CORRESPONDANCE : Catherine II et Voltaire - Partie 15

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Château de Voltaire



 

 

108 –  DE VOLTAIRE.

 

A Ferney, 6 Mars.

 

         Madame, j’ai été sur le point de délivrer pour jamais votre majesté impériale de l’ennui de mes inutiles lettres : et tandis que le roi de Prusse achevait son poème contre les confédérés, tandis qu’un de nos Français (1) entrait, dit-on, par un trou, comme un blaireau, dans Cracovie, tandis que Moustapha s’obstinait à se faire battre, et que l’aventure de Copenhague (2) étonnait toute l’Europe, je me mourais tout doucement dans mon ermitage, et je partais pour aller saluer ce Pierre-le-Grand, qui prépara tous les prodiges que vous faites, et qui ne se doutait pas qu’ils dussent aller si loin.

 

         Permettez qu’en recouvrant ma faible santé, pour un temps bien court, je mette à vos pieds mes respects et mes chagrins. Ces chagrins sont que des gens de ma nation s’avisent d’aller combattre chez des Sarmates contre un roi légitimement élu, plein de vertu, de sagesse et de bonté, avec lequel ils n’ont rien à démêler, et qui ne les connaît pas. Cela me paraît le comble de l’absurdité, du ridicule et de l’injustice.

 

         Mon autre chagrin, c’est que les Grecs soient indignes de la liberté, qu’ils auraient recouvrée s’ils avaient eu le courage de vous seconder. Je ne veux plus lire ni Sophocle, ni Homère, ni Démosthène. Je détesterais jusqu’à la religion grecque, si votre majesté impériale n’était pas à la tête de cette Eglise.

 

         Je vois bien, madame, que vous n’êtes pas iconoclaste, puisque vous achetez tant de tableaux, tandis que Moustapha n’en a pas un. Il y a dans le monde un portrait que je préfère à toute la collection des tableaux dont vous embellissez votre palais ; je l’ai mis sur ma poitrine lorsque j’ai cru mourir, et j’imagine que ce topique m’a conservé un peu de vie. J’emploie le peu qui m’en reste à gémir sur la Pologne, à faire des vœux pour Ali-Bey, à dire des injures à Moustapha, à vous souhaiter une longue file de prospérités, tous les plaisirs possibles, et tous les lauriers, dont vous avez déjà une collection plus grande que celle de vos tableaux.

 

         Que votre majesté impériale daigne agréer, avec sa bonté ordinaire, le profond respect, l’attachement et les bavarderies de l’ermite du mont Jura.

 

         J’apprends, dans le moment, que mes horlogers de Ferney ont eu la hardiesse d’écrire à votre majesté ; je ne doute pas qu’elle ne pardonne à la liberté qu’ils ont prise de la remercier.

 

 

1 – Choisy, qui commandait alors les volontaires français en Pologne. Il avait remplacé Dumouriez. (G.A.)

2 – Le ministre Struensée accusé d’adultère avec la reine, et mis en arrestation le 17 Janvier. (G.A.)

 

 

 

 

109 –  DE VOLTAIRE.

 

A Ferney, 12 Mars.

 

         Madame, la lettre de votre majesté impériale, du 30 Janvier, vieux style, bien ou mal datée, semble m’avoir ranimé, comme vos lettres à vos généraux d’armée semblent devoir faire tomber Moustapha en faiblesse.

 

         L’article de vos cinq cents demoiselles m’intéresse infiniment. Notre Saint-Cyr n’en a pas deux cent cinquante. Je ne sais si vous leur faites jouer des tragédies ; tout ce que je sais, c’est que la déclamation, soit tragique, soit comique, me paraît une éducation excellente, qui donne de la grâce à l’esprit et au corps, qui forme la voix, le maintien, et le goût ; on retient cent passages qu’on cite ensuite à propos ; cela répand des agréments dans la société, cela fait tous les biens du monde.

 

         Il est vrai que toutes nos pièces roulent sur l’amour : c’est une passion pour laquelle j’ai le plus profond respect ; mais je pense, comme votre majesté, qu’il ne faut pas qu’elle se développe de très bonne heure. On pourrait, ce me semble, retrancher de quelques comédies choisies les morceaux les plus dangereux pour de jeunes cœurs, en laissant subsister l’intérêt de la pièce ; il n’y aurait peut-être pas vingt vers à changer dans le Misanthrope, et pas quarante lignes dans l’Avare.

