CORRESPONDANCE : Catherine II et Voltaire - Partie 13

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Photo de KHALAH

 

 

 


90 - DE L’IMPERATRICE.


Le 14/25 Auguste.



 

         Monsieur, je vois par le contenu de votre lettre du 30 Juillet, qu’alors vous n’aviez point encore reçu mes lettres, qui vous annonçaient la soumission de toute la Crimée. Elle a fait son accord avec le prince Dolgorouky. Aujourd’hui j’ai reçu un courrier, qui m’annonce que les ambassadeurs tartares sont en chemin pour me demander la confirmation du kan qu’ils ont élu à la place de Sélim Ghéraï, trop attaché intérieurement aux Turcs, parce qu’il avait des possessions personnelles en Romélie. Les Mourza lui ont persuadé de s’en aller, et lui ont fourni à cet effet quelques esquifs. Je m’en vais donc faire distribuer des sabres, des aigrettes, des kafetans, et j’aurai un faux air de Moustapha.

 

         Ces Tartares ont fait quelques efforts pour secouer l’oppression ottomane ; d’ailleurs, nous n’en aurions pas eu aussi bon marché. Je défierais à présent Oreste de voter une statue en Crimée : il n’y a pas l’ombre des beaux-arts chez ces gens-là ; mais ils n’en conservent pas moins le goût de prendre ce qui ne leur appartient pas.

 

         Laissez faire sultan Ali-Bey : vous verrez qu’il deviendra joli garçon, après avoir pris Damas le 6 Juin. Si votre chère Grèce, qui ne sait que faire des vœux, agissait avec autant de vigueur que le seigneur des Pyramides, le théâtre d’Athènes cesserait bientôt d’être un potager, et le Lycée une écurie (1). Mais si cette guerre continue, mon jardin de Czarskozélo ressemblera bientôt à un jeu de quilles, car à chaque action d’éclat j’y fais élever quelque monument. La bataille de Kogul, où dix-sept mille combattants en battirent cent cinquante mille, y a produit un obélisque, avec une inscription qui ne contient que le fait et le nom du général : la bataille navale de Tchesme a fait naître, dans une très grande pièce d’eau, une colonne rostrale : la prise de la Crimée y sera perpétuée par une grosse colonne ; la descente dans la Morée, et la prise de Sparte, par une autre.

 

         Tout cela est fait des plus beaux marbres qu’on puisse voir, et que les Italiens mêmes admirent. Ces marbres se trouvent les uns sur les bords du lac Ladoga, les autres à Caterinimbourg, en Sibérie, et nous les employons comme vous voyez : il y en a presque de toutes couleurs.

 

         Outre cela, derrière mon jardin, dans un bois, j’ai imaginé de faire bâtir un temple de Mémoire, auquel on arrivera par un arc de triomphe. Tous les faits importants de la guerre présente y seront gravés sur des médaillons, avec des inscriptions simples et courtes en langue du pays avec la date et les noms de ceux qui les ont effectués. J’ai un excellent architecte italien, qui fait les plans de ce bâtiment, qui, j’espère, sera beau, de bon goût, et fera l’histoire de cette guerre. Cette idée m’amuse beaucoup, et je crois que vous ne la trouverez point déplacée.

 

         Jusqu’à ce que je sache que la promenade que vous me proposez sur le Scamandre, soit plus agréable que celle de la belle Néva, vous voudrez bien que je préfère cette dernière. Je m’en trouve si bien ! Je renonce aussi à la réédification de Troie ; j’ai à rebâtir ici tout un faubourg, qu’un incendie a ruiné ce printemps.

 

         Je vous prie, monsieur, d’être persuadé de ma sensibilité pour toutes les choses obligeantes et heureuses que vous me dites : rien ne me fait plus de plaisir que les marques de votre amitié. Je regrette de ne pouvoir être sorcière, j’emploierais mon art à vous rendre la vue et la santé. Caterine.

 

 

1 – Voyez la lettre n° 87. (G.A.)

 

 

 

 

91 - DE VOLTAIRE.

 

A Ferney, 31 Auguste 1771.

