CORRESPONDANCE : Année 1740 - Partie 4

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à Milord Hervey,

 

GARDE DES SCEAUX D’ANGLETERRE (1)

1740.

 

 

Je fais compliment à votre nation, milord, sur la prise (2) de Porto-Bello, et sur votre place de garde des sceaux. Vous voilà fixé en Angleterre ; c’est une raison pour moi d’y voyager encore. Je vous réponds bien que, si certain procès est gagné, vous verrez arriver à Londres une petite compagnie choisie de newtoniens à qui le pouvoir de votre attraction, et celui de milady Hervey, feront passer la mer. Ne jugez point, je vous prie, de mon Essai sur le siècle de Louis XIV, par les deux chapitres imprimés en Hollande avec tant de fautes qui rendent mon ouvrage inintelligible. Si la traduction anglaise est faite sur cette copie informe, le traducteur est digne de faire une version de l’Apocalypse mais, surtout, soyez un peu moins fâché contre moi de ce que j’appelle le siècle dernier le Siècle de Louis XIV. Je sais bien que Louis XIV n’a pas eu l’honneur d’être le maître ni le bienfaiteur d’un Bayle, d’un Newton, d’un Halley, d’un Addison, d’un Dryden ; mais dans le siècle qu’on nomme de Léon X, ce pape, Léon X avait-il tout fait ? N’y avait-il pas d’autres princes qui contribuèrent à polir et à éclairer le genre humain ? Cependant le nom de Léon X a prévalu, parce qu’il encouragea les arts plus qu’aucun autre. Eh ! quel roi a donc en cela rendu plus de services à l’humanité que Louis XIV ? Quel roi a répandu plus de bienfaits, a marqué plus de goût, s’est signalé par de plus beaux établissements ? Il n’a pas fait tout ce qu’il pouvait faire, sans doute, parce qu’il était homme ; mais il a fait plus qu’aucun autre, parce qu’il était un grand homme : ma plus forte raison pour l’estimer beaucoup, c’est qu’avec des fautes connues il a plus de réputation qu’aucun de ses contemporains ; c’est que, malgré un million d’hommes dont il a privé la France, et qui tous ont été intéressés à le décrier, toute l’Europe l’estime, et le met au rang des plus grands et des meilleurs monarques.

 

Nommez-moi donc, milord, un souverain qui ait attiré chez lui plus d’étrangers habiles, et qui ait plus encouragé le mérite dans ses sujets. Soixante savants de l’Europe reçurent à la fois des récompenses de lui, étonnés d’en être connus.

 

« Quoique le roi ne soit pas votre souverain, leur écrivait M. Colbert, il veut être votre bienfaiteur ; il m’a commandé de vous envoyer la lettre de change ci-jointe, comme un gage de son estime. » Un Bohémien, un Danois, recevaient de ces lettres datées de Versailles. Guglielmini (3) bâtit une maison à Florence des bienfaits de Louis XIV ; il mit le nom de ce roi sur le frontispice ; et vous ne voulez pas qu’il soit à la tête du siècle dont je parle !

 

Ce qu’il a fait dans son royaume doit servir à jamais d’exemple. Il chargea de l’éducation de son fils et de son petit-fils les plus éloquents et les plus savants hommes de l’Europe. Il eut l’attention de placer trois enfants de Pierre Corneille, deux dans les troupes, et l’autre dans l’Eglise ; il excita le mérite naissant de Racine, par un présent considérable pour un jeune homme inconnu et sans bien ; et, quand ce génie se fut perfectionné, ces talents, qui souvent sont l’exclusion de la fortune, firent la sienne. Il eut plus que de la fortune, il eut la faveur et quelquefois la familiarité d’un maître dont un regard était un bienfait. Il était, en 1688 et 1689, de ces voyages de Marly tant brigués par ces courtisans, il couchait dans la chambre du roi pendant ses …[illisible] et lui lisait ces chefs d’œuvre d’éloquence et … [illisible] qui décoraient ce beau règne.