 

         Si ces demoiselles jouent des tragédies, un jeune homme de mes amis en a fait une (1) depuis peu, dans laquelle on ne peut pas dire que l’amour joue un rôle : ce sont deux espèces de Tartares qui se regardent plutôt comme époux que comme amants ; je l’enverrai à votre majesté impériale dès qu’elle sera imprimée. Si elle juge qu’on puisse former un théâtre de nos meilleurs auteurs pour l’éducation de votre Saint-Cyr, je ferai venir de Paris des tragédies et des comédies en feuilles ; je les ferai brocher avec des pages blanches, sur lesquelles je ferai écrire les changements nécessaires pour ménager la vertu de vos belles demoiselles. Ce petit travail sera pour moi un amusement et ne nuira pas à ma santé, toute faible qu’elle est. Je serai d’ailleurs soutenu par le plaisir de faire quelque chose qui puisse vous plaire.

 

         Je suppose que votre bataillon de cinq cents filles est un bataillon d’amazones, mais je ne suppose pas qu’elles bannissent les hommes ; il faut bien qu’en jouant des pièces de théâtre, la moitié pour le moins de ces jeunes héroïnes fasse des personnages de héros ; mais comment feront-elles celui de vieillard dans les comédies ? En un mot, j’attends les instructions et les ordres de votre majesté sur tout cela.

 

         Je doute que Moustapha donne une si bonne éducation aux filles de son sérail. Je le crois d’ailleurs, en comique, un fort mauvais plaisant, et, en tragique, je ne le crois pas un Achille.

 

         Ce que j’admire, madame, c’est que vous satisfaites à tout ; vous rendez votre cour la plus aimable de l’Europe, dans le temps que vos troupes sont les plus formidables. Ce mélange de grandeur et de grâces, de victoires et de fêtes, me paraît charmant. Tout mon chagrin est d’être dans un âge à ne pouvoir être témoin de tous vos triomphes en tant de genres, et d’être obligé de m’en rapporter à la voix de l’Europe.

 

         J’ai bien un autre chagrin, c’est que mes compatriotes soient dans Cracovie (2), au lieu d’être à Paris. Je ne peux pas dire que je souhaite qu’ils vous soient présentés avec le grand-vizir par quelques-uns de vos officiers : cela ne serait pas honnête, et on dit qu’il faut être bon citoyen ; j’attends le dénouement de cette affaire, et celui de la pièce que l’on joue actuellement en Danemark.

 

         Le vieux malade se met aux pieds de votre majesté impériale avec le profond respect et l’attachement qu’il conservera jusqu’au dernier moment de sa vie.

 

 

1 – Les Lois de Minos. (G.A.)

2 – Ils faisaient la plus glorieuse résistance dans le château de la ville. (G.A.)

 

 

 

 

110 – DE L’IMPERATRICE.

 

Le 19/30 Mars.

 

         Monsieur, j’ai reçu successivement vos deux lettres du 12 Février et du 6 Mars. Je n’y ai pas répondu plus tôt à cause d’une blessure que je me suis faite par maladresse à la main droite, ce qui m’a empêchée d’écrire pendant quelques semaines ; à peine pouvais-je signer.

 

         Votre dernière lettre m’a vraiment alarmée sur l’état où vous avez été ; j’espère que celle-ci vous trouvera rétabli. L’ode de M. Dastoc (1) n’est point l’ouvrage d’un malade. Si les hommes pouvaient devenir sages, il y a longtemps que vous les auriez rendus tels. Oh ! Que j’aime vos écrits ! Il n’y a rien de mieux selon moi. Si ces fous de confédérés étaient des êtres capables de raison, vous les auriez persuadés, vous les auriez ramenés au droit sens ; mais je sais un remède qui les guérira. J’en ai un aussi pour les petits-maîtres sans aveu qui abandonnent Paris, pour venir servir de précepteurs à des brigands. Ce dernier remède vient en Sibérie ; ils le prendront sur les lieux (2). Ces secrets sont efficaces, et ne sont point d’un charlatan.

 

         Si la guerre continue, il ne nous restera guère plus que Bizance à prendre, et, en vérité, je commence à croire que cela n’est pas impossible ; mais il faut être sage, et dire avec ceux qui le sont que la paix vaut mieux que la plus belle guerre du monde. Tout cela dépend du seigneur Moustapha. Je suis prête à l’une comme l’autre, et, quoiqu’on vous dise que la Russie est sur les dents, n’en croyez rien ; elle n’a pas encore touché à mille ressources que d’autres puissances ont épuisées, même en temps de paix. De trois ans, elle n’a imposé aucune nouvelle taxe : non que cela ne fût faisable, mais parce que nous avons suffisamment ce qu’il nous faut.