 

         Madame, j’ose dire que votre majesté impériale me devait la lettre dont elle m’honore, du 16 Juillet. J’avais besoin de cette douce consolation, après deux détestables gazettes consécutives, dans lesquelles on disait que les troupes de notre invincible sultan Moustapha étaient partout pleinement victorieuses. Je ne conçois pas ce qu’on gagne à débiter de si impudents mensonges, qui ne peuvent séduire les peuples que cinq ou six jours. Quand on trompe les hommes, il faut les tromper longtemps, comme on a fait à Rome. Il n’en est pas de même en fait d’exploits militaires.

 

         Je présume que tous les Tartares de Crimée sont actuellement vos sujets. Je vous vois marcher de conquête en conquête : on m’assure que vos troupes, véritablement victorieuses, ont passé le Danube, et que vous avez cent vaisseaux dans les mers de l’Archipel.

 

         Je bénis Dieu d’être né pour voir cette grande révolution. Personne ne s’attendait, lorsque Pierre-le-Grand était de mon temps à Sardam (1), qu’un jour votre majesté impériale dominerait sur la mer Noire, sur l’Archipel, et sur le Danube.

 

         On m’assure que mon cher Ali-Bey a pris Damas, et qu’il a mis le siège devant Alep, afin d’essayer jusqu’où l’invincible Moustapha peut porter la vertu de la résignation. Si cela est vrai, comme je le souhaite du fond de mon cœur, jamais la patience d’un sultan n’a été plus exercée. Mais il faut que cet invincible héros soit un homme bien opiniâtre, pour ne pas vous demander la paix à genoux.

 

         Nous avons eu un roi, nommé Louis XI, qui disait : Quand orgueil marche devant, dommage marche derrière. Moustapha ne s’est pas souvenu de cette maxime : il vous avait ordonné de vider la Podolie ; vous avez fort mal obéi. J’ose me flatter à la fin que vous lui ordonnerez de vider Constantinople, et qu’il vous obéira.

 

         Si vous daignez encore, madame, trouver dans tout ce fracas quelques moments pour lire mes rêveries, les quatrième et cinquième volumes des Questions sur l’Encyclopédie doivent être actuellement entre vos belles mains. Voici, en attendant, une feuille du tome septième, qui n’est pas encore mise au net. L’auteur a pris la liberté de dire un petit mot de votre majesté à la page 356 (2).

 

         Je me mets à vos pieds, je les baise beaucoup plus respectueusement que ceux du pape : il se croit le premier personnage du monde ; Moustapha croyait aussi l’être, mais je sais bien à qui ce nom est dû.

 

         Que ma souveraine agrée le profond respect de sa vieille créature.

 

 

1 – Pierre était à Sardam en 1697. Voltaire avait alors trois ans. (G.A.)

2 – A l’article LOIS. (G.A.)

 

 

 

 

92 - DE L’IMPERATRICE.

 

Le 4/15 Septembre.

 

 

         Monsieur, vous me demandez s’il est vrai que dans le temps même que mes troupes entrèrent dans Pérécop, il y a eu sur le Danube une action au désavantage des Turcs ; je vous répondrai qu’on n’a donné cet été, du côté du Danube, qu’un seul combat, où le lieutenant prince Repnin a battu avec son corps détaché un corps de Turcs qui s’était avancé après que le commandant de Giurgi leur eut rendu cette place, à peu près comme Lauterbourg passa aux Autrichiens lorsque M. de Noailles commandait l’armée française,, après la mort de l’empereur Charles VI. Le prince Repnin étant tombé malade, le lieutenant-général Essen a voulu reprendre Giurgi, mais il a été repoussé à l’assaut. Cependant, quoi qu’en disent les gazettes, Bucharest est toujours entre nos mains, avec toutes les places de la rive du Danube, depuis Giurgi jusqu’à la mer Noire.

 

         Je ne porte aucune envie aux exploits que vous me mandez de votre patrie. Si les beaux bras de la belle danseuse de l’Opéra de Paris, et l’opéra-comique, qui fait l’admiration de l’univers, consolent la France de la destruction de ses parlements et des nouveaux impôts, après huit dans de paix, il faut convenir que voilà des services essentiels qu’ils ont rendus au gouvernement. Mais lorsque ces impôts auront été perçus, les coffres du roi seront-ils remplis, et l’Etat libéré ?