 

         Cette faveur, accordée avec discernement, est ce qui produit de l’émulation et qui échauffe les grands génies ; c’est beaucoup de faire des fondations, c’est quelque chose de les soutenir ; mais s’en tenir à ces établissements, c’est souvent préparer les mêmes asiles pour l’homme inutile et pour le grand homme ; c’est recevoir dans la même ruche l’abeille et le frelon.

 

         Louis XIV songeait à tout ; il protégeait les académies, et distinguait ceux qui se signalaient. Il ne prodiguait point ses faveurs à un genre de mérite, à l’exclusion des autres, comme tant de princes qui favorisent, non ce qui est bon, mais ce qui leur plaît ; la physique et l’étude de l’antiquité attirèrent son attention. Elle ne se ralentit pas même dans les guerres qu’il soutenait contre l’Europe ; car, en bâtissant trois cents citadelles, en faisant marcher quatre cent mille soldats, il faisait élever l’Observatoire, et tracer une méridienne d’un bout du royaume à l’autre, ouvrage unique dans le monde. Il faisait imprimer dans son palais les traductions des bons auteurs grecs et latins ; il envoyait des géomètres et des physiciens au fond de l’Afrique et de l’Amérique chercher de nouvelles connaissances. Songez, milord, que sans le voyage et les expériences de ceux qu’il envoya à Cayenne, en 1672, et sans les mesures de M. Picard, jamais Newton n’eût fait ses découvertes sur l’attraction. Regardez, je vous prie, un Cassini et un Huygens, qui renoncent tous deux à leur patrie qu’ils honorent, pour venir en France jouir de l’estime et des bienfaits de Louis XIV. Et pensez-vous que les Anglais mêmes ne lui aient pas d’obligation ? Dites-moi, je vous prie, dans quelle cour Charles II puisa tant de politesse et tant de goût. Les bons auteurs de Louis XIV n’ont-ils pas été vos modèles ? N’est-ce pas d’eux que votre sage Addison, l’homme de votre nation qui avait le goût le plus sûr, a tiré souvent ses excellentes critiques ? L’évêque Burnet avoue que ce goût, acquis en France par les courtisans de Charles II, réforma chez vous jusqu’à la chaire, malgré la différence de nos religions ; tant la saine raison a partout d’empire ! Dites-moi si les bons livres de ce temps n’ont pas servi à l’éducation de tous les princes de l’Empire. Dans quelles cours de l’Allemagne n’a-t-on pas vu des théâtres français ? Quel prince ne tâchait pas d’imiter Louis XIV ? Quelle nation ne suivait pas alors les modes de la France ?

 

         Vous m’apportez, milord, l’exemple du czar Pierre-le-Grand, qui a fait naître les arts dans son pays, et qui est le créateur d’une nation nouvelle ; vous me dites cependant que son siècle ne sera pas appelé dans l’Europe le Siècle du czar Pierre ; vous en concluez que je ne dois pas appeler le siècle passé le Siècle de Louis XIV. Il me semble que la différence est bien palpable. Le czar Pierre s’est instruit chez les autres peuples ; il a porté leurs arts chez lui ; mais Louis XIV a instruit les nations ; tout, jusqu’à ses fautes, leur a été utile. Des protestants, qui ont quitté ses Etats, ont porté chez vous-mêmes une industrie qui faisait la richesse de la France. Comptez-vous pour rien tant de manufactures de soie et de cristaux ? Ces dernières surtout furent perfectionnées chez vous par nos réfugiés, et nous avons perdu ce que vous avez acquis.

 

         Enfin la langue française, milord, est devenue presque la langue universelle. A qui en est-on redevable ? Etait-elle aussi étendue du temps de Henri IV ? Non, sans doute ; on ne connaissait que l’italien et l’espagnol. Ce sont nos excellents écrivains qui ont fait ce changement. Mais qui a protégé, employé, encouragé ces excellents écrivains ? C’était M. Colbert, me direz-vous ; je l’avoue, et je prétends bien que le ministre doit partager la gloire du maître. Mais qu’eût fait un Colbert sous un autre prince, sous votre roi Guillaume, qui n’aimait rien, sous le roi d’Espagne Charles II, sous tant d’autres souverains ?

