CORRESPONDANCE avec le roi de Prusse - Partie 34

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Photo de Khalah

 

 

 

 

 

 

 

 

 

147 – DU ROI

 

A Remusberg, le 7 Octobre 1740.

 

 

 

L’amant favori d’Uranie

Va fouler nos champs sablonneux,

Environné de tous les dieux,

Hors de l’immortelle Emilie (1).

 

Brillante Imagination,

Et vous ses compagnes les Grâces,

Vous nous annoncez par vos traces

Sa rapide apparition.

 

Notre âme est souvent le prophète

D’un sort heureux et fortuné ;

Elle est le céleste interprète

De ton voyage inopiné.

 

L’aveugle et stupide Ignorance

Craint pour son règne ténébreux ;

Tu parais ; toute son engeance

Fuit tes éclairs trop lumineux.

 

Enfin l’heureuse Jouissance

Ouvre les portes des Plaisirs ;

Les Jeux, les Ris, et nos désirs,

T’attendent pleins d’impatience.

 

Des mortels nés d’un sang divin

Volent de Paris, de Venise,

Et des  rives de la Tamise,

Pour te préparer le chemin.

 

Déjà les beaux-arts ressuscitent ;

Tu fais ce miracle vainqueur,

Et de leur sépulcre ils le citent

Comme leur immortel sauveur.

 

 

          Enfin je puis me flatter de vous voir ici. Je ne ferai point comme les habitants de la Thrace, qui, lorsqu’ils donnaient des repas aux dieux, avaient auparavant mangé la moelle eux-mêmes. Je recevrai Apollon comme il mérite d’être reçu, cet Apollon non-seulement dieu de la médecine, mais de la philosophie, de l’histoire, enfin de tous les arts (2).

 

 

L’ananas, qui de tous les fruits

Rassemble en lui les goûts exquis,

Voltaire, est de fait ton emblème ;

Ainsi les arts au point suprême

Se trouvent en toi réunis.

 

 

          Vous m’attaquez un peu sur le sujet de ma santé, vous me croyez plein de préjugés, et je crois en avoir peut-être trop peu pour mon malheur.

 

 

Au saints de la cour d’Hippocrate

En vain j’ai voulu me vouer ;

Comment pourrai-je m’en louer ?

Tout, jusqu’au quinquina, me rate.

 

Ou jésuite, ou musulman,

Ou bonze, ou brame, ou protestant,

Ma peu subtile conscience

Les tient en égale balance.

 

Pour vous, arrogants médecins,

Je suis hérétique, incrédule ;

Le ciel gouverne nos destins,

Et non pas votre art ridicule.

 

L’avocat, fort d’un argument,

Sur la chicane et l’éloquence

Veut élever notre espérance ;

Tout change par l’événement.

 

De ces trois états la furie

Nous persécutent à la mort ;

L’un en veut à notre trésor,

L’autre à l’âme, un autre à la vie.

 

Très redoutables charlatans,

Médecins, avocats et prêtres,

Assassins, scélérats, et traîtres,

Vous n’éblouirez point mes sens.

 

 

          J’ai lu le Machiavel d’un bout à l’autre ; mais, à vous dire le vrai, je n’en suis pas tout à fait content, et j’ai résolu de changer ce qui ne m’y plaisait point, et d’en faire une nouvelle édition, sous mes yeux, à Berlin. J’ai pour cet effet donné un article pour les gazettes, par lequel l’auteur de l’Essai désavoue les deux impressions. Je vous demande pardon ; mais je n’ai pu faire autrement ; car il y a tant d’étranger dans votre édition, que ce n’est plus mon ouvrage. J’ai trouvé les chapitre XV et XVI tout différents de ce que je voulais qu’ils fussent ; ce sera l’occupation de cet hiver que de refondre cet ouvrage. Je vous prie cependant, ne m’affichez pas trop ; car ce n’est pas me faire plaisir, et d’ailleurs vous savez que, lorsque je vous ai envoyé le manuscrit, j’ai exigé un secret inviolable.

 

          J’ai pris le jeune Luiscius à mon service. Pour son père, il s’est sauvé : il y a passé, je crois, un an (3), du pays de Clèves, et je pense qu’il est très indifférent où ce fou finira sa vie.

