville s’est allumée ; je ne songe plus ni à Calvin ni à Luther ; ce n’est plus contre les réformateurs que je veux écrire ; ce ne sera plus le mot d’hérétique que je ferai résonner dans mes écrits et dans mes sermons. Je veux poursuivre les philosophes, les encyclopédistes ; et voilà les vrais schismatiques. Il faut que nous oubliions tous nos démêlés, que nous nous passions mutuellement nos dogmes et notre doctrine, et que nous nous réunissions contre cette engeance pernicieuse qui a voulu nous détruire : car, ne vous y trompez pas, ils en veulent également à tous les ecclésiastiques, à toutes les religions ; ils prétendent établir l’empire de la raison : et nous resterions tranquilles dans ce danger !
LE MINISTRE.
Monsieur, je loue infiniment le dessein où vous êtes de perdre ceux qui veulent nous décréditer, mais j’en blâme la manière ; il faut s’y prendre plus doucement, et par là plus sûrement : presque toujours on se nuit à soi-même en poursuivant son ennemi avec trop de passion et d’acharnement. Je sais bien aussi qu’il ne faut pas trop raisonner, et que ces gens-là sont assez subtils pour en imposer à ceux qui examinent. Mais il faut décrier les auteurs, et alors l’ouvrage perd certainement son crédit ; il faut adroitement empoisonner leur conduite ; il faut les traduire devant le public comme des gens vicieux, en feignant de pleurer sur leurs vices ; il faut présenter leurs actions sous un jour odieux, en feignant de les disculper ; si les faits nous manquent, il faut en supposer, en feignant de faire une partie de leurs fautes. C’est par ces moyens-là que nous contribuerons à l’avancement de la religion et de la piété, et que nous préviendrons les maux et les scandales que les philosophes causeraient dans le monde s’ils y trouvaient quelque créance.
LE PRÊTRE.
Voilà qu’on vous surprend toujours dans ce malheureux défaut de la tolérance qui vous a séparés de nous, et qui s’oppose aux progrès de votre religion. Ah ! si, comme nous, vous brûliez, vous envoyiez à la potence, aux galères, il y aurait un peu plus de foi parmi vous autres, et l’on ne vous reprocherait pas de tomber dans le relâchement.
Vous me direz peut-être que notre zèle s’est bien ralenti, et que si nous n’avions pas les billets de confession (1), on ne distinguerait plus notre religion de la vôtre ; mais laissez faire les jansénistes et les auteurs du Journal chrétien.
LE MINISTRE.
Il est vrai que nos idées sont différentes sur les moyens d’étendre la foi ; mais nous avons eu quelques-uns de ces moments brillants que vous regrettez, et le supplice de Servet (2) doit exciter votre admiration et votre envie. La corruption des mœurs met des entraves à notre zèle ; mais je réponds de moi et de mes confrères ; et si l’autorité séculière voulait seconder le zèle ecclésiastique, nous offririons de bon cœur sur le même bûcher un sacrifice à Dieu, dont l’odeur lui serait certainement bien agréable.
LE PRÊTRE.
Je suis enchanté de ce que vous me dites, et je vois que nous ne différons que par la conduite, et non par les intentions. Puisque nous pensons de même, exterminons donc les philosophes : tout est permis contre eux ; supposons-leur des crimes, des blasphèmes ; déférons-les au gouvernement comme ennemis de la religion et de l’autorité ; excitons les magistrats à les punir, en y intéressant leur salut ; et s’ils se refusent à nos pieux desseins, flétrissons les encyclopédistes dans nos écrits, anathématisons-les dans la chaire, et poursuivons-les sans relâche.
LE MINISTRE.
Je le veux bien, et je crois même que notre union secrète produira un très bon effet ; ce pieux syncrétisme ne sera point soupçonné du public, qui, voyant les deux partis acharnés contre ces gens-là, ne manquera pas de les croire très criminels ; mais cependant que gagnerons-nous à tout cela ? Je vous avoue que j’aime bien à décrier ceux qui attaquent la religion et ses ministres ; mais si l’on gagnait davantage à les louer, cela deviendrait embarrassant. Nous autres ministres protestants, nous sommes mariés, nos bénéfices sont des plus minces, et nous vous devons à notre famille : on n’a point de considération dans le monde sans argent, et on doit procurer de la considération à ses enfants. Si en disant du mal des philosophes et du bien de leurs ouvrages, ou du bien de leurs personnes et du mal de leurs ouvrages, ou même si en louant le tout on vendait mieux ses feuilles, il faudrait bien se soumettre à cette nécessité.