 

         Vous me dires, monsieur, que votre flotte se prépare à voguer de Paris à Saint-Cloud : je vous donnerai nouvelles pour nouvelles. La mienne est venue d’Azof à Caffa. A Constantinople on est très affligé de la perte de la Crimée : pour les dissiper, il faudrait leur envoyer l’opéra-comique, et les marionnettes aux mutins de Pologne, au lieu de cette foule d’officiers français qu’on envoie s’y perdre (1). Ceux de mes troupes qui aiment le spectacle peuvent assister aux drames de M. Soumarokof (2) à Toblosk, où il y a de fort bons acteurs.

 

         Adieu, monsieur, combattons les méchants, qui ne veulent point rester en repos, et battons-les puisqu’ils le désirent. Aimez-moi, et portez-vous bien. Caterine.

 

 

 

 

 

 

93 - DE VOLTAIRE.

 

17 Septembre.

 

         Madame, me trompé-je cette fois-ci ? Une flotte tout entière de mes amis les Turcs réduite en cendres dans le port de Lemnos ! Le comte Alexis Orlof maître de cette île ! C’est ce qu’on me mande de Venise (1). Ces nouvelles retentissent dans les échos des Alpes, et nous répétons les noms de votre majesté impériale et du comte Orlof. Il me semble que c’est à peu près dans le même temps qu’une autre flotte turque fut consumée dans cette mer, l’année passée ; voilà un bel anniversaire. On voit bien que Lemnos était en effet l’île de Vulcain ; ce dieu brûle vos ennemis.

 

         Ah ! Moustapha ! Moustapha ! Eh bien ! Votre hautesse se jouera-t-elle encore à mon impératrice ? Lui ordonnerez-vous de vider sans délai la Podolie ? Trouverez-vous fort impertinent qu’elle n’ait pas obéi aux ordres de votre Sublime-Porte ? Mettrez-vous encore ses ministres en prison ? Voilà mon auguste souveraine en possession de votre Tartarie-Crimée, maîtresse de tous vos Etats au-delà du Danube, maîtresse de toute votre mer Noire. Vous n’êtes point galant, Moustapha ; vous deviez venir lui faire la cour, et baiser ses belles mains, au lieu de lui faire la guerre. Croyez-moi, demandez-lui très humblement pardon ; c’est ce que vous avez de mieux à faire.

 

         Savez-vous bien, monsieur Moustapha, que mon héroïne, occupée continuellement à vous battre, trouve encore le temps de m’écrire des lettres pleines d’esprit et de grâces ? Vous douteriez-vous, par hasard, de ce que signifient ces mots, grâces et esprit ? Elle a daigné me mander du 22 Juillet (2 Auguste), qu’on lui aurait l’obligation d’une carte géographique de la Crimée ; on n’en a jamais eu de passables jusqu’à présent ; vous n’êtes pas géographes, vous autres Turcs ; vous possédez un beau pays, mais vous ne le connaissez pas. Mon impératrice vous le fera connaître.

 

         Savez-vous seulement où était le paradis terrestre ? Moi, je le sais. Il est partout où est Catherine II ; prosternez-vous avec moi à ses pieds.

 

         Donné à Ferney, le 3 de la lune de Schéval.

 

 

1 – Fausse nouvelle. Voyez la lettre suivante. (G.A.)

 

 

 

94 - DE VOLTAIRE.

 

A Ferney, 2 Octobre

 

         Seigneur Moustapha, je demande pardon à votre hautesse du dernier compliment que je vous ai fait sur votre flotte, prétendue brûlée par ces braves Orlof ; ce qui est vraisemblable n’est pas toujours vrai. On m’avait mal informé ; mais vous avez encore de plus fausses idées que je n’ai de fausses nouvelles.

 

         Vous vous êtes plus lourdement trompé que moi, quand vous avez commencé cette guerre contre ma belle impératrice. Vous êtes bien payé d’avoir été un ignorant qui, du fond de votre sérail, ne saviez point à qui vous aviez affaire : Plus vous étiez ignorant, et plus vous étiez orgueilleux. C’est une grande leçon pour tous les rois. Il y a près de trois ans que je vous prédis malheur. Mes prédictions se sont accomplies, et, quant à votre flotte brûlée, ce qui est différé n’est pas perdu. Comptez sur MM. les comtes Orlof.

