CORRESPONDANCE : Catherine II et Voltaire - Partie 9
Photo de KHALAH
62 - DE VOLTAIRE.
A Ferney, 25 Octobre .
Madame, Clazomène était autrefois une très belle ville : Alexandre l’augmenta ; les Turcs l’ont dévastée ; mais sous votre empire, elle redeviendra florissante.
La lettre de votre majesté impériale du 16/27 septembre, me fait tressaillir de joie et frémir d’horreur. Tous ces comtes Orlof sont des héros, et je vous vois la plus heureuse ainsi que la première princesse de l’univers. Je plains beaucoup M. le prince de Koslofsky. Comment ne pleurerais-je pas celui qui m’a apporté le portrait de mon héroïne ? Mais enfin il est mort en vous servant.
Quel fruit tirera à la fin votre majesté impériale de tout ce carnage, dont Moustapha est la seule cause, et dont il doit être aussi las qu’intimidé ? Il faut que ce prince soit ensorcelé, si de son sofa il ne demande pas la paix à votre trône.
Les Anglais et les Espagnols sont prêts à se faire la guerre dans les deux mondes, pour une petite île déserte ; mais votre majesté combat à présent pour l’empire d’Orient.
On mande de Marseille qu’Ali-Bey s’est donné en effet en Egypte un pouvoir dont le padisha Moustapha ne peut plus le priver, mais qu’il n’a pas entièrement rompu avec la Porte ottomane. Cependant je persiste toujours à croire que les provisions ne peuvent plus venir d’Egypte à Constantinople devant votre flotte victorieuse.
Je crois votre majesté impériale maîtresse de la mer Noire ; ainsi je ne vois que la Natolie qui puisse fournir des vivres et des secours à la capitale de votre ennemi.
Je n’en sais certainement pas assez pour oser examiner seulement si votre armée peut passer ou non le Danube ; il ne m’appartient que de faire des souhaits. Le bruit se répand que le prince Repnin et le général Bawer ont traversé ce fleuve avec des troupes légères pour reconnaître les Turcs et les inquiéter. Je m’en rapporte à la prudence et au zèle de vos généraux ; mais j’ose être presque sûr que les Turcs ne tiendront pas devant votre troupe. Quand une fois la terreur s’est emparée d’une nation, elle ne fait qu’augmenter, à moins que le temps ne la rassure. Jamais les conquérants du pays que les Turcs occupent aujourd’hui n’ont donné à leurs ennemis le temps de respirer.
Je vois que votre majesté les imite parfaitement : il n’y a point d’ailleurs de saisons pour vos soldats ; ils peuvent prendre Bender en octobre, et marcher vers Andrinople en novembre.
Plus vos succès sont grands, plus mon étonnement redouble qu’on ne les ait pas secondés, et que la race des Turcs ne soit pas déjà chassée de l’Europe.
Je pense que les plus grands princes se trompent souvent en politique beaucoup plus que les particuliers dans leurs affaires de famille. Ils aiment fort leurs intérêts, ils les entendent, et, par une fatalité trop commune, ils ne les suivent presque jamais.
Quoi qu’il en soit, voici le temps de la plus belle et de la plus noble révolution, depuis les conquêtes des premiers califes. Si cette révolution ne vous est pas réservée, elle ne l’est à personne. Je serais très affligé que votre majesté ne retirât de tant de travaux que de la gloire. Votre âme forte et généreuse me dira que c’est beaucoup, et moi je prendrai la liberté de répondre qu’après tant de sang et de trésors prodigués, il faut encore quelque autre chose : les rayons de la gloire des souverains, dans de pareilles circonstances, se comptent par le nombre des provinces qu’ils acquièrent.
Pardon de mes inutiles réflexions. Votre majesté les excusera, puisque le cœur les dicte, et vous vous en direz plus en deux mots que je ne vous en dirais en cent pages.
Que votre majesté impériale daigne agréer avec sa bonté ordinaire ma joie de vos succès, mon admiration pour messieurs les comtes Orlof, pour vos généraux et vos braves troupes, mes vœux pour des succès encore plus grands, mon profond respect, mon enthousiasme, et mon attachement inviolable. Le vieil ermite.
63 - DE VOLTAIRE.
A Ferney, 6 Novembre.
Madame, si Bender est pris l’épée à la main, comme on le dit, j’en rends de très humbles actions de grâces à votre majesté impériale ; car, dans mon lit, où je suis malade, je n’ai d’autre plaisir que celui de vos victoires, et chacune de vos conquêtes est mon restaurant.