S’ils voulaient même acheter la paix, cela dépendrait des conditions : si, par exemple, on pouvait les engager à n’attaquer que les luthériens, ce serait un moyen d’accommodement, et ce serait les faire travailler pour nous ; mais s’ils veulent absolument que cela soit plus général, ne pourrait-on pas, moyennant une petite redevance, leur abandonner la morale, qui dans le fond tient plus à la jurisprudence qu’à la religion, et les moines, que vous n’aimez pas mieux que nous ? Par ce léger sacrifice nous sauverions les dogmes et les prêtres, ce qui est pourtant l’essentiel ; nous occuperions les philosophes, et nous aurions la gloire de les rendre nos tributaires.
LE PRÊTRE.
Ah, fi donc ! quoi l’intérêt peut trouver place dans votre cœur, quand il s’agit de celui de la religion ! vous pouvez balancer entre Dieu et Mammon (3) ! Il s’agit bien de vendre ses feuilles, il s’agit de les faire lire ; je vendrais plutôt mon manteau pour acheter du papier et des plumes, et écrire contre eux. D’ailleurs que voulez-vous qu’ils vous donnent ? ce sont des gueux qui ne vivent que de ce qu’ils rompraient pour jamais avec vous si j’avais moins à cœur l’écrasement de cette canaille ; mais vous m’êtes nécessaire pour l’exécution de mon projet ; et puisqu’il vous faut de l’argent, je vous ferai avoir une pension de mille écus sur la caisse des nouveaux convertis : j’exigerai seulement une petite condition, c’est que vous me fassiez quelques sermons dont j’ai besoin contre les encyclopédistes, pour les gens d’une certaine espèce ; et vous m’en ferez bien aussi trois ou quatre sur la controverse pour le peuple.
LE MINISTRE.
Je le veux bien ; je ferai le tout en conscience : je n’ai jamais prêché contre les encyclopédistes ; il faudra des sermons tout neufs ; ma santé est faible, et pourrait se ressentir de ce travail ; ainsi je ne vous en ferai pas sur la controverse, mais je pourrai vous en retourner trois ou quatre des miens sur cette matière.
Vous vous êtes scandalisé de ce que je pensais à l’intérêt ; mais vous cesserez bientôt de l’être, lorsque vous saurez que j’applique cet argent à de bonnes œuvres, et que je destine cette pension à l’entretien d’un pauvre homme auquel je m’intéresse très particulièrement. Ne vous étonnez donc pas si je vous demande qu’elle soit payée régulièrement, et même d’avance si cela se peut.
LE PRÊTRE.
Je vous le promets, et l’usage que vous faites de cet argent vous rend toute mon estime ; mais n’avez-vous jamais lu ce livre dont je ne saurais prononcer le nom sans frémir ? Je ne l’ai pas vu, mais on dit qu’au mot VIE, l’article de Vie heureuse fait dresser les cheveux. Tolère-t-on cet ouvrage de Satan dans le pays où vous vivez ?
LE MINISTRE.
J’en ai lu quelque chose, et en effet ce livre est plein de blasphèmes et d’impiétés. Le mot VIEque vous citez n’est pas encore fait (4) ; mais sans doute qu’il serait affreux s’il était imprimé.
On a souffert cet ouvrage dans ma patrie, quoique j’aie bien fait quelques tentatives pour en faire saisir une cinquantaine d’exemplaires qui y sont répandus, et que je voulais faire confisquer au profit des ecclésiastiques, parce qu’ils sont à l’abri de la contagion, et que, l’ayant entre leurs mains, ils l’auraient mieux réfuté. La chose a souffert quelque difficulté ; et, pour diminuer au moins la grandeur du mal, j’en ai emprunté sous main quelques exemplaires que je n’ai point rendus : j’ai imaginé, pour les trancher de la société, de les envoyer en Espagne, où je les ai fait payer le double de leur valeur aux libertins qui les ont achetés ; après quoi j’en ai donné avis au grand inquisiteur, qui a fait saisir et brûler les exemplaires, mettre à l’inquisition les gens qui en étaient possesseurs, et qui m’a envoyé cent pistoles d’or pour le service que j’ai rendu à la religion.
LE PRÊTRE.
Il y a bien quelque chose à dire contre la délicatesse dans ce que vous racontez là ; mais la fin de l’action en sanctifie les moyens, et je vous absous pour toutes celles de la même nature passées, présentes, et à venir.
LE MINISTRE.