 

         Je sais que les chansonniers de Paris ont débité que j’avais fait enrôler le huitième homme : c’est un mensonge grossier, et qui n’a pas le sens commun. Apparemment qu’il y a chez vous des gens qui aiment à se tromper ; il faut leur laisser ce plaisir, parce que tout est au mieux dans ce meilleur des mondes possibles, selon le docteur Pangloss.

 

         Les procédés de M. Tronchin envers moi sont les plus honnêtes du monde. Je suis comme l’impératrice Théodora, j’aime les images, mais il faut qu’elles soient bien peintes. Elle les baisait, c’est ce que je ne fais pas ; il pensa lui en arriver malheur.

 

         J’ai reçu la lettre de vos horlogers. Je vous envoie ces noisettes, qui contiennent le germe de l’arbre qu’on appelle cèdre de Sibérie. Vous pouvez les faire planter en terre ; ils ne sont rien moins que délicats. Si vous en voulez plus que ce paquet n’en contient, je vous en enverrai.

 

         Recevez mes remerciements de toutes les amitiés que vous me témoignez, et soyez assuré de toute mon estime. Caterine

 

 

1 – L’ode dont il a été parlé dans la lettre du 12 Février. Voltaire l’avait signée d’un nom courlandais. (G.A.)

2 – Cette plaisanterie est atroce. Elle suffit pour nous faire voir le fond de l’âme de Catherine, si douce, si séduisante depuis le commencement de cette correspondance. (G.A.)

 

 

 

 

111 – DE L’IMPERATRICE.

 

Le 23 Mars/3 Avril.

 

         Monsieur, votre lettre du 12 Mars m’a causé un contentement bien grand. Rien ne saurait arriver de plus heureux à notre communauté que ce que vous me proposez. Nos demoiselles jouent la comédie et la tragédie : elles ont donné Zaïre l’année passée, et pendant ce carnaval, elles ont représenté Zémire, tragédie russe, et la meilleure de M. Soumarocof (1), dont vous avez entendu parle. Ah ! Monsieur, vous m’obligerez infiniment si vous entreprenez en faveur de ces aimables enfants le travail que vous nommez un amusement, et qui coûterait tant de peine à tout autre. Vous me donnerez par là une marque bien sensible de cette amitié dont je fais un cas si distingué. D’ailleurs ces demoiselles, je dois l’avouer, sont charmantes, et tous ceux qui les voient l’avouent aussi. Il y en a de quatorze à quinze ans. Si vous les voyiez, je suis persuadée qu’elles s’attireraient votre approbation. J’ai été plus d’une fois tentée de vous envoyer quelques-uns des billets que j’ai reçus d’elles, et qui assurément n’ont pas été composés par leurs maîtres ; ils sont trop naturels et trop enfantins. On y voit répandus sur chaque ligne l’innocence, l’agrément, et la gaieté de leur esprit.

 

         Je ne sais si ce bataillon de filles, comme vous le nommez, produira des amazones ; mais nous sommes très éloignés, je vous l’avoue, d’en faire des religieuses, et de les rendre étiques à force de brailler la nuit à l’église, comme cela se pratique à Saint-Cyr. Nous les élevons, au contraire, pour les rendre les délices des familles où elles entreront ; nous ne les voulons ni prudes ni coquettes, mais aimables, et en état d’élever leurs enfants, d’avoir soin de leur maison.

 

         Voici comment on s’y prend pour distribuer les rôles des pièces de théâtre : on leur dit qu’une telle pièce sera jouée, et on leur demande qui veut jouer tel rôle ; il arrive souvent qu’une chambrée entière apprend ce rôle ; après quoi on choisit celle qui s’en acquitte le mieux. Celles qui jouent les rôles d’hommes, portent, dans les comédies, une espèce de frac long, que nous appelons la mode de ce pays-là. Dans la tragédie, il est aisé d’habiller nos héros convenablement, et pour la pièce, et pour leur état. Les vieillards sont les rôles les plus difficiles et les moins bien rendus : une grande perruque et un bâton ne rident point l’adolescence ; ces rôles ont été un peu froids jusqu’ici. Nous avons eu ce carnaval un petit-maître charmant, un Blaise original, une dame de Croupillac (2) admirable, deux soubrettes et un avocat Patelin à ravir, et un Jasmin très intelligent.