 

         D’ailleurs il est bien plus agréable de vous prendre la Crimée que de vous brûler quelques vaisseaux. Ne soyez plus si glorieux, mon bon Moustapha. Il est vrai que mon impératrice vous donne une place dans son temple de Mémoire ; mais vous y serez placé comme les rois vaincus l’étaient au Capitole.

 

         On m’écrit que vous entendez enfin raison, et que vous demandez la paix. Je ne sais si vous êtes assez raisonnable pour faire cette démarche, et si on m’a trompé sur cette affaire comme sur votre flotte.

 

         J’ignore encore s’il est vrai que vos troupes aient battu mon cher Ali-Bey, en Syrie (1). J’ai peur que ce petit succès ne vous enivre ; mais, prenez-y garde, les Russes ne ressemblent pas aux Egyptiens ; ils vous donnent sur les oreilles depuis trois ans, et vous les frotteront encore, si vous persistez à ne pas demander pardon à l’auguste Catherine. J’ai été très fâché que vous l’ayez forcée d’interrompre son beau code de lois, pour vous battre. Elle aurait mieux aimé être Thémis que Bellone ; mais, grâce à vous, elle est montée au temple de l’orgueil et de l’oisiveté, et croyez que je serai toujours tout à vous. L’ermite de Ferney.

 

         Je prends la liberté d’envoyer ma lettre à sa majesté impériale de Russie, qui ne manquera pas de vous la faire rendre.

 

1 – Le soulèvement d’Ali-Bey avorta. (G.A.)

 

 

 

95 - DE L’IMPERATRICE.

 

A Pétersbourg, 6/17 Octobre 1771

 

 

         Monsieur, j’ai à vous fournir un petit supplément à l’article FANATISME, qui ne figurera pas mal aussi dans celui des CONTRADICTIONS, que j’ai lu avec la plus grande satisfaction dans le livre des Questions sur l’Encyclopédie. Voici de quoi il s’agit.

 

         Il y a des maladies à Moscou : ce sont des fièvres pourprées, des fièvres malignes, des fièvres chaudes avec taches et sans taches, qui emportent beaucoup de monde, malgré toutes les précautions qu’on a prises (1). Le grand-maître comte Orlof m’a demandé en grâce d’y aller, pour voir sur les lieux quels seraient les arrangements les plus convenables à prendre pour arrêter ce mal. J’ai consenti à cette action si belle et si zélée de sa part, non sans sentir une vive peine sur le danger qu’il va courir (2).

 

         A peine était-il en chemin depuis vingt quatre heures, que le maréchal Soltikof m’écrivit la catastrophe suivante, qui s’est passée à Moscou du 15 au 16 Septembre, vieux style.

 

         L’archevêque de cette ville, nommé Ambroise, homme d’esprit et de mérite, ayant appris qu’il y avait depuis quelques jours une grande affluence de populace devant une image qu’on prétendait qui guérissait les malades (lesquels expiraient aux pieds de la sainte Vierge), et qu’on y portait beaucoup d’argent, envoya mettre son sceau sur cette caisse, pour l’employer ensuite à quelques œuvres pieuses ; arrangement économique que chaque évêque est très en droit de faire dans son diocèse. Il est à supposer qu’il avait l’intention d’ôter cette image, comme cela s’est pratiqué plus d’une fois, et que ceci n’était qu’un préambule. Effectivement, cette foule de monde rassemblée dans un temps d’épidémie ne pouvait que l’augmenter. Mais voici ce qui arriva.

 

         Une partie de cette populace se mit à crier : L’archevêque veut voler le trésor de la sainte Vierge ; il faut le tuer. L’autre prit parti pour l’archevêque. Des paroles ils en vinrent aux coups. La police voulut les séparer, mais la police ordinaire n’y put suffire. Moscou est un monde, non une ville. Les plus furieux se mirent à courir vers le Kremelin ; ils enfoncèrent les portes du couvent où réside l’archevêque ; ils pillèrent ce couvent, s’enivrèrent dans les caves, où beaucoup de marchands tiennent leurs vins ; et n’ayant point trouvé celui qu’ils cherchaient, une partie s’en alla vers le couvent nommé Donskoi, d’où ils tirèrent ce respectable vieillard, qu’ils massacrèrent inhumainement ; l’autre resta à se battre, en partageant le butin.