 

          Je ne sais où cette lettre vous trouvera ; je serai toujours fort aise qu’elle vous trouve proche d’ici ; tout est préparé pour vous recevoir ; et pour moi, j’attends avec impatience le moment de vous embrasser.

 

 

1 – Voltaire n’alla visiter le roi de Prusse à Berlin qu’au mois de novembre. (G.A.)

2 – Il y a eu ici des altérations. On retrouve cet alinéa dans la lettre de Frédéric, du 12 Octobre. (G.A.)

3 – C’est-à-dire, « voilà un an passé. » (G.A.)

 

 

 

 

 

148 – DE VOLTAIRE

 

A La Haye, le 12 Octobre 1740.

 

 

          Sire, votre majesté est d’abord suppliée de lire la lettre ci-jointe du jeune Luiscius ; elle verra quels sont en général les sentiments du public sur l’Anti-Machiavel.

 

          M. Trévor, l’envoyé d’Angleterre, et tous les hommes un peu instruits, approuvent l’ouvrage unanimement. Mais je l’ai, je crois, déjà dit à votre majesté ; il n’en est pas tout à fait de même de ceux qui ont moins d’esprit et plus de préjugés. Autant ils sont forcés d’admirer ce qu’il y a d’éloquent et de vertueux dans le livre, autant ils s’efforcent de noircir ce qu’il y a d’un peu libre. Ce sont des hiboux offensés du grand jour ; et malheureusement il y a trop de ces hiboux dans le monde. Quoique j’eusse retranché ou adouci beaucoup de ces vérités fortes qui irritent les esprits faibles, il en est cependant encore resté quelques-unes dans le manuscrit copié par Van Duren. Tous les gens de lettres, tous les philosophes, tous ceux qui ne sont que gens de bien, seront contents. Mais le livre est d’une nature à devoir satisfaire tout le monde : c’est un ouvrage pour tous les hommes et pour tous les temps. Il paraîtra bientôt traduit dans cinq ou six langues.

 

          Il ne faut pas, je crois, que les cris des moines et des bigots s’opposent aux louanges du reste du monde : ils parlent, ils écrivent, ils font des journaux ; il y a même dans l’Anti-Machiavel quelques traits dont un ministre malin pourrait se servir pour indisposer quelques puissances.

 

          C’est donc, sire, dans la vue de remédier à ces inconvénients, que j’ai fait travailler nuit et jour à cette nouvelle édition, dont j’envoie les premières feuilles à votre majesté.

 

          Je n’ai fait qu’adoucir certains traits de votre admirable tableau, et j’ose m’assurer qu’avec ces petits correctifs, qui n’ôtent rien à la beauté de l’ouvrage, personne ne pourra jamais se plaindre, et cette instruction des rois passera à la postérité, comme un livre sacré que personne ne blasphémera.

 

          Votre livre, sire, doit être comme vous ; il doit plaire à tout le monde : vos plus petits sujets vous aiment, vos lecteurs les plus bornés doivent vous admirer.

 

          Ne doutez pas que votre secret, étant entre les mains de tant de personnes, ne soit bientôt su de tout le monde. Un homme de Clèves disait, tandis que votre majesté était à Moïland : « Est-il vrai que nous avons un roi un des plus savants et des plus grands génies de l’Europe ? On dit qu’il a osé réfuter Machiavel. »

 

          Votre cour en parle depuis plus de six mois. Tout cela rend nécessaire l’édition que j’ai faite, et dont je vais distribuer les exemplaires dans toute l’Europe, pour faire tomber celle de Van Duren, qui d’ailleurs est très fautive.

 

          Si, après avoir confronté l’une et l’autre, votre majesté me trouve trop sévère, si elle veut conserver quelques traits retranchés ou en ajouter d’autres, elle n’a qu’à dire ; comme je compte acheter la moitié de la nouvelle édition de Paupie (1) pour en faire des présents, et que Paupie a déjà vendu par avance l’autre moitié à ses correspondants, j’en ferai commencer dans quinze jours une édition plus correcte, et qui sera conforme à vos intentions. Il serait surtout nécessaire de savoir bientôt à quoi votre majesté se déterminera, afin de diriger ceux qui traduisent l’ouvrage en anglais et en italien. C’est ici un monument pour la dernière postérité, le seul livre digne d’un roi depuis quinze cents ans. Il s’agit de votre gloire : je l’aime autant que votre personne. Donnez-moi donc, sire, des ordres précis.