 

         Je ne sais pas comment Moustapha pense sur l’article de la comédie ; mais il y a quelques années, il donna au monde le spectacle de ses défaites, sans pouvoir se résoudre à changer de rôle. Nous avons ici le kalga sultan, frère du kan, très indépendant, de la Crimée, par la grâce de Dieu et les armes de la Russie. Ce jeune prince tartare est d’un caractère doux ; il a de l’esprit, il fait des vers arabes ; il ne manque aucun de nos spectacles ; il s’y plaît, il va à ma communauté les dimanches après-dîner (lorsqu’il est permis d’y entrer) pendant deux heures, pour voir danser les demoiselles. Vous direz que c’est mener le loup au bercail ; mais ne vous effarouchez point : voici comment on s’y prend.

 

         Il y a une très grande salle, dans laquelle on a placé un double rang de balustrades ; les enfants dansent dans l’intérieur ; le monde est rangé autour des balustrades : et c’est l’unique occasion que les parents ont de voir nos demoiselles, auxquelles il n’est point permis de sortir de douze ans de la maison.

 

         N’ayez pas peur, monsieur ; vos Parisiens, qui sont à Cracovie, ne me feront pas grand mal ; ils jouent une mauvaise farce, qui finira comme les comédies italiennes (3).

 

         Il est à appréhender que cette malheureuse histoire du Danemark (4) ne soit pas la seule qui s’y passe. Je crois avoir répondu, monsieur, à toutes vos questions. Donnez-moi au plus tôt des nouvelles satisfaisantes sur votre santé, et soyez persuadé que je suis toujours la même. Caterine

 

 

 

1 – Nous avons parlé déjà de ce célèbre poète dramatique russe. (G.A.)

 2 – Personnage de l’Enfant prodigue, ainsi que Jasmin. (G.A.)

3 – Autre plaisanterie infâme. En faisant allusion aux coups de bâton des farces italiennes, Catherine veut dire que les Français, s’ils sont faits prisonniers, recevront le knout en Sibérie. (G.A.)

4 – Voyez la lettre de Voltaire du 6 Mars. (G.A.)

 

 

 

112 –  DE VOLTAIRE.

 

29 Mai.

 

         Madame, le vieux malade de Ferney a reçu presque en même temps de votre majesté impériale les deux lettres dont elle l’a honoré ; l’une en date du 19 Mars, et l’autre du 3 Avril, avec le paquet contenant les fruits du cèdre du Liban, que les dix tribus, chassées par le bon Salmanazar, ont sans doute transplanté en Sibérie.

 

         Votre majesté me comble toujours de faveurs. Je vais semer ces petites fèves, dès que la saison le permettra. Ces cèdres-là ombrageront peut-être un jour des Génevois ; mais du moins, ils n’auront pas sous leurs ombrages des rendez-vous de confédérés sarmates.

 

         J’ai enfin eu l’honneur de voir un des cinq Orlof ; les héros qu’on appelle les fils Aymon ne sont qu’au nombre de quatre, ceux-ci sont cinq. J’ai vu celui qui ne se mêle de rien, et qui est philosophe : il m’a étonné, et mes regrets ont redoublé de n’avoir pu jouir de l’honneur de voir les quatre autres ; mais votre majesté sait que je mourrai avec un regret bien plus cuisant.

 

         Nos extravagants de chevaliers errants, qui ont couru sans mission, vers la zone glaciale, combattre pour le liberum veto, méritent assurément toute votre indignation ; mais les dévots à Notre-Dame de Czenstokova sont cent fois plus coupables. Du moins, nos don Quichottes welches ne peuvent se reprocher ni bassesse, ni fanatisme : ils ont été très mal instruits, très imprudents, et très injustes (1).

 

         J’étais moi-même bien mal instruit, ou plutôt aussi aveugle des yeux de l’âme que de ceux du corps, de ne pas comprendre ce que le roi de Prusse m’écrivait, il y a environ un an : « Vous verrez un dénouement auquel personne ne s’attend (2). » J’avais toujours mon Moustapha en tête ; ma chimère sur les frontières de ma Suisse était que, grâce à mon héroïne, il n’y eût plus de Turcs en Turquie. Elle prenait dès ce temps-là même un parti encore plus noble et plus utile, celui de détruire l’anarchie en Pologne, en rendant à chacun ce que chacun croit lui appartenir, et en commençant par elle-même (3).