 

         Enfin le lieutenant-général Jérapkin arriva avec une trentaine de soldats, qui les obligèrent bien vite à se retirer. Les plus mutins furent pris (3). En vérité, ce fameux dix-huitième siècle a bien là de quoi se glorifier ! Nous voilà devenus bien sages ! Mais ce n’est pas à vous qu’il faut parler sur cette matière : vous connaissez trop les hommes pour vous étonnez des contradictions et des extravagances dont ils sont capables. Il suffit de lire vos Questions sur l’Encyclopédie, pour être persuadé de la profonde connaissance que vous avez de l’esprit et du cœur des humains.

 

         Je vous dois mille remerciements, monsieur, de la mention que vous voulez bien faire de moi dans divers endroits de ce dictionnaire très utile et très agréable : je suis étonnée d’y trouver souvent mon nom, à la fin d’une page où je l’attendais le moins.

 

         J’espère que vous aurez reçu, à l’heure qu’il est, la lettre de change pour le paiement des fabricants qui m’ont envoyé leurs montres.

 

         La nouvelle du combat naval donné à Lemnos est fausse. Le comte Alexis Orlof était encore à Paros le 24 Juillet, et la flotte turque n’ose montrer ses beaux yeux en deçà des Dardanelle. Votre lettre au sujet de ce combat est unique. Je sens, comme je le dois, les marques d’amitié qu’il vous plaît de me donner, et je vous ai les plus grandes obligations pour vos charmantes lettres.

 

         J’ai trouvé, monsieur, dans les Questions sur l’Encyclopédie, si remplies de choses aussi excellentes que nouvelles, à l’article ECONOMIE PUBLIQUE, page 61 de la cinquième partie, ces paroles : « Donnez à la Sibérie et au Kamtschatka réunis, qui font quatre fois l’étendue de l’Allemagne, un Cyrus pour souverain, un Solon pour législateur, un duc de Sully, un Colbert pour surintendant des finances, un duc de Choiseul pour ministre de la guerre et de la paix, un Anson pour amiral ; il y mourront de faim avec tout leur génie ».

 

         Je vous abandonne tout le pays de la Sibérie et du Kamtschatka, qui est situé au-delà du soixante-troisième degré ; en revanche, je plaide chez vous la cause de tout le terrain qui se trouve entre le soixante-troisième et le quarante-cinquième degré : il manque d’hommes en proportion de son étendue, de vins aussi. Non seulement il est cultivable, mais même très fertile. Les blés y viennent en si grande abondance, qu’outre la consommation des habitants, il y a des brasseries immenses d’eau-de-vie ; et il en reste encore assez pour en mener par terre en hiver, et par les rivières en été, jusqu’à Archangel, d’où l’on envoie dans les pays étrangers. Et peut-être en a-t-on mangé dans plus d’un endroit (4), en disant que les blés ne mûrissent jamais en Sibérie.

 

         Les animaux domestiques, le gibier, les poissons, se trouvent en grande abondance dans ces climats ; et il y en a d’espèce excellente qu’on ignore dans les autres pays de l’Europe.

 

         Généralement les productions de la nature, en Sibérie, sont d’une richesse extraordinaire : témoin la grande quantité de mines de fer, de cuivre, d’or et d’argent, les carrières d’agates, de toutes couleurs, de jaspe, de cristaux, de marbre, de talc, etc., etc., qu’on y trouve.

 

         Il y a des districts entiers couverts de cèdres d’une épaisseur extraordinaire, aussi beaux que ceux du mont Liban, et des fruitiers sauvages de beaucoup d’espèces différentes.

 

         Si vous êtes curieux, monsieur, de voir des productions de la Sibérie, je vous enverrai des corrections de différentes espèces, qui ne sont communes qu’en Sibérie, et rares partout ailleurs. Mais une chose qui démontre, je pense, que le monde est un peu plus vieux que nos nourrices ne nous le disent, c’est qu’on trouve dans le nord de la Sibérie, à plusieurs toises sous terre, des ossements d’éléphants, qui depuis fort longtemps, n’habitent plus ces contrées.