 

         Croiriez-vous bien, milord, que Louis XIV a réformé le goût de sa cour en plus d’un genre ? Il choisit Lulli pour son musicien, et ôta le privilége à Cambert, parce que Cambert était un homme médiocre, et Lulli un homme supérieur. Il savait distinguer l’esprit du génie ; il donnait à Quinault les sujets de ses opéras ; il dirigeait les peintures de Lebrun ; il soutenait Boileau, Racine, et Molière, contre leurs ennemis ; il encourageait les arts utiles comme les beaux-arts, et toujours en connaissance de cause ; il prêtait de l’argent à Van… pour établir ses manufactures ; il avançait des millions à la compagnie des Indes, qu’il avait formée ; il donnait ces pensions aux savants et aux braves officiers. Non seulement il s’est fait de grandes choses sous son règne, mais c’est lui qui les faisait. Souffrez donc, milord, que je tâche d’élever à sa gloire un monument que je lui consacre encore plus à l’utilité du genre humain.

 

         Je ne considère pas seulement Louis XIV parce qu’il a fait du bien aux Français, mais parce qu’il a fait du bien aux hommes ; c’est comme homme et non comme sujet, que j’écris ; je veux peindre le dernier siècle, et non pas simplement un prince. Je suis las des histoires où il n’est question que des aventures d’un roi, comme s’il existait seul, ou que rien n’existât que par rapport à lui ; en un mot, c’est encore plus d’un grand siècle que d’un grand roi que j’écris l’histoire.

 

         Pélisson eût écrit plus éloquemment que moi ; mais il était courtisan, et il était payé. Je ne suis ni l’un ni l’autre ; c’est à moi qu’il appartient de dire la vérité.

 

         J’espère que, dans cet ouvrage, vous trouverez, milord, quelques-uns de vos sentiments ; plus je penserai comme vous, plus j’aurai droit d’espérer l’approbation publique.

 

 

 

1 – Cette lettre, adressée au garde des sceaux d’Angleterre, fut écrite et répandue pour faire honte à la justice française qui venait de condamner l’Essai sur le Siècle de Louis XIV. (G.A.)

 

2 – Voyez le chapitre VIII du Précis du Siècle de Louis XV. (G.A.)

 

3 – Ou plutôt Vincent Viviani. (G.A.)

 

 

 

 

à M. Pitot

A Bruxelles, ce 5 Avril 1740.

 

 

Monsieur, je vous fais mon compliment sur ce que vous allez changer de vilaine eau en une terre fertile. Cela est moins brillant que de mesurer la terre et de déterminer sa figure, mais cela est plus utile : et il vaut mieux donner aux hommes quelques arpents de terre que de savoir si elle est plate aux pôles. Vous n’aurez besoin de personne auprès de votre confrère M. de Richelieu (1) ; mais je me vanterai à lui d’être votre ami ; et c’est moi qui vous prie de lui bien faire ma cour, et à un très aimable syndic (2) avec qui j’ai fait la moitié du voyage jusqu’à Langres. Je vous prie, avant de partir, de me mander ce qu’on pense, ou plutôt ce que vous pensez sur le quatrième tome de la Physique de l’abbé de Molières.

 

Entre autres opinions qui m’ont surpris dans ce livre, j’ai une preuve surabondante de l’existence de Dieu, qui, me semble, ferait des athées si on pouvait l’être. Me trompé-je ? M. de Molières me paraît étrangement anti-mécanique.

 

Je suis fâché que l’auteur (3) des Institutions physiques abandonne quelquefois Newton pour Leibnitz ; mais il faut aimer ses amis, de quelque parti qu’ils soient. Adieu ; je vous prie de vous souvenir de moi avec tous vos amis. Vous savez que je vous aime et que je vous estime trop pour vous faire des compliments ordinaires. Ne m’oubliez pas auprès de madame Pitot. L’illustre Newto-leibnitzienne va vous écrire.