 

          Si votre majesté ne trouve pas assez encore que l’édition de Van Duren soit étouffée par la nouvelle, si elle veut qu’on retire le plus qu’on pourra d’exemplaires de celle de Van Duren, elle n’a qu’à ordonner. J’en ferai retirer autant que je pourrai, sans affectation, dans les pays étrangers, car il a commencé à débiter son édition dans les autres pays ; c’est une de ces fourberies à laquelle on ne pouvait remédier. Je suis obligé de soutenir ici un procès contre lui ; l’intention du scélérat était d’être seul le maître de la première et de la seconde édition. Il voulait imprimer et le manuscrit que j’ai tenté de retirer de ses mains, et celui même que j’ai corrigé. Il veut friponner sous le manteau de la loi. Il se fonde sur ce qu’ayant le premier manuscrit de moi, il a seul le droit d’impression ; il a raison d’en user ainsi : ces deux éditions et les suivantes feraient sa fortune, et je suis sûr qu’un libraire qui aurait seul le droit de copie en Europe gagnerait trente mille ducats au moins.

 

          Cet homme me fait ici beaucoup de peine. Mais, sire, un mot de votre main me consolera ; j’en ai grand besoin, je suis entouré d’épines. Me voilà dans votre palais. Il est vrai que je n’y suis pas à charge à votre envoyé ; mais enfin un hôte incommode au bout d’un certain temps. Je ne peux pourtant sortir d’ici sans honte, ni y rester avec bienséance, sans un mot de votre majesté à votre envoyé.

 

          Je joins à ce paquet la copie de ma lettre à ce malheureux curé, dépositaire du manuscrit(2) ; car je veux que votre majesté soit instruite de toutes mes démarches. Je suis, etc.

 

 

1 – Libraire, chez lequel logeait d’Argens. (G.A.)

2 – Cyrille-le-Petit. On n’a pas cette lettre. Voyez, une note de la Préface de l’Anti-Machiavel. (G.A.)

 

 

 

 

 

149 – DU ROI

 

Remusberg, ce 12 Octobre 1740 (1)

 

 

          Enfin je puis me flatter de vous voir ici. Je ne ferai point comme les habitants de la Thrace, qui, lorsqu’ils donnaient des repas aux dieux, avaient soin de manger la moelle auparavant. Je recevrai Apollon comme il mérite d’être reçu. C’est Apollon, non seulement dieu de la médecine, mais de la philosophie, de l’histoire, enfin de tous les arts.

 

 

Venez, que votre vue écarte

Mes maux, l’ignorance et l’erreur ;

Vous le pouvez en tout honneur,

Car Emilie est sans frayeur ;

Et j’ai toujours la fièvre quarte.

 

Ici, loin du faste des rois,

Loin du tumulte de la ville,

A l’abri des paisibles lois,

Les arts trouvent un doux asile.

 

S’aimer, se plaire, et vivre heureux,

Est tout l’objet de notre étude ;

Et, sans importuner les dieux

Par des souhaits ambitieux,

Nous nous faisons une habitude

D’être satisfaits et joyeux.

 

         Grâces vous soient rendues du bel écrit que vous venez de faire en ma faveur (2) ! L’amitié n’a point de bornes chez vous : aussi ma reconnaissance n’en a-t-elle point non plus.

 

 

Vos politiques hollandais

Et votre ambassadeur français

En fainéants experts critiquent et réforment,

D’un fauteuil à duvet sur nous lancent leurs traits,

Et sur le monde entier tranquillement s’endorment.

Je jure qu’ils sont trop heureux

D’être immobiles dans leur sphère ;

Ne faisant jamais rien comme eux,

On ne saurait jamais mal faire.

 

 

 

1 – Nous donnons cette lettre d’après l’édition de Berlin. (G.A.)

2 – Sommaire des droits sur Herstall. (G.A.) 

 

 

 

 

 

150 – DE VOLTAIRE

 

La Haye, 17 Octobre.

 

Bientôt à Berlin vous l’aurez,

Cette cohorte théâtrale,

Race gueuse, fière, et vénale,

Héros errants et bigarrés,

Portant avec habits dorés

Diamants faux et linge sale ;

Hurlant pour l’empire romain,

Ou pour quelque fière inhumaine,

Gouvernant trois fois la semaine

L’univers pour gagner du pain.