 

         Les savants, plutôt que de convenir de l’antiquité de notre globe, ont dit que c’était de l’ivoire fossile ; mais ils ont beau dire, les fossiles ne croissent point en forme d’éléphant très complet.

 

         Ayant plaidé ainsi devant vous la cause de la Sibérie, je vous laisse le jugement du procès, et me retire, en vous réitérant les assurances de la plus haute considération, et de l’amitié et de l’estime la plus sincère. Caterine.

 

 

 

1 – Catherine veut dissimuler la nature de la maladie. C’était bien la peste qui avait passé du camp des Russes jusqu’au centre de l’empire. Elle régna pendant dix mois ; neuf mille maisons furent atteintes ; on en purifia sept mille et les deux mille autres furent démolies. La dépense de la couronne monta à quatre cent mille roubles. (G.A.)

 

2 – Il faut reconnaître que Catherine n’exagère pas ici le mérite de son amant. La conduite d’Orlof  à Moscou fut admirable. (G.A.)

 3 – On les empala. (G.A.)

4 – En France, par exemple.(G.A.)

 

 

 

96 - DE VOLTAIRE.

 

A Ferney, 18 Octobre

 

         Madame, je n’écris point par cette poste à Moustapha (1), permettez-moi de donner la préférence à votre majesté impériale ; il n’y a pas moyen de parler à ce gros cochon, quand on peut s’adresser à l’héroïne du siècle.

 

         J’ai le cœur navré de voir qu’il y a de mes compatriotes parmi ces fous de confédérés. Nos Welches n’ont jamais été trop sages, mais du moins ils passaient pour galants ; et je ne sais rien de si grossier que de porter les armes contre vous. Cela est contre toutes les lois de la chevalerie. Il est bien honteux et bien fou qu’une trentaine de blancs-becs de mon pays aient l’impertinence de vous aller faire la guerre, tandis que deux cent mille Tartares quittent Moustapha pour vous servir. Ce sont les Tartares qui sont polis, et les Français sont devenus des Scythes. Daignez observer, madame, que je ne suis point Welche ; je suis Suisse, et si j’étais plus jeune, je me ferais Russe.

 

         Votre majesté impériale m’a bien consolé par sa lettre du 4 septembre ; elle a daigné m’apprendre le véritable état des affaires vers le Danube. La France, ma voisine, retentissait des plus fausses nouvelles ; mais je reste toujours dans ma surprise que Moustapha ne demande point la paix. Est-ce qu’il aurait quelques succès contre mon cher Aly-Bey ?

 

         Ah ! Madame, qu’une paix glorieuse serait belle, après toutes vos victoires !

 

         Tandis que vous avez la bonté de perdre quelques moments à lire le quatrième et le cinquième volume des Questions, le questionneur a fait partir le sixième et le septième ; mais il a bien peur de ne pouvoir continuer. Il n’en peut plus, il est bien malade ; et voilà pourquoi il désirait que votre majesté allât bien vite à Constantinople, car assurément il n’a pas le temps d’attendre.

 

         Ma colonie est à vos pieds ; je voudrais qu’elle pût envoyer des montres à la Chine, par vos caravanes ; mais elle est beaucoup plus glorieuse d’en avoir envoyé à Pétersbourg. Votre majesté impériale est trop bonne ; je suis toujours étonné de tout ce que vous faites. Il me semble que le roi de Prusse en est tout aussi surpris et presque aussi aise que moi. Rien n’égale l’admiration pour votre personne, la reconnaissance, et le profond respect du vieux malade de Ferney.

 

1 – Voyez la lettre du 2 Octobre. (G.A.)

 

 

 

 

97 - DE VOLTAIRE.

 

A Ferney, 2 Novembre

 

         Madame, j’aime toujours mieux prendre la liberté d’écrire à mon héroïne qu’à Moustapha, qui n’est point du tout mon héros. J’aurais, à la vérité, beaucoup de plaisir à lui rire au nez, sur la belle reprise de Giurgi, ou Giorgiova, et sur la défaite totale de ce terrible Oginski (1)

 

         J’ai bien peur qu’on n’ait trouvé quelques-uns de nos Welches parmi leurs prisonniers : Que diable allaient-ils faire dans cette galère ?