On confirme encore de Marseille qu’Ali-Bey est roi d’Egypte, et qu’il s’est emparé d’Alexandrie, où il établit déjà un commerce considérable avec toutes les nations trafiquantes. Plaise à la vierge marie, à qui Ali-Bey ne croit point du tout, que tout cela soit exactement vrai.
Ce qui me fait une peine extrême, c’est que vos troupes victorieuses ne sont point encore dans Andrinople. Votre majesté dira que je suis un vieillard bien impétueux, que rien ne peut me satisfaire, que vous avez beau, pour me faire plaisir, battre Moustapha tous les jours, que je ne serai content que lorsque vous serez sur les bords de l’Euphrate. Eh bien ! Madame, cela est vrai. La Mésopotamie est un pays admirable ; on peut s’y faire transporter en litière, ce qu’on ne peut pas faire à Pétersbourg vers le mois de novembre. Monseigneur le prince Henri y est bien ! Oui ; mais c’est un héros, quoiqu’il ne soit pas un géant : il est juste qu’il voie l’héroïne du Nord, car il est aussi aimable qu’il est grand général.
Au reste, madame, je suppose qu’Ali-Bey garde l’Egypte en dépôt à votre majesté impériale ; car ma passion veut encore vous donner l’Egypte, afin que votre Académie des sciences, dont j’ai l’honneur d’être, connaisse bien les antiquités de ce pays-là ; et c’est ce que probablement on ne fera jamais sous un Ali-Bey.
On dit que la peste est à Constantinople. Il faut que Moustapha ait fait le dénombrement de son peuple ; car Dieu, d’ordinaire, envoie la peste aux rois qui ont voulu savoir leur compte. Il en coûta soixante et dix mille Juifs au bon roi David, et il n’y avait pas grande perte. J’espère que votre majesté chassera bientôt de Stamboul la peste et les Turcs.
Je me mets aux pieds de votre majesté impériale, du fond de mon désert et de mon néant, avec le plus profond respect, et une passion qui ne fait que croître et embellir. Le vieil ermite.
64 - DE VOLTAIRE.
A Ferney, 20 Novembre.
Madame, votre majesté impériale l’avait bien prévu, vos ennemis n’ont servi qu’à votre gloire, et, de quelque manière que vous finissiez cette grande guerre, votre gloire ne sera point passagère. Victorieuse et législatrice à la fois, vous avez assuré l’immortalité à votre nom. Je suis un peu affligé, en qualité de français, d’entendre dire que c’est un chevalier de Tott (1) qui fortifie les Dardanelles. Quoi ! C’est ainsi que finissent les Français qui ont commencé autrefois la première croisade ! Que dirait Godefroi de Bouillon, si cette nouvelle pouvait parvenir jusqu’à lui, dans le pays où l’on ne reçoit de nouvelles de personne ?
On parle toujours de peste en Allemagne ; on la craint, on exige partout des billets de santé ; et l’on ne songe pas que, si on avait aidé votre majesté à chasser cette année les Turcs de l’Europe, on aurait pour jamais chassé la peste avec eux. On oublie les plus grands, les plus véritables intérêts, pour un intérêt chimérique, pour une politique qui me paraît bien déraisonnable. Il me semble que l’on fait bien des fautes de plus d’un côté : c’est le sort de la plupart des ministères.
On se prépare à la guerre en France, et on espère la paix, dont on a le plus grand besoin. Il serait trop ridicule qu’on éprouvât le plus grand des fléaux pour une méchante île inhabitée ; il ne faut jamais faire la guerre qu’avec l’extrême probabilité d’y gagner beaucoup. Puisse la guerre contre Moustapha finir par le détrôner, ou du moins pour l’appauvrir pour trente ans ! Puisse votre majesté impériale jouir d’un triomphe très durable, et pacifier la Pologne après avoir écrasé la Turquie !
Vous avez deux voisins qui font des vers, le roi de Prusse et le roi de la Chine ; Frédéric en a déjà fait pour vous, j’en attends de Kien-long.
Je me mets à vos pieds victorieux et plus blancs que ceux de Moustapha, avec le plus profond respect et la plus grande passion.
65 - DE VOLTAIRE.
A Ferney, 26 Novembre.