 

         Mais qui sait si, après avoir exécuté ce grand projet, elle n’achèvera pas l’autre, et si un jour elle n’aura pas trois capitales, Pétersbourg, Moscou, et Byzance ? Cette Bizance est plus agréablement située que les deux autres. Il en sera de votre séjour sur le Bosphore de Thrace comme de mes cèdres du Liban ; je ne les verrai pas ; mais au moins mes héritiers les verront.

 

         Je ne verrai pas non plus votre Saint-Cyr, qui est fort au-dessus de notre Saint-Cyr. Nos demoiselles seront très dévotes et très honnêtes ; mais les vôtres joindront à ces deux bonnes qualités, celle de jouer la comédie, comme elles faisaient autrefois chez nous. L’article de la barbe vous embarrasse ; mais si Esther n’avait point de barbe, Mardochée en avait. On prétend même que, lorsque la Mardochée, ornée d’une très courte barbe blonde, vint un jour répéter son rôle avec Esther, tête-à-tête dans sa chambre, cette Esther (4), tout étonnée, lui dit : Eh ! Mon Dieu ! Ma sœur, pourquoi avez-vous mis votre barbe à votre menton ? Quoi qu’il en soit, votre majesté impériale allie à merveille le temporel et le spirituel. Elle envoie d’un côté des plénipotentiaires et de l’autre des troupes victorieuses ; ainsi elle donnera la paix à main armée ; on ne la donne guère autrement.

 

         Enfin le triomphe aussi dans mon coin. J’ai toujours soutenu contre mes contradicteurs opiniâtres que vous viendriez à bout de tout. Il semble que votre courage avait passé dans ma tête. Aucun de mes anti-raisonneurs ne m’a intimidé pendant quatre ans. J’ai enfin gagné obscurément ma gageure, quand vous êtes montée au faîte de la gloire et de la félicité, et quand Moustapha, Kien-long, Ganganelli, et le grand-lama, ne peuvent vous disputer d’être la première personne de notre globe. Cela me rend bien fier.

 

         Mais je n’en suis ni plus ni moins attaché à votre majesté impériale avec le respect que tout le monde vous doit comme moi. Le vieux malade.

 

 

1 – Dans une lettre du 10 Avril qu’on n’a plus, Catherine avait annoncé à Voltaire que les volontaires français étaient ses prisonniers et qu’elle allait les envoyer en Sibérie. Voltaire écrivit aussitôt au duc de Richelieu pour qu’il fît agir les ministres, et il offrit d’intercéder lui-même auprès de Catherine pour obtenir la liberté de Choisy et de ses compagnons. D’Alembert s’employa avec non moins d’ardeur pour les prisonniers. Catherine les renvoya en France. (G.A.)

2 – On n’a pas cette lettre du roi de Prusse. (G.A.)

3 – Il y a bien de la malice dans cette phrase. Le fait est que Voltaire fut non moins surpris que le reste du monde à la nouvelle du partage de la Pologne. (G.A.)

4 – Le rôle d’Esther était joué par mademoiselle de Veillanne, et celui de Mardochée par mademoiselle de Glapion. (G.A.)

 

 

 

 

113 – DE L’IMPERATRICE.

 

A Pétershoff, 25 Juin/6 Juillet.

 

         Monsieur, je vois avec plaisir, par votre lettre du 29 Mai, que mes noisettes de cèdres vous sont parvenues : vous les sèmerez à Ferney ; j’en ai fait autant ce printemps à Czars-Kozélo. Ce nom vous paraîtra peut-être un peu dur à prononcer ; cependant c’est un endroit que je trouve délicieux, parce que j’y plante et que j’y sème. La baronne de Thunder-tentronk trouvait bien son château le plus beau des châteaux possibles (1). Mes cèdres sont déjà de la hauteur du petit doigt ; que sont les vôtres ? J’aime à la folie présentement les jardins à l’anglaise, les lignes courbes, les pentes douces, les étangs en forme de lacs, les archipels en terre ferme, et j’ai un profond mépris pour les lignes droites, les allées jumelles. Je hais les fontaines qui donnent la torture à l’eau pour lui faire prendre un cours contraire à sa nature ; les statues sont reléguées dans les galeries, les vestibules, etc. ; en un mot, l’anglomanie domine dans ma plantomanie.

 

         C’est au milieu de ces occupations que j’attends tranquillement la paix. Mes ambassadeurs sont à Yassi depuis six semaines, et l’armistice pour le Danube, la Crimée, la Géorgie, et la mer Noire, a été signé le 19 de mai, vieux style, à Giurgevo. Les plénipotentiaires turcs sont en chemin au-delà du Danube ; leurs équipages, faute de chevaux, sont traînés par la race du dieu Apis. A la fin de chaque campagne, j’ai fait proposer la paix à ces messieurs ; ils ne se sont plus apparemment crus en sûreté derrière le mont Hémus, puisque cette fois ils ont parlementé tout de bon. Nous verrons s’ils sont assez sensés pour faire la paix à temps.