 

Vous aurez maussades actrices,

Moitié femme et moitié patin,

L’une bégueule avec caprices,

L’autre débonnaire et catin,

A qui le souffleur ou Crispin

Fait un enfant dans les coulisses.

 

 

          Dieu soit loué que votre majesté prenne la généreuse résolution de se donner du bon temps ! C’est le seul conseil que j’aie osé donner ; mais je défie tous les politiques d’en proposer un meilleur. Songez à ce mal fixe de côté ; ce sont de ces maux que le travail du cabinet augmente, et que le plaisir guérit. Sire, qui rend heureux les autres mérite de l’être, et avec un mal de côté on ne l’est point.

 

          Voici enfin, sire, des exemplaires de la nouvelle édition de l’Anti-Machiavel. Je crois avoir pris le seul parti qui restait à prendre, et avoir obéi à vos ordres sacrés. Je persiste toujours à penser qu’il a fallu adoucir quelques traits qui auraient scandalisé les faibles, et révolté certains politiques. Un tel livre, encore une fois, n’a pas besoin de tels ornements. L’ambassadeur Camas serait hors des gonds s’il voyait à Paris de ces maximes chatouilleuses, et qu’il pratique pourtant un peu trop. Tout vous admirera, jusqu’aux dévots. Je ne les ai pas trop dans mon parti, mais je suis plus sage pour vous que pour moi. Il faut que mon cher et respectable monarque, que le plus aimable des rois plaise à tout le monde. Il n’y a plus moyen de vous cacher, sire, après l’ode de Gresset (1) ; voilà la mine éventée, il faut paraître hardiment sur la brèche. Il n’y a que des Ostrogoths et des Vandales qui puissent jamais trouver à redire qu’un jeune prince ait, à l’âge de vingt-cinq ou vingt-six ans, occupé son loisir à rendre les hommes meilleurs, et à les instruire en s’instruisant lui-même. Vous vous êtes taillé des ailes à Remusberg pour voler à l’immortalité. Vous irez, sire, par toutes les routes, mais celle-ci ne sera pas la moins glorieuse :

 

 

J’en atteste le Dieu que l’univers adore,

Qui jadis inspira Marc-Aurèle et Titus,

Qui vous donna tant de vertus,

Et que tout bigot déshonore.

 

 

          Il vient tous les jours ici de jeunes officiers français ; on leur demande ce qu’ils viennent faire ; ils disent qu’ils vont chercher de l’emploi en Prusse. Il y en a quatre actuellement de ma connaissance : l’un est le fils du gouverneur de Berg-Saint-Vinox ; l’autre, le garçon major du régiment de Luxembourg (2) ; l’autre, le fils d’un président ; l’autre, le bâtard d’un évêque. Celui-ci s’est enfui avec une fille (3), cet autre s’est enfui tout seul, celui-là a épousé la fille de son tailleur, un cinquième veut être comédien, en attendant qu’on lui donne un régiment.

 

          J’apprends une nouvelle qui enchante mon esprit tolérant ; votre majesté fait revenir de pauvres anabaptistes qu’on avait chassés, je ne sais trop pourquoi.

 

 

Que deux fois on se rebaptise,

Ou que l’on soit débaptisé,

Qu’étole au cou Jean exorcise,

Ou que Jean soit exorcisé ;

Qu’il soit hors ou dedans l’Eglise,

Musulman, brachmane, ou chrétien,

De rien, je ne me scandalise,

Pourvu qu’on soit homme de bien.

Je veux qu’aux lois on soit fidèle,

Je veux qu’on chérisse son roi :

C’est en ce monde assez, je croi ;

Le reste, qu’on nomme la foi,

Est bon pour la vie éternelle,

Et c’est peu de chose pour moi.

 

 

 

 

1 – Ode adressée à Frédéric. (G.A.)

2 – Il se nommait de Champflour. Voltaire le raccommoda avec son père ; et ce jeune homme, au lieu de prendre le chemin de Berlin, rentra en France pour se livrer à l’étude du droit. Voyez la CORRESPONDANCE GÉNÉRALE. (G.A.)

3 – Ledit Champflour. (G.A.)

 

 

CORRESPONDANCE ROI DE PRUSSE-Partie 34

 

Publié dans Frédéric de Prusse

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