Madame, il faut vouloir ce qu’on ne peut empêcher. Je vois qu’on obligera ce gros Moustapha à vous demander la paix ; mais, au nom de Jésus-Christ notre sauveur, faites-la lui payer bien cher. Quand votre majesté impériale sera devenue son amie, je l’appellerai sa hautesse. On a débité qu’il voyait familièrement l’ambassadeur d’Angleterre deux fois par semaine, et qu’il lui parlait en italien ; j’ai bien de la peine à le croire : les Turcs apprennent l’arabe tout au plus. Je connais des souveraines fort supérieures en tout aux Moustapha, qui parlent plusieurs langues en perfection ; mais pour le padisha de Stamboul, je doute fort qu’il ait ce mérite, et qu’il ait chez lui une académie.
On dit aussi qu’il va confier ses armées invincibles à son frère, ce qui contredit un peu les desseins pacifiques qu’on lui attribue ; mais son frère en sait-il plus que lui ? et puisqu’il est padisha, pourquoi ne commande-t-il pas ces armées lui-même ?
Je m’imagine qu’il tremblerait de peur devant l’un des quatre Orlof, qui valent mieux que les quatre fils Aymon, et qui sont des héros plus réels. Je plains beaucoup plus l’anarchie polonaise que l’insolence ottomane : toutes les deux sont dans la détresse qu’elles méritent. Vive le roi de la Chine, qui fait des vers, et qui est en paix avec tout le monde.
J’avoue à votre majesté que je déteste le gouvernement papal ; je le trouve ridicule et abominable ; il a abruti et ensanglanté la moitié de l’Europe pendant trop de siècles. Mais le Ganganelli qui règne aujourd’hui est un homme d’esprit, qui sent apparemment combien il est honteux de laisser la ville de Constantin à des barbares, ennemis de tous les arts, et qu’il faut préférer des Grecs, quoique schismatiques, à des mahométans.
Le roi de Sardaine (2), qui a des droits à l’île de Chypre, n’aime point ces barbares. Mais, encore une fois, je ne comprends pas l’indifférence des Vénitiens, qui pouvaient reprendre Caudie en trois mois ; encore moins l’impératrice-reine, à qui Belgrade, la Bosnie, et la Servie, étaient ouvertes. On est devenu bien modéré avec les Turcs, et bien honnête.
Pardon, madame, de mes réflexions ; mais vous avez daigné m’accoutumer à dire ce que je pense, et on pardonne tout aux grandes passions.
1 – Né en 1733, mort en 1793. C’est lui qui, consul de France en Crimée, avait amené la Turquie a rompre avec la Russie. Dégoûté de l’apathie des Turcs, il revint en France en 1776. (G.A.)
2 – Charles-Emmanuel III. (G.A.)
66 - DE L’IMPERATRICE.
A Pétersbourg, le 2/13 Décembre1770.
Monsieur, les répétitions deviennent ennuyeuses. Je vous ai si souvent mandé telle ou telle ville prise, les Turcs battus, etc. ! Pour amuser, il faut, dit-on, de la diversité : eh bien ! Apprenez que votre cher Brahilof a été assiégé, qu’on a donné un assaut, que cet assaut a été repoussé, et le siège levé.
Le comte Romanzof s’est fâché : il a envoyé une seconde fois le général-major Glébof, avec un renfort, vers ce Brahilof. Vous croirez peut-être que les Turcs, encouragés par la levée du siège, se sont défendus comme des lions ? Point du tout. A la seconde approche de nos troupes, ils ont abandonné la place, le canon, et les magasins qui y étaient. M. Glébof y est entré et s’y est établi. Un autre corps est allé réoccuper la Valachie.
J’ai reçu avant-hier la nouvelle que Bucharest, la capitale de cette principauté, a été prise le 15 de novembre, après un petit combat avec la garnison turque.
Mais ce qui va vraiment vous divertir, parce que vous souhaitiez que le Danube fût franchi, c’est que le maréchal Romanzof envoya, dans le même temps, de l’autre côté du fleuve quelques centaines de chasseurs et de troupes légères qui partirent d’Ismaïlof sur des bateaux, et s’emparèrent du fort de Soulthcha, qui est à quinze verstes de l’endroit ou le vizir est campé. Ils envoyèrent la garnison dans l’autre monde, emmenèrent plusieurs prisonniers, et treize pièces de canon ; ils enclouèrent le reste, et revinrent heureusement à Kilia. Le vizir, ayant appris cette petite incartade, leva son camp, et s’en fut avec son monde à Babadaki.
Voilà où nous en sommes, et, s’il plaît à Moustapha, nous continuerons, quoique, pour le bien de l’humanité, il serait bien temps que ce seigneur-là se rangeât à la raison.
M. Tottleben est allé attaquer Potis sur la mer Noire. Il ne dit pas grand bien des successeurs de Mithridate ; mais en revanche, il trouve le climat de l’ancienne Ibérie le plus beau du monde.