 

 

1 – Pitot venait d’être nommé ingénieur en chef du Languedoc, où Richelieu était lieutenant-général. Ils faisaient partie tous deux de l’Académie des sciences. (G.A.)

 

2 – Madame de Richelieu. Voyez la lettre à Cideville du 9 janvier. (G.A.)

 

3 – Madame du Châtelet. (G.A.)

 

 

 

 

à M. l’abbé Moussinot

 

Bruxelles.

 

 

Je vous prie, mon cher ami, de passer chez M. le marquis d’Argenson, pour lui renouveler ma respectueuse reconnaissance, et pour le remercier de toutes ses bontés. Vous lui remarquerez, en même temps, et avec votre sagesse ordinaire, combien je serais fâché que la lettre du prince royal de Prusse courût, et à quel point je lui suis obligé de sa discrétion. Ce remerciement tiendra lieu d’une prière, et l’engagera à prévenir le chagrin que j’aurais si cette pièce était publique.

 

Cette lettre, mon cher ami, est écrite avec une plume d’ambre que le prince royal vient de nous envoyer ; je m’en sers avec un grand plaisir pour dire que je vous embrasse mille fois (1). Je vous prie de donner à M. Berger une copie de ma lettre à milord Hervey. Je crois qu’il est bon que cette lettre soit connue ; elle est celle d’un bon Français, et ce sont mes véritables sentiments sur Louis XIV et sur son siècle. Quelque chose qu’on dise à M. Berger sur le siècle et sur la lettre, dites-lui, vous, mon ami, de ne point perdre de temps pour l’imprimer.

 

 

1 – Ce qui suit doit appartenir à une lettre de cette époque. Nous l’avons détaché d’une autre lettre à Moussinot de Février 1741. (G.A.)

 

 

 

 

à M. de Cideville

A Bruxelles, ce 25 Avril 1740.

 

Voulez-vous savoir, mon charmant ami, mon confrère en Apollon, mon maître dans l’art de penser délicatement, l’effet que m’a fait votre dernière lettre ? Celui qu’un bon instrument de musique fait sur un autre. Il en fait résonner toutes les cordes qui sont à l’unisson ; vous m’avez remis sur-le-champ la lyre à la main ; j’ai serré mes compas, je suis revenu à l’autel de Melpomène et au temple des Grâces. Vous me direz si j’ai été exaucé de vos trois déesses.

 

Tout ce que vous soupçonniez que j’ébauchais est prêt à vous être envoyé. Donnez-moi donc l’adresse sûre que vous m’avez promise. J’ai plus de choses à vous faire tenir que vous ne pensez. Je peux avoir mal employé mon temps, mais je ne suis pas resté oisif ; je sais qu’il y a longtemps que je ne vous ai écrit ; mais aussi vous aurez deux tragédies (1), pour excuse, et si vous n’êtes pas content, j’ai encore autre chose à vous montrer.

 

Je veux vous rendre un peu compte de mes études ; il me semble que c’est un devoir que l’amitié m’impose. Outre toutes les bagatelles poétiques que vous redevrez de moi, vous en aurez aussi de philosophiques. Je crois avoir enfin mis les Eléments de Newton au point que l’homme le moins exercé dans ces matières, et le plus ennemi des sciences de calcul, pourra les lire avec quelque plaisir et avec fruit. J’ai mis au-devant de l’ouvrage un exposé de la Métaphysique de Newton, et celle de Leibnitz dont tout homme de bon sens est juge-né. On va l’imprimer en Hollande, au commencement de mai : mais il va paraître, à Paris, un ouvrage plus intéressant et plus singulier en fait de physique ; c’est une Physique (2) que madame du Châtelet avait composée pour son usage, et que quelques membres de l’Académie des sciences se sont chargés de rendre publique, pour l’honneur de son sexe et pour celui de la France.

 

Vous avez lu sans doute la comédie des Dehors trompeurs. Quel dommage ! il y a des scènes charmantes et des morceaux frappés de main de maître. Pourquoi cela n’est-il pas plus étoffé, et pourquoi les derniers actes sont-ils si languissants !

 

 

.  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  . Amphora cœpit

Institui ; currente rota, cur urceus exit ?

 

HOR., de Art. poet.

 

 

Il en est à peu près de même de la pièce de Gresset, et, qui pis est, c’est une déclamation vide d’intérêt. Mon dieu ! pourquoi me parlez-vous de la tragédie, soi-disant de Coligny ? Il semble que vous ayez soupçonné qu’elle est de moi. Le du Sauzet, libraire de Hollande, et par conséquent doublement fripon, a eu l’insolence absurde de la débiter sous mon nom ; mais Dieu merci, le piège est grossier, et, fût-il plus fin, vous n’y seriez pas pris. Cette pitoyable rapsodie est d’un bon enfant nommé d’Arnaud, qui s’est avisé de vouloir mettre le second chant de la Henriade en tragédie. Heureusement pour lui, sa personne et sa pièce sont assez inconnues (3).

 

Adieu, mon cher ami ; mon cœur et mon esprit sont à vous pour jamais. Madame du Châtelet vous fait mille compliments.

 

 

1 – Zulime et Mahomet.(G.A.)

 

2 – Les Institutions de physique. (G.A.)

 

3 – Cette pièce, qui eût été interdite en France, fut jouée avec succès dans des pays protestants. (G.A.)

 

 

 

 

à M. Berger

 

Le 26 Avril 1740.

 

 

Si vous êtes curieux d’avoir Pandore, elle est avec sa boite chez l’abbé Moussinot, qui doit vous la remettre. Ce sera à vous à faire que de cette boite il ne sorte pas des sifflets.

 

Zulime est quelque chose de si commun au théâtre, qu’il faut bien que Pandore soit quelque  chose de neuf. Madame d’Aiguillon, qui l’a lue, dit que c’est un opéra à la Milton. Voyez de Rameau ou de Mondonville qui vous voudrez choisir, ou qui voudra s’en charger ; mais voyez auparavant si cela mérite qu’on s’en charge.

 

Il y a une lettre de milord Hervey entre les mains de l’abbé Moussinot, que je voudrais, en qualité de bon Français, qui fût un peu connue. Il vous en donnera copie. Un peu de secret pour Pandore. Je vous embrasse de tout mon cœur.

 

Je ne puis me mêler de proposer un intendant à M. le duc de Richelieu. Si je le pouvais, cela serait fait. Adieu encore une fois.

 

 

 

 

 

à M. de Cideville

A Bruxelles, ce 5 Mai.

 

Un ballot est parti, mon cher ami ; il est marqué d’un grand T. Signa Thau super caput dolentium. Ce paquet est très honteux de ne contenir que quatre tomes de mes anciennes rêveries imprimées à Amsterdam, et rien de mes nouvelles folies.

 

On va jouer Zulime à Paris. Peut-être la jouera t-on quand vous recevrez cette lettre ; mais je l’ai tant corrigée que je n’ai pu encore la faire transcrire pour vous l’envoyer. Il eût été mieux de vous l’envoyer d’abord, tout informe qu’elle était ; j’y aurais gagné de bons conseils, mais aussi je vous aurais fait un mauvais présent. Voilà ce que c’est que d’être condamné à vivre loin de vous. Quel plaisir ce serait de vous consulter tous les jours, de vous montrer le lendemain ce que vous auriez réformé la veille ! Voilà comme les belles-lettres font le charme de la vie ; autrement elles n’en font que la faible consolation.

 

J’espère enfin vous envoyer bientôt Zulime  et Mahomet. Ce Mahomet n’est pas, comme vous croyez bien, le Mahomet II qui coupe la tête à sa bien-aimée ; c’est Mahomet le fanatique, le cruel, le fourbe, et, à la honte des hommes, le grand, qui de garçon marchand devient prophète, législateur et monarque.

 

Zulime n’est que le danger de l’amour, et c’est un sujet rebattu ; Mahomet est le danger du fanatisme, cela est tout nouveau. Heureux celui qui trouve une veine nouvelle dans cette mine du théâtre si longtemps fouillée et retournée ! Mais je veux savoir si c’est de l’or que j’ai tiré de cette veine ; c’est à votre pierre de touche, mon cher ami, que je veux m’adresser.