 

         Les chalands de la vierge de Czenstokova se cacheront sous le froc de saint François, et ils auront tout le temps de méditer un grand miracle par l’intercession de cette dame. Vos petits-maîtres prisonniers retourneront chez eux débiter avec suffisance, dans les ruelles de Paris que les Russes sont des barbares qui ne savent pas faire la guerre.

 

         Ma communauté (2), qui n’est point barbare, se recommande à vos soins. Ne nous oubliez point, je vous en prie. Moi, de mon côté, je vous promets de faire de mon mieux, afin de continuer à donner le tort à ceux qui, contre votre opinion, ont soutenu pendant quatre ans que je succomberais.

 

         Soyez assuré que je suis bien sensible à tous les témoignages d’amitié que vous me donnez. Mon amitié et mon estime pour vous ne finiront qu’avec ma vie. Caterine

 

 

 

1 – Voyez le premier chapitre de Candide. C’est le baron et Pangloss qui trouvait si beau le château. (G.A.)

2 – Le Saint-Cyr féminin de la Russie. (G.A.)

 

 

 

 

114 –  DE VOLTAIRE.

 

A Ferney, 31 Juillet.

 

         Madame, il y a bien longtemps que je n’ai osé importuner votre majesté impériale de mes inutiles lettres. J’ai présumé que vous étiez dans le commerce le plus vif avec Moustapha et les confédérés de Pologne. Vous les rangez tous à leur devoir, et ils doivent vous remercier tous de leur donner, à quelque prix que ce soit, la paix dont ils avaient très grand besoin.

 

         Votre majesté a peut-être cru que je la boudais, parce qu’elle n’a pas fait de voyage de Stamboul et d’Athènes, comme je l’espérais. J’en suis affligé, il est vrai ; mais je ne peux être fâché contre vous, et d’ailleurs si votre majesté ne va pas sur le Bosphore, elle ira du moins faire un tour vers la Vistule. Quelque chose qui arrive, Moustapha a toujours le mérite d’avoir contribué, pour sa part, à votre grandeur, s’il vous a empêchée de continuer votre beau code ; et Pallas la guerrière, après l’avoir bien battu, va redevenir Minerve la législatrice.

 

         Il n’y a plus que ce pauvre Ali-Bey qui soit à plaindre : on le dit battu et en fuite ; c’est dommage. Je le croyais paisible possesseur du beau pays où l’on adorait autrefois les chats et les chiens ; mais comme vous êtes plus voisine de la Prusse que de l’Egypte, je pense que vous vous consolez du petit malheur arrivé à mon cher Ali-Bey. Je présume aussi que votre majesté n’a point fait faire le voyage de Sibérie à nos étourdis de Français qui ont été en Pologne où ils n’avaient que faire. Puisqu’ils aimaient à voyager, il fallait qu’ils vinssent vous admirer à Pétersbourg ; cela eût été plus sensé, plus décent, et beaucoup plus agréable. Pour moi, c’est ainsi que j’en userais si je n’étais pas octogénaire. J’estime fort Notre-Dame de Csenstokova ; mais j’aurais donné, dans mon pèlerinage, la préférence à Notre-Dame de Pétersbourg. Je n’ai plus qu’un souffle de vie, je l’emploierai à vous invoquer, en mourant, comme ma sainte, et la plus sainte assurément que le Nord ait jamais portée.

 

         Le vieux malade de Ferney se met à vos pieds avec le plus profond respect et une reconnaissance qui ne finira qu’avec sa vie.

 

 

 

 

115 –  DE VOLTAIRE.

 

A Ferney, 17 Auguste (1).

 

         Madame, il n’est pas surprenant que tant d’officiers des autres souverains veuillent être les vôtres, et qu’on s’empresse de vouloir servir celle qui est admirée dans l’Europe et dans l’Asie. Plus de vingt jeunes gens, ayant su que votre majesté impériale daignait m’honorer de quelque bonté, m’ont demandé des lettres de recommandation. Je n’ai pas été assez téméraire pour oser prendre cette liberté. J’ai été d’autant plus retenu, que j’ignorais si ces jeunes gens étaient dignes d’entrer au service de votre majesté impériale.