Les dernières lettres d’Italie disent ma dernière escadre à Mahon (1). Si le sultan ne se ravise, je lui en enverrai encore une demi-douzaine : on dirait qu’il y prend plaisir.
La maladie présente des Anglais (2) ne saurait être guérie que par une guerre : ils sont trop riches et désunis : une guerre les appauvrira, et réunira les esprits. Aussi la nation la veut-elle ; mais la cour n’en veut qu’au gouverneur de Buénos-Ayres.
Vous voyez, monsieur, que je réponds à plusieurs de vos lettres par celle-ci. Les fêtes auxquelles le séjour du prince Henri de Prusse, qui part aujourd’hui pour voir Moscou, a donné lieu, ont un peu dérangé mon exactitude à vous répondre. Je lui en ai donné plusieurs qui ont paru lui plaire : il faut que je vous conte la dernière.
C’était une mascarade à laquelle il se trouva trois mille six cents personnes. A l’heure du souper, entrée d’Apollon, des quatre Saisons, et des douze Mois de l’année ; c’étaient des enfants de huit à dix ans, choisis dans les instituts d’éducation que j’ai établis pour les nobles des deux sexes. Apollon, par un petit discours, invita la compagnie de se rendre dans le salon préparé par les Saisons, puis il ordonna à sa suite de présenter leurs dons à ceux à qui ils étaient destinés.
Ces enfants s’acquittèrent au mieux de ce qu’ils avaient à dire et à faire. Vous trouverez ci-joint leurs petits compliments, qui, il est vrai, ne sont que des enfantillages.
Les cent vingt personnes qui devaient souper dans la salle des Saisons s’y rendirent. Elle était ovale, et contenait douze niches, dans chacune desquelles il y avait une table pour dix personnes. Chaque niche représentait un mois de l’année, et l’appartement était orné en conséquence. Sur les niches on avait pratiqué une galerie qui régnait autour de la salle, et sur laquelle il y avait, outre la foule des masques, quatre orchestres.
Lorsqu’on fut placé à table, les quatre Saisons, qui avaient suivi Apollon, se mirent à danser un ballet avec leur suite : ensuite arriva Diane et ses nymphes. Lorsque le ballet fut fini, la musique composée par Traïetto (3) pour cette fête, se fit entendre, et les masques entrèrent. A la fin du souper, Apollon vint dire qu’il priait la compagnie de se rendre au spectacle qu’il avait préparé. Dans un appartement attenant à la salle, on avait dressé un théâtre, où ces mêmes enfants, jouèrent la petite comédie de l’Oracle (4), après laquelle l’assemblée trouva tant de plaisir à la danse, qu’on ne se retira qu’à cinq heures du matin. Toute cette fête avait été préparée avec tant de mystère, qu’on ignorait qu’il y eût autre chose qu’un bal masqué. Vingt et un appartements étaient remplis de masques : la salle des Saisons avait dix-neuf toises de long, et elle était large à proportion.
Je pense qu’Ali-Bey (5) ne pourra que trouver son compte dans la continuation de la guerre. On dit que les chrétiens et les Turcs sont très contents de lui, qu’il est tolérant, brave et juste.
Ne trouvez-vous pas singulière cette frénésie qui a pris à toute l’Europe de voir la peste partout, et les précautions prises en conséquence, tandis qu’elle n’est qu’à Constantinople, où elle n’a jamais cessé ! J’ai pris mes précautions aussi. On parfume tout le monde jusqu’à étouffer, et cependant il est très douteux que cette contagion ait passé le Danube.
Adieu, monsieur ; portez-vous bien, et continuez-moi votre amitié ; personne n’en connaît mieux le prix que moi. Caterine.
1 – Après avoir été repoussé de Lemnos, Alexis s’était réfugié dans un port d’Italie, puis avait donné ordre à Spiritof de diriger une partie de l’escadre sur Mahon ; mais celui-ci, mieux conseillé, s’établit dans Paros. (G.A.)
Querelles parlementaires. (G.A.)
Pétersbourg. Il mourut à Venise en 1779. (G.A.)
Foix. (G.A.)
Egypte. (G.A.)
67 - DE VOLTAIRE.
A Ferney, 22 Décembre.
Madame, est de vous ennuyer de mon petit commerce avec le roi de la Chine votre voisin (1).
une espèce de petite Encyclopédie ’Alphabetil vous met partout où il peut.