Puisque vous approuvez mon zèle, et que vous croyez qu’on peut se permettre quelques négligences en morale lorsqu’il s’agit des intérêts de la religion, je vais vous narrer un petit fait que vous entendrez dans son vrai sens, et qui pourrait être mal interprété par le vulgaire, qui ne juge jamais que sur les apparences. J’avais vu, dans une bibliothèque qui m’était ouverte, un manuscrit dont la publication pouvait nuire à la cour de Rome, et qui inquiétait fort sa Sainteté : un premier mouvement de zèle me porta à m’en saisir pour le faire imprimer et combattre nos ennemis ; mais je pensai qu’il serait plus politique d’en faire un sacrifice au saint père, qui m’en saurait gré, et respecterait une religion dont les ministres se conduisaient avec cette modération et ce désintéressement ; car je le laissais absolument maître des conditions. Il fut en effet très sensible à ma démarche, me fit remercier, et m’envoya mille écus en échange du manuscrit, dont j’ai gardé une copie à tout événement. Il ne s’en tint pas là ; il donna un bénéfice de cinq cents écus à un prêtre de ma connaissance que je lui recommandai, et qui en a partagé le revenu avec moi jusqu’à sa mort.
LE PRÊTRE.
J’approuve infiniment votre conduite ; mais, comme vous le dites, il faut avoir une piété bien éclairée pour démêler le mérite de cette action, et je ne serais pas surpris que les gens du monde s’y trompassent. Il y a cependant cette copie qui …
LE MINISTRE.
Puisque nous sommes sur le ton de la confiance, il faut que je vous fasse une confession entière, et que je vous montre jusqu’où j’ai poussé le zèle et la charité. J’écrivais contre les philosophes, et, voyant que mes ouvrages n’étaient pas un préservatif suffisant contre la malignité des leurs, je tentai une autre voie : je m’adressai au plus dangereux et au plus écouté d’entre eux (5) ; je cherchai à gagner sa confiance, et, après y avoir réussi, je lui proposai d’être l’éditeur de ses œuvres. Je pensai que le public, rassuré en voyant mon nom à côté de celui de l’auteur et à la tête de l’ouvrage (dans une préface composée avec cette pieuse adresse qu’inspire la vraie dévotion aux gens de notre état), le lirait non-seulement sans défiance, mais même avec édification : tant il faut peu de chose pour se rendre maître des opinions. Par là je parais le coup que l’on voulait porter à la religion, je sanctifiais les choses profanes, et je changeais en un baume salutaire le poison que nos ennemis avaient préparé. La chose était prête à réussir, l’auteur allait me faire présent d’un de ses manuscrits (6), le marché était fait avec un libraire, qui devait m’en donner un louis d’or par feuille, et deux cents exemplaires, que j’aurais vendus, tandis que j’aurais fait faire quelques changements aux siens, lorsqu’on m’a traversé ; mais aussi j’ai bien dit du mal du livre, et ce n’est pas ma faute si je n’en ai pas fait à l’auteur (7).
LE PRÊTRE.
Cela est très bien encore ; mais je vois toujours de l’argent dans tout ce que vous faites, et j’aimerais mieux qu’il n’y en eût pas.
LE MINISTRE.
Vous avez donc oublié ce que je vous ai dit tout à l’heure de l’usage que j’en fais : vous me forcez à vous répéter que je le consacre à de bonnes œuvres, et je puis vous assurer avec vérité que les petites sommes que j’ai reçues ont été remises fidèlement entre les mains de ce pauvre homme dont je vous ai parlé. J’aurais bien des choses à vous raconter encore, si je vous disais tout ce que j’ai fait pour lui ; mais je craindrais d’abuser de votre complaisance, et ce sera pour la première entrevue.
LE PRÊTRE.
J’approuve tout ce que vous avez fait, les motifs en sont louables, et je vous estimerais fort si vous aviez un peu plus de chaleur contre nos ennemis. Chacun a sa manière : je vous avoue que je préfère les voies abrégées ; j’aime mieux persécuter : travaillez tout doucement par la sape, tandis que j’irai avec le fer et le feu renverser et brûler tout ce qui m’opposera quelque résistance.
LE MINISTRE.
Bonjour, monsieur ; j’avais oublié de vous dire que tout ceci doit être fort secret entre nous, et que tout ce que j’écrirai doit être anonyme : n’oubliez pas non plus la pension, et souvenez-vous qu’elle est destinée à un pauvre homme.
LE PRÊTRE.
Bonjour, monsieur ; n’oubliez pas les sermons, et souvenez-vous qu’ils ne sauraient être trop forts.
1 – Voyez le Précis du siècle de Louis XV, chapitre XXXVI. (G.A.)
2 – Voyez l’Essai sur les mœurs, chapitre CXXXIII. (G.A.)
3 – Dieu des richesses chez les anciens Syriens. (G.A.)
4 – L’Encyclopédie avait été suspendue après la lettre G. (G.A.)
5 – Voltaire lui-même. (G.A.)
6 – L’Essai sur les mœurs. (G.A.)
7 – Tout cela est vrai. (G.A.)