 

         Apparemment que votre majesté impériale avait donné le mot à mon cher Ali-Bey, pour qu’il reprît Damas et la sainte Jérusalem, pendant que votre majesté reprendrait Giorgiova. Si cette aventure de Damas est vraie, je n’ai plus d’inquiétude que pour le sérail de mon cher Moustapha. On me flatte que M. le comte Alexis Orlof est maître de Négrepont ; cela me donne des espérances pour Athènes, à laquelle je suis toujours attaché, en faveur de Sophocle, d’Euripide, de Ménandre, et du vieil Anacréon, mon confrère, quoique les Athéniens soient devenus les plus pauvres poltrons du continent. Mais d’où vient que Raguse, l’ancienne Epidaure (à ce qu’on dit), laquelle appartint si longtemps à l’emprise d’Orient, c’est-à-dire au vôtre, se met-elle sous la protection de l’empire d’Occident ? Y a-t-il donc d’autre protection à présent que celle de mon héroïne ? Que font les savii grandi de Venise ? Pourquoi ne reprennent-ils pas le royaume de Minos pendant que les braves Orlof prennent le royaume de Philoctète ? C’est qu’il n’y a actuellement rien de grand dans l’Europe que mon auguste Catherine II, à qui j’ai voué mes derniers soupirs.

 

         J’étais bien malade, la nouvelle de Giogiova m’a ressuscité pour quelque temps, et je respire encore avec le plus profond respect et la plus vive reconnaissance pour votre majesté impériale. Le vieux malade de Ferney.

 

 

1 – Patriote polonais, grand-maréchal de Lithuanie, qui, après avoir battu les Russes à Ianof et pris Minsk, fut mis en déroute complète à Stolowice. (G.A.)

 

 

 

98 - DE VOLTAIRE.

 

A Ferney, 12 Novembre

 

         Madame, les malheurs ne pouvaient arriver à votre majesté impériale ni par vos braves troupes, ni par votre sublime et sage administration ; vous ne pouviez souffrir que par les fléaux qui ont de tout temps désolé la nature humaine. La maladie contagieuse qui afflige Moscou et ses environs est venue, dit-on, de vos victoires mêmes. On débite que cette contagion a été apportée par des dépouilles de quelques Turcs vers la mer Noire. Moustapha ne pouvait donner que la peste, dont son beau pays est toujours attaqué. C’était assurément une raison de plus pour tous les princes vos voisins de se joindre à vous, et d’exterminer sous vos auspices les deux grands fléaux de la terre, la peste et les Turcs. Je me souviens qu’en 1718 nous arrêtâmes la peste à Marseille ; je ne doute pas que votre majesté impériale ne prenne encore de meilleures mesures que celles qui furent prises alors par notre gouvernement. L’air ne porte point cette contagion, la froid la diminue, et vos soins maternels la dissiperont ; l’infâme négligence des Turcs augmenterait votre prévoyance, si quelque chose pouvait l’augmenter.

 

         On parle d’une disette qui se fait sentir dans votre armée navale. Mais je ne le crois pas, puisque c’est un des braves comtes Orlof qui la commande. C’en serait trop que d’éprouver à la fois les trois faveurs dont le prophète Gad en donna une à choisir à votre petit prétendu confrère David, pour avoir fait le dénombrement de sa chétive province.

 

         J’éprouve aussi des fléaux dans mes villages ; le malheur se fourre dans les trous de souris, comme il marche la tête levée dans les grands empires. Ma colonie d’horlogers a essuyé des persécutions ; mais je les ai tirés d’affaire à force d’argent, et j’espère toujours qu’ils pourront vous servir à établir un commerce utile entre vos Etats et la Chine. En vérité, j’aurais mieux aimé les faire travailler sur les bords du Volga que sur ceux du lac de Genève.

 

         Chassez à jamais la peste et les Ottomans au-delà du Danube ; et recevez, madame, avec votre bonté ordinaire, le profond respect et l’attachement inviolable du vieil ermite de Ferney pour votre majesté impériale.

 

 

 

 

Publié dans Catherine II de Russie

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