Je ne sais quel est cet auteur, mais sans doute c’est un homme à qui vous avez marqué de la bonté, et qui doit parler de votre majesté au mot Reconnaissance.
Il y a, dit-on, en France, des gens qui trouvent cela mauvais ; mais l’univers entier devrait le trouver bon, et si j’étais un peu votre victime, j’en serait bien glorieux.
Il n’y a encore que trois volumes d’imprimés. On les a envoyés, par les voitures publiques, à votre surintendant des postes, avec l’adresse de votre majesté impériale.
Je prends la liberté de vous parler d’une fabrique de montres établie à Ferney, et de vous offrir ses services lorsque votre majesté, en accordant la paix à Moustapha, voudra lui faire la faveur de lui envoyer une montre avec son portrait. Il pourra trembler, mais aussi il pourra être attendri. En un mot ma fabrique de montres est à votre service ; si j’étais jeune, je l’a conduirais moi-même à Saratof.
Le roi de Prusse prétend qu’Ali-Bey n’est point du tout roi d’Egypte ; c’est encore une raison pour faire la paix avec cette maudite puissance ottomane, dont tant de gens prennent le parti. Je mourrai certainement de douleur de ne vous pas voir sur le trône de Constantinople. Je sais bien que la douleur ne fait mourir que dans les romans ; mais aussi vous m’avez inspiré une passion un peu romanesque, et il faut qu’avec une impératrice telle que vous, mon roman finisse noblement. J’emporterai avec moi la consolation de vous avoir vue souveraine des deux bords de la mer Noire et de ceux de la mer Egée.
Daignez agréer, malgré toutes mes déclarations, le très profond respect de l’ermite de Ferney.
1 - Voyez, Epître au roi de la Chine. (G.A)
Les Encyclopédie. Voyez le Dictionnaire philosophique. (G.A.)
68 - DE L’IMPERATRICE.
Ce 12/23 Décembre1770.
Monsieur, jamais mensonge ne fut plus complet que celui de cette prétendue lettre de l’ambassadeur d’Angleterre Muray (datée de Constantinople, où il est dit qu’il voit le padisha deux fois par semaine, et que celui-ci lui parle italien. Aucun ministre étranger ne voit le sultan que dans les audiences publiques. Moustapha ne sait que le turc et il est douteux qu’il sache lire et écrire. Ce prince est d’un naturel farouche et sanguinaire : on prétend qu’il est né avec de l’esprit ; cela se peut, mais je lui dispute la prudence ; il n’en a point marqué dans cette guerre. Son frère est moins imprudent que lui ; c’est un dévot. Il lui a déconseillé la guerre, et je ne crois pas qu’on l’envoie jamais commander.
Mais ce qui vous fera rire peut-être, c’est que ces deux princes ont une soeur, qui était la terreur de tous les bachas. Elle avait, avant la guerre, au-delà de soixante ans ; elle avait été mariée quinze fois ; et lorsqu’elle manquait de mari, le sultan, qui l’aimait beaucoup lui donnait le choix de tous les bachas de son empire. Or, quand un bacha épouse une princesse de la maison impériale, il est obligé de renvoyer tout son harem. Cette sultane, outre son âge, était méchante, jalouse, capricieuse, et intrigante. Son crédit chez monsieur son frère était sans bornes, et souvent les bachas qu’elle épousait, sans tête : ce qui n’était point du tout plaisant pour eux ; mais cela n’en est pas moins vrai.
Ah ! Monsieur, vous avez dit tant de belles choses sur la Chine, que je n’ose disputer le mérite des vers du roi de ce pays. Cependant, par les affaires que j’ai avec ce gouvernement, je pourrais fournir des notions qui détruiraient beaucoup de l’opinion qu’on a de leur savoir-vivre, et qui les feraient passer pour des rustres ignorants ; mais il ne faut pas nuire à son prochain. Ainsi je me tais, et j’admire les relations des délégués de la Propagande (1) , sans les contredire. Au bout du compte, j’ai affaire au gouvernement tartare qui a conquis la Chine, et non pas aux Chinois originaires.
Continuez-moi, monsieur, votre amitié et votre confiance, et soyez assuré que personne ne vous estime plus que moi. Caterine.
P.S. Les gazettes ont débité que j’avais fait arrêter nombre de personnes de qualité : je dois vous dire qu’il n’en est rien, et qu’âme qui vive, ni grand, ni petit, n’a perdu la liberté. Le prince Henri de Prusse m’en est témoin. Je m’en rapporte à lui
1 – Les missionnaires jésuites avaient fait le plus grand éloge du gouvernement chinois. (G.A)