 

         Mais enfin, voici le baron de Pellemberg, né en Flandre, officier en Espagne aux gardes-wallones, fils du baron d’Horvost-Pellemberg, général major au service de sa majesté l’impératrice-reine ; il ne veut servir d’autre impératrice que vous ; il veut absolument aller à Pétersbourg, soit que j’aie la hardiesse de lui donner une lettre (2), soit que je ne pousse pas jusque-là ma témérité.

 

         Il sait sept langues, et il a cette conformité avec votre majesté. Bientôt il en saura une huitième, que vous rendez respectable à toute l’Europe. Pour moi, je me borne à vous dire dans la mienne que je suis avec le plus profond respect et la plus inviolable reconnaissance, madame, de votre majesté impériale, le très humble, etc.

 

 

1 – Lettre inédite, publiée par MM. de Cayrol et François. (G.A.)

2 – Voyez la lettre suivante. (G.A.)

 

 

 

 

116 –  DE VOLTAIRE.

 

A Ferney, 21 Auguste.

 

         Madame, je ne cesse d’admirer celle qui, ayant tous les jours à écrire en Turquie, à la Chine, en Pologne, trouve encore du temps pour daigner écrire au vieux malade du mont Jura. Il y a longtemps que je sais que vous avez plusieurs âmes, en dépit des théologiens, qui aujourd’hui n’en admettent qu’une. Mais enfin votre majesté impériale n’a pas plusieurs mains droites ; elle n’a qu’une langue pour dicter, et la journée n’a que vingt-quatre heures pour vous, ainsi que pour les Turcs, qui ne savent ni lire, ni écrire ; en un mot, vous m’étonnez toujours, quoique je me sois promis depuis longtemps de n’être plus étonné de rien.

 

         Je ne suis pas même étonné que mes cèdres n’aient point germé, tandis que ceux de votre majesté sont déjà de quelques lignes hors de terre. Il n’est pas juste que la nature me traite aussi bien que vous. Si vous plantiez des lauriers au mois de janvier, je suis sûr qu’ils vous donneraient au mois de juin de quoi mettre autour de votre tête.

 

         Je ne sais pas s’il est vrai que les dames de Cracovie fassent bâtir en France un château pour nos officiers. Je doute que les Polonaises aient assez d’argent de reste pour payer ce monument. Ce château pourrait bien être celui d’Armide, ou quelque château en Espagne.

 

         Ce qui doit paraître plus fabuleux à nos Français, et qui cependant est très vrai, à ce qu’on m’assure, c’est que votre majesté, après quatre ans de guerre, et par conséquent de dépenses prodigieuses, augmente la paie de ses armées d’un cinquième. Notre ministre des finances doit tomber à la renverse en apprenant cette nouvelle.

 

         Je me flatte que Falconet (1) en dira deux mots sur la base de votre statue ; je me flatte encore que ce cinquième sera pris dans les bourses que mon cher Moustapha sera obligé de vous payer, pour les frais du procès qu’il vous a intenté si maladroitement.

 

         Je vous annonce aujourd’hui un gentilhomme flamand, jeune, brave, instruit, sachant plusieurs langues, voulant absolument apprendre le russe et  être à votre service ; de plus, bon musicien : il s’appelle le baron de Pellemberg. Ayant su que je devais avoir l’honneur de vous écrire, il s’est offert pour courrier, et le voilà parti ; il en sera ce qu’il pourra ; tout ce que je sais, c’est qu’il en viendra bien d’autres, et que je voudrais bien être du nombre.

 

         Voici le temps, madame, où vous devez jouir de vos beaux jardins qui, grâce à votre bon goût, ne sont point symétrisés. Puissent tous les cèdres du Liban y croître avec les palmes !

 

         Le vieux malade de Ferney se met aux pieds de votre majesté impériale, avec le plus profond respect et la plus sensible reconnaissance.

 

1 – Ce sculpteur avait été appelé en Russie dès 1766 pour faire la statue de Pierre-le-Grand. Il mit douze ans à l’achever.

 

 

 

 

117 –  DE VOLTAIRE.

 

A Ferney, 28 Auguste.

 

         Madame, pardon ; mais non seulement votre majesté impériale me protège, elle m’instruit ; elle a bien voulu me défaire de quelques erreurs françaises sur la Sibérie ; elle me permet les questions.