 

J’ai bien envie de mettre bientôt dans votre bibliothèque un monument singulier de l’amour des beaux-arts, et des bontés d’un prince unique en ce monde. Le prince royal de Prusse, à qui son ogre de père permettait à peine de lire, n’attend pas que ce père soit mort pour oser faire imprimer la Henriade. Il a fait fondre en Angleterre des caractères d’argent, et il compte établir dans sa capitale une imprimerie aussi belle que celle du Louvre. Est-ce que ce premier pas d’un roi philosophe ne vous enchante pas ? Mais, en même temps, quel triste retour sur la France ! C’est à Berlin que les beaux-arts vont renaître. Eh ! que fait-on pour eux en France ? on les persécute. Je me console, parce qu’il y a une Emilie et un Cideville, et que quand on a le bonheur de leur plaire, on n’a que faire de l’appui des sots.

 

Adieu, mon cher ami ; madame du Châtelet vous fait mille compliments. Je suis à vous pour ma vie. V.

 

 

 

 

 

à M. Berger

 

 

C’est que je suis le plus distrait des hommes, et que j’ai mis probablement 26 Février pour 26 Avril (1). Je voudrais ne faire que de ces fautes.

 

L’opéra était entre les mains de M. d’Argental. Il me l’a renvoyé pour y faire des coupures nécessaires , et pour ajuster ma tragique muse aux usages de l’Opéra. J’ai obéi, car j’ai bien de la foi à ses évangiles. Il ne s’agit plus, mon cher monsieur, que d’avoir un moyen de renvoyer Pandore par la poste. Parlez-en à ce même M. d’Argental qui trouve remède à tout.

 

Si vous avez bonne opinion de Mondonville (2), vous le ferez travailler sous vos yeux ; vous lui donnerez du sentiment et de l’expression ; voilà le point ; car, pour des doubles croches, il en fait assez.

 

La pièce dont vous me parlez (3) est d’un de mes amis que j’ai un peu aidé. Il est bien faux qu’elle soit de moi ; et c’est ce que je vous prie de dire.

 

J’oubliais une condition pour mon opéra, c’est que vous m’écrirez souvent. Ce sera le meilleur marché que j’aurai fait de ma vie.

 

 

 

 

1 – Voyez la dernière lettre à Berger. (G.A.)

 

2 – Compositeur de musique. (G.A.)

 

3 – Zulime. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. l’abbé Moussinot

1740.

 

Dans trois ou quatre jours, M. le marquis du Châtelet vous remettra de l’argent pour moi, ou bien un mandement sur Bronod, notaire, lequel mandement vaudra de l’argent comptant. Après cela vous pourrez payer les frais que fera M. Robert ; et acquitter nos autres dettes. Empêchez surtout que j’aie un nouveau procès avec Demoulin au sujet des quatre cent quatre-vingts livres payables à l’ordre d’Hébert, joaillier.

 

Si M. le Chanteur, notaire, n’a point encore donné à M. Hérault les cinquante pistoles, je vous recommande de le prier de vous les remettre avec mes billets et mes lettres. Je lui demande bien pardon de l’avoir importuné, et d’avoir abusé de ses bontés. Je le prie de recevoir sur cela toutes les excuses que je lui dois. Ces cinquante pistoles étaient pour Jore. Je ferai mieux.

 

Un portrait promptement fait, et à bon marché, c’est toujours ce que je demande pour madame la marquise du Châtelet. Son estampe doit être pour un in-8° : ainsi il ne la faut pas plus grande que la mienne. Je ne sais quels sont les bijoux qu’elle vous a envoyés, elle m’en a fait un mystère. Mandez-moi ce que c’est, si la probité le permet.

 

L’affaire de M. de Richelieu est donc finie ; soyez-en loué, mon cher surintendant de mes petites finances. On ne peut vous connaître sans vous avoir des obligations.

 

 

1740 - Partie 4

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