 

         Je prends donc la liberté de lui demander s’il est vrai qu’il y ait en Sibérie une espèce de héron tout blanc, avec les ailes et la queue couleur de feu, et surtout s’il est vrai que, par la paix du Pruth, Pierre-le-Grand se soit obligé à envoyer tous les ans un de ces oiseaux avec un collier de diamants à la Porte ottomane. Nos livres disent que cet oiseau s’appelle, chez vous, kratsshot, et chez les Turcs, chungar.

 

         Je doute fort, madame, que votre majesté impériale paie désormais un tribut de chungar et de diamants au seigneur Moustapha. Les gazettes disent qu’elle achète un diamant d’environ trois millions à Amsterdam ; j’espère que Moustapha paiera ce brillant en signant le traité de paix, s’il sait écrire.

 

         Votre extrême indulgence m’a accoutumé à la hardiesse de questionner une impératrice : cela n’est pas ordinaire ; mais, en vérité, il n’y a rien de si extraordinaire dans le monde entier que votre majesté, aux pieds de laquelle se met, avec le plus profond respect, Le vieux malade de Ferney.

 

 

 

118 – DE L’IMPERATRICE.

 

Le 1/12 Septembre.

 

         Monsieur, j’ai à vous annoncer, en réponse à votre lettre du 21 d’auguste, que je vais commencer avec Moustapha une nouvelle correspondance à coups de canon. Il lui a plu d’ordonner à ses plénipotentiaires de rompre le congrès de Fokschan ; la trêve finit avec lui. C’est apparemment l’âme qui a ce département-là qui vous a dit cette nouvelle. Je vous prie de m’instruire de ce que font les autres âmes que vous me donnez, tandis que je pense à Moustapha. Il m’a toujours paru que je n’avais à la fois qu’une seule idée. J’espère au moins que messieurs les théologiens me feront un compliment en cérémonie au premier concile œcuménique où je présiderai, pour avoir soutenu leur opinion en cette occasion.

 

         Je crois qu’il faut ranger le château que les dames polonaises prétendent bâtir aux officiers français engagés au service des prétendus confédérés, au nombre de beaucoup d’autres bâtiments pareils, élevés dans l’imagination de l’une et l’autre nation depuis plusieurs années, et qui se sont évaporés en particules si subtiles, que personne ne les a pu apercevoir. Il n’y a pas jusqu’aux miracles de la Dame de Czenstokova qui n’aient eu ce sort, depuis que les moines de ce couvent se trouvent en compagnie d’un beau régiment d’infanterie russe, lequel occupe maintenant cette forteresse.

 

         On ne vous a point trompé, monsieur, lorsqu’on vous a dit que j’ai augmenté, ce printemps, d’un cinquième la paie de tous mes officiers militaires, depuis le maréchal jusqu’à l’enseigne. J’ai acheté en même temps la collection de tableaux de feu M. de Crozat, et je suis en marché d’un diamant de la grosseur d’un œuf.

 

         Il est vrai qu’en augmentant ainsi ma dépense, d’un autre côté mes possessions se sont aussi accrues un peu, par un accord fait entre la cour de Vienne, le roi de Prusse, et moi (1). Nous n’avons point trouvé d’autre moyen de garantir nos frontières des incursions des prétendus confédérés, commandés par des officiers français, que de les étendre.

 

         A propos, que dites-vous de la révolution de Suède ? Voilà une nation qui perd, en moins d’un quart d’heure, sa forme de gouvernement et sa liberté. Les états, entourés de troupes et de canons, ont délibéré vingt minutes sur cinquante sept points qu’ils ont signés, comme de raison. Je ne sais si cette violence est douce ; mais je vous garantis la Suède sans liberté, et son roi aussi despotique que celui de France, et cela, deux mois après que le souverain et la nation s’étaient jugé réciproquement la stricte conservation de leurs droits (2).

 

         Le père Adam (3) ne trouve-t-il pas que voilà bien des consciences en danger ?

 

         Adieu, monsieur ; souvenez-vous de moi en bien, et soyez assuré du sensible plaisir que me font vos lettres. Vous pourriez m’en faire un plus grand encore, ce serait de vous bien porter en dépit de vos années. Caterine

 

 

1 – Ce fut le 15 auguste que fut signé le premier partage de la Pologne. (G.A.)

2 – Ce n’est pas par amour pour la liberté que Catherine trace ces lignes, c’est par dépit. Le coup d’Etat de Gustave du 19 auguste anéantissait à Stockolm l’influence russe. (G.A.)

3 – C’est le Jésuite que Voltaire avait recueilli à Ferney. (G.A.)

 

 

Publié dans Catherine II de